Les chiens de Piste

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Quel est l'animal dont vous vous sentez le plus proche ?


 Le chien. Enfant unique ayant passé toute son enfance et adolescence dans un petit village de 400 âmes, à trente kilomètres de mes premiers copains de classe, heureusement que mon chien était là ! Que d'errances solitaires à travers les bois et les champs, que de nuits passées allongés dans les blés sous le clair de Lune, à me languir d'une âme sœur imaginaire... Dire de lui que c'était mon meilleur ami, que c'était mon frère, serait réducteur ; c'était mon chien.

 Le chien est bien plus que le meilleur ami de l'homme. On ne saurait trouver de terme approprié pour définir une relation de 12 000 ans entre deux espèces. Une relation qui aura contribué à nous rendre uniques, et à différencier nos deux espèces des autres animaux. As-t-on déjà vu un koala faire sa promenade en compagnie de son hérisson ? As-t-on déjà vu un boa tenter de sauver son ami orang-outang de la noyade ?

 Alors forcément, à la question « De quel animal vous sentez vous le plus proche ? », la seule réponse honnête, venant d'un humain, devrait être celle-ci.


 D'ailleurs, je pense qu'on peut assez aisément juger quelqu'un sur le fait qu'il aime ou non les chiens. C'est un marqueur de mentalité qui à mon sens est très révélateur, et j'avoue avoir beaucoup de mal avec les peuples qui n'aiment pas les chiens. J'ai récemment passé quelques temps chez un peuple qui n'aimait pas les chiens, et je dois dire que j'y ai été particulièrement mal reçu.


 J'ai fait un petit tour au Mexique récemment. Et pour être très honnête, l'expérience aurait pu mieux se dérouler... En fait, non. Je vais dire les choses plus franchement : j'ai passé une semaine abominable, du début à la fin. Ce fût une galère sans nom, et je n'aurais pas une seule seconde de répit de toute la semaine. Mais ce n'est pas grave. Ce sont des choses qui arrivent. L'important c'est d'être honnête, et de ne pas faire passer des vessies pour des lanternes.


 Nous vivons sous le joug d'une abominable dictature totalitaire : celle du bonheur. Les gens consacrent chaque jour un temps incroyable a tenter de remplir leur Instagram des preuves de leur félicité quotidienne : gros plan sur une généreuse assiette d'un grand restaurant, coucher de soleil sur plage exotique vue à travers un verre de rosé grand cru, orteils vernis sur sable fin, instantanés de fous rire entre amis bien coiffés et bien sapés, coupe de champagne à la main. Si j'avais Instagram, il ressemblerait plutôt à ça : gros plan sur une part de pizza froide dans son carton tâché de graisse, coucher de soleil sur plage solitaire à pleurer un amour perdu, Van's trouées sur terre battue, instantané d'abattement collectif avec mon pote Matt, assis sur un muret d'une ruelle sombre au milieu de la nuit, sous la pluie, bières de clochard à la main, comme deux ados attardés qui se cachent des grands pour faire leurs conneries. Sur Facebook, on se met en couple, on se tape des restos, des soirées entre amis de fac ; on exige d'être porté en triomphe pour nos victoires : « bac en poche ! » « permis en poche », « première sodo, check ! » ; on se fiance, on part en weekend à Londres, NY, Berlin ; on se marie, on dit que c'est le plus beau jour de notre vie (le 47eme plus beau jour de ta vie pour être précis), on poste des photos de son ventre après 8 mois de grossesse, avertissant de l'imminence du plus beau jour de sa vie (le 48eme, donc) ; on part en voyage à Cuba, on prend des photos de pauvres murs décrépis, ça fait couleur locale. On oublie de prendre en photo les pauvres gens en décrépitude cachés derrière ces murs multicolores.


 Si tu reviens de voyage en disant avoir passé un sale moment, si tu dis que les locaux ont été odieux avec toi, que tu n'as pas aimé ce que tu as vu, prends garde à toi ! Tu es un affreux pessimiste (attention, ça rime avec fasciste), tu vois tout en noir (et c'est pas bon de faire une fixette sur les couleurs, surtout pas celle-ci), t'es jamais content, sale blanc privilégié ! Comment peux-tu penser ça de ces braves indigènes ? Ils ont eu bien raison de te faire la misère, sale fasciste. Après tout c'est bien mérité, ils sont pauvres et tu es riche ! - Je suis juste un peu moins pauvre, nuance.


 Pour bien passer en société, mieux vaut faire comme suit : « J'ai passé une semaine extraordinaire ! J'ai découvert un pays incroyable, une culture brillante. » N'oubliez surtout pas de placer la phrase la plus importante de votre show : « Ces gens là bas, vous savez, ils n'ont rien mais ils vous donnent tout. » avec des trémolos dans la voix et les yeux brillants, si vous pouvez. Si en réalité les locaux ont essayé chaque jour de vous voler, de vous arnaquer, voir de vous molester pour obtenir quelques pièces que vous ne possédiez même pas, mentez ! Mentez comme un arracheur de dents ! Ne vous préoccupez pas de la crédibilité de votre discours. Votre interlocuteur n'est pas dupe. Il sait que vous lui racontez des salades, mais il s'en fout, il veut que vous le confortiez dans l'idée qu'il s'est déjà fait de ce pays et de ce peuple en regardant Rendez Vous en Terre Inconnue. Ne perdez pas de vue que vous n'êtes pas là pour rapporter des faits, vous êtes là pour vous branler. Ponctuez votre discours en montrant des selfies : #instagood, #goodvibes, #chillin'. Enfilez les clichés et les lieux communs jusqu'à ce que votre auditeur ait entendu tout ce qu'il voulait entendre. Une fois tous les points du cahier des charges remplis, restez en là. Pas besoin de rentrer dans les détails sordides. Laissez votre auditeur rassasié digérer tranquillement. Quand on va au resto, on ne tient pas à visiter l'arrière cuisine surchauffée, sale et puante, ni a discuter avec Pedro, l'immigrant clandestin dégoulinant de graisse qui vous a décongelé votre plat pour quelques pièces passées sous la table. Mais pardonnez-moi, je suis un incurable rabat-joie. Disons que je préfère jeter de mauvais souvenirs à la poubelle plutôt que de les planquer sous le canapé.


 J'arrivais donc au Mexique.

 Le type de l'agence de location m'annonce avec un grand sourire que la voiture de location que j'ai réservé est indisponible, mais qu'il a en une autre, bien plus chère évidemment. Si le gonze m'avait dit : « Oh ! J'avais pas vu que t'étais blanc. Ce sera un peu plus cher pour toi », ça aurait été tout pareil. La négociation pris le tour qu'elle devait prendre en pareille circonstance : une tournure désagréable. Je repartais de l'agence furibond. J'en essayais deux ou trois autres, mais toujours ces mecs louches, qui tiennent les murs devant l'agence, qui te hèlent de loin pour que tu viennes faire affaire avec eux, toujours ces combines tordues et cette impression désagréable qu'on va t'entuber. Je renonce. J'ai assez perdu de temps comme ça. Je prendrais les transports en commun. Des trajets qui, en voiture, auraient pris une heure, en prendraient désormais 4. J'aurais à me trimballer mon sac à dos de 20 kilos sur le dos en permanence, et je serais soumis au bon vouloir très aléatoire des chauffeurs de bus mexicains.


 Ce jour là, j'avais passé mon après-midi à déambuler dans des ruines mayas, mon sac sur le dos. C'était intéressant, mais encore une fois, un peu décevant. Il était difficile de se concentrer assez pour remonter le temps en pensées. J'étais interrompu dans ma rêverie toutes les trente secondes par un vendeur à la sauvette imitant le cri du jaguar en soufflant dans une petite boite en bois à 15 dollars.

 Je ressortais de là épuisé, rôti par le soleil, passablement agacé, et un peu trop tard peut-être. J'attendais pendant une heure un bus qui ne vint jamais. Un chauffeur de taxi m'expliqua que passé une certaine heure, le bus ne se faisais plus chier à passer par là, et qu'il fallait que j'aille le prendre 3 bornes plus loin, le long de la route principale. Il ne m'explique pas ça pour me rendre service, mais pour que je monte dans son taxi et qu'il me cuisine pour m'emmener non seulement jusqu'à l'arrêt de bus, mais jusqu'à ma destination finale, me soutirant au passage 110 dollars que je n'ai pas. Je décline poliment, enfile mon sac, et entame ma longue marche. J'arrive péniblement jusqu'à la route, harassé par la chaleur et moulu sous le poids de mon sac. Je ne vois rien à l'horizon qui ressemble de près où de loin à un arrêt. Deux types en uniformes gardent l'entrée d'un resort de l'autre côté de la route.

 Le Yucatan est parsemé de ce genre de forts, entourés de hautes murailles et de barbelés, et gardé jour et nuit par des paramilitaires armés jusqu'aux dents. Derrière ces murs anti-pauvres, des péquenots occidentaux peuvent se donner l'illusion d'être riches l'espace d'une semaine, en se faisant servir des margaritas par des larbins en costume blanc au pool-bar de l'hôtel. On ne sort jamais du resort, ou alors très rarement, pour aller faire un tour en bateau, à l'embarcadère duquel une navette vous dépose directement. Mais pour le reste, pas la peine de s'emmerder. C'est all-inclusive : restos, bars, aires de jeux, discothèque, tout est dans l'enceinte resort. Quelques palmiers disséminés ça et là donnent l'illusion qu'on est au Mexique, mais on est à Disneyland. On s'en tape que ce soit authentique de toutes façons, on est venus pour la piscine et l'open-bar. Vu du côté « pauvre », c'est à dire depuis la rue, les resorts ressemblent à des chateaux-forts ; vus du ciel, on croirait voir un élevage de plein air. Le bétail déambule lentement d'un bout à l'autre de l'enclos, s'abreuvant régulièrement aux auges à margaritas et broutant, en continu tout en cuisant sous le soleil, et se rafraichissant à intervalles réguliers en se plongeant dans la grande flaque d'eau qui stagne au milieu du pré.
 Je me dirige vers l'entrée du resort en essayant d'adopter l'allure la plus avenante possible : je suis toujours un peu fébrile quand je suis a proximité d'armes en la possession de tierces personnes. Qui me dit qu'un des gardes ne va pas stresser à l'approche d'un gringo a l'air dévasté, et se mettre à tirer dans tous les sens ?

Je sors les deux braves de leur demi-sommeil, pour demander avec angoisse si l'arrêt de bus est encore loin. L'un d'eux, sans même prendre la peine de parler, se soulève avec peine et m'indique la direction d'un simple signe de tête.


« De l'autre côté de la route ? Si, si... »

Je remercie poliment et vais me poster à l'endroit indiqué, un petit dégagement en asphalte au bord de la route. De l'autre côté j'aperçois des types qui attendent. Je me dis que c'est bon signe, je dois être au bon endroit. Aucune idée du temps que je devrais passer à attendre ici. Ca peut être 5 minutes aussi bien qu'une heure.


Ah ! Déjà !
Je vois le bus émerger de l'horizon. Je ne peux m'empêcher d'exulter. La fin du calvaire de cette journée arrive à toute vitesse. Beaucoup trop vite d'ailleurs...
Merde...
Il n'a pas l'air disposé à s'arrêter.
Je fais de grands gestes pour me signaler, mais le bus continue de prendre de la vitesse. Il est presque à ma hauteur et je comprends qu'il n'a pas la moindre intention de freiner. Je continue pourtant de faire de grands gestes désespérés. Le gros moustachu derrière le volant ne ralentit même pas, et me gratifie d'un petit coucou de la main. Putain de merde ! Je battais pas des bras comme un dément pour te dire bonjour, fils de pute !
Ok. Cette fois je suis vraiment dedans. Vu l'heure qu'il est, le prochain bus sera probablement le dernier. Si je le rate une seconde fois, aucune chance d'arriver à mon hôtel ce soir, et je suis bon pour passer ma nuit au bord d'une route perdue au beau milieu de la jungle du Yucatan. Soit je reste ici à attendre une heure de plus, au risque que le prochain chauffeur me fasse le même coup, soit je me retape les 3 bornes en sens inverse pour retourner au site maya où un bus sera plus disposé à s'arrêté qu'au bord d'une route. La nuit est en train de tomber. C'est magnifique. Mais je n'ai pas le temps de prendre des photos. Je marche le long de cette route, battu par le souffle des camions qui déboulent dans mon dos toutes les 5 minutes, effrayé par les tarés qui me frôlent en scooter sur la bande d'arrêt d'urgence. A mesure que la lumière diminue, les voitures se font de plus en plus rares. Il ne fait pas bon circuler de nuit au Mexique. Ca fait un moment que je n'ai plus vu passer de taxi. Soudain, j'entends un vrombissement dans mon dos. Je me retourne. C'est le bus ! Je prends mes jambes à mon cou, priant pour qu'il s'arrête au prochain carrefour qui n'est pas très loin. Il passe en trombe. Je cours comme un dératé. J'arrive complètement débraillé, les secousses de mon sac m'ayant presque déshabillé. J'émerge du virage et je vois que le bus est déjà loin. Je m'effondre. Pas longtemps. Je ne peux pas me permettre de rester abattu trop longtemps. Il y a encore un peu d'espoir, et si ça doit se jouer à la minute près, je ne veux pas perdre cette minute à pester contre le sort.
Attend ! ...
Je vois le bus au loin qui tourne et s'engouffre sur la petite route qui mène aux ruines. Je reprends espoir. Peut-être qu'il s'arrêtera là-bas et en profitera pour faire une pause de quelques minutes avant de repartir. Ca me laisse un peu de temps pour le rejoindre. Je fonce, marchant à contre-courant d'une marée de vendeurs à la sauvette qui rentrent chez eux, et me regardent avec des yeux stupéfaits. Quel est ce diable de blanc qui va d'un pas résolu visiter un site historique désert alors que la nuit vient de tomber, et qu'à cette heure-ci tous les blancs devraient déjà être reclus dans leurs hôtels. Certains semblent vouloir me dire par le regard : « C'est dans l'autre sens, mec ! Vas pas par là ! » Pas le temps de m'expliquer. J'y suis presque. Je vois la porte du site au loin. Je vois aussi mon bus qui vient de la passer, en sens inverse. Eh merde... Il va partir sans moi. Je jette mes dernières forces dans une danse frénétique, agitant les bras comme un forcené. Le chauffeur s'en tape que l'homme blanc passe la nuit dehors. L'homme blanc a forcément un portable dernier cri, et de l'argent à foison pour appeler et payer le taxi. Je n'avais ni l'un ni l'autre. J'étais dans un tel état d'épuisement et de désespoir que je me livrais tout entier à la fortune. Ca ne servait à rien de s'apitoyer sur son sort. Je n'avais plus qu'à m'asseoir sur les marches du pavillon d'accueil, et d'attendre là, en priant pour qu'un dernier bus se pointe pour récupérer de très hypothétiques femmes de ménages qui par miracle seraient encore sur place, alors que le site a fermé depuis plus de trois heures maintenant.
Un des derniers chauffeurs de taxi encore présent se pointe devant moi, alors à moitié allongé contre mon sac, fumant une clope en l'honneur de la fatalité. « Tu vas où ? Mérida. Oulà, ça fait loin ça. Mais j'peux t'emmener amigo. J'ai pas les moyens de payer le trajet jusque là-bas. J'attend le bus. Le bus ?! Ahah ! Y'a plus de bus à l'heure qu'il est amigo ! Viens je t'emmène, c'est plus simple.
Plus de bus... Le couperêt est tombé. Reste à savoir si c'est du bluff où pas. Ce chauffeur est-il comme tous les autres ? Est-ce qu'il essayes de m'entuber ? Est-ce qu'un bus ne vas pas se pointer deux minutes après que je sois monté dans son épave ? Pas moyen de savoir. Obligé d'être parano. Obligé de trouver une solution, surtout. Obligé de prendre le risque de se faire entuber. J'aime pas ça.


« Je te l'ai déjà dit mec, j'ai pas assez d'argent pour aller à Mérida en taxi. »


Le type se gratte la moustache et prends un air de profonde réflexion.


« Ecoute amigo, ce qu'on peut faire, c'est que je t'emmène jusqu'à Piste (prononcer Pisté). C'est un petit bled à une quinzaine de bornes d'ici. Là, tu pourras choper un bus qui va à Mérida. Mais faut que je te préviennes, c'est pas une ligne directe, il va passer par chaque petit village sur la route, ça va prendre des heures.


J'ai pas vraiment le choix. « Combien tu prends pour m'emmener là-bas ? »


Je fais rapidement le calcul. Ca devrait être jouable pour payer et le taxi, et le billet de car. Je monte dans la voiture, et une grosse dizaine de minutes plus tard, je me fait débarquer en plein milieu de ce petit village misérable, perdu au beau milieu de la jungle. Le va-et-vient des mobylettes et des touks-touks le long des rues en terre battue soulève un nuage de poussière qui envahit tout le village, et lui donne un aspect un peu étrange, comme délavé. La lumière des néons des gargottes à tapas et des épiceries semble couler dans la rue, comme des tâches de couleurs un peu floues. Il fait nuit et les gens ne sont que des ombres qui se détachent dans la lueur mêlée des lampadaires et des phares des voitures. Une foule de gens attend le bus sur le terre plein central de la rue principale. La variété des visage offre un panel assez intéressant, et on peut voir aux peaux burinées par le soleil et la misère, que l'on est au cœur du Mexique, le vrai, pas celui des resorts et des plages privées. Les odeurs, les bruits, je suis en plein dedans, et ça me fait un drôle d'effet. « Qu'est-ce que je fous là ? » Le leitmotiv de ma vie s'exprime ici, dans la nuit de Piste, avec une force sans pareille.
Je me tiens un peu à l'écart, sous une sorte de préau, juste à côté de deux Témoins de Jehovah en costume qui attendent que quelqu'un vienne leur parler derrière leur porte-brochure en carton, et je m'imprègne de l'ambiance. Mon regard est attiré par des ombres traversant fugacement mon champ de vision. Des chiens errants. Le Mexique en est plein. Ils sont partout. Ils sillonnent les rues, la tête basse, espérant trouver quelque chose à manger dans les poubelles des échoppes et des stands de tapas itinérants. Une petite chienne s'approche et tourne autour de moi, ne me prêtant pas la moindre attention.
L'observation de ces chiens, les jours précédents, m'avait convaincu qu'ils devaient probablement être assez mal traités. Sans pour autant fuir les hommes, dont ils ont besoin pour subsister, ils ne s'en approchent pourtant jamais de près. Si tu manges ton sandwich dehors, aucun chien ne viendra te demander l'aumône. Ils attendront que tu partes pour venir flairer si tu n'as rien laissé derrière toi. Comportement qui m'a conduit à penser qu'ils devaient se prendre des coups chaque fois qu'ils approchaient un humain d'un peu trop près. Les rares chiens domestiques, quant à eux, servent essentiellement de chiens de garde, et ne sont jamais admis à l'intérieur des maison. Ce sont des alarmes, rien de plus.


 La petite chienne était très jolie, mais surtout très maigre. Elle allait et venait, avec l'air hagard de la famine, cherchant désespérément sans savoir vraiment où, un peu de nourriture. Je m'approchais doucement d'elle pour la caresser. Je ne pouvais pas résister. Quand elle sentit ma présence, elle s'écarta prudemment, et reprit sa besogne. Je ne perdais pas espoir et lui chuchotais quelques mots avec douceur, dans l'espoir de la mettre en confiance. Ca ne marchait pas des masses, mais quand même, j'avais plus ou moins réussi à capter son attention. Je sortais de mon sac une barre de céréales aux figues que j'avais eu dans l'avion quelques jours plutôt. Je ne sais pas pourquoi je la conservais, sachant dès le départ que je ne la mangerais jamais, tant je détestais ce genre de casse-croûte. Trop de céréales, pas assez de viande. Peut-être que quelque chose, dans un coin de mon inconscient, m'avait convaincu qu'elle servirait un jour où l'autre. Je déballais précautionneusement la barre, et la tendait en souriant à la petite chienne qui nous regarda, la barre et moi, avec méfiance. Je tenais bon, et continuais de fixer la chienne droit dans les yeux en lui parlant à voix basse. Elle souleva la patte et resta figée un instant, puis fit un petit pas hésitant, puis un deuxième, et s'approcha finalement assez pour se saisir timidement de la barre de céréales. Je sentis, à la faible pression qu'elle exerça sur la barre en me la prenant des main, à quel point elle était faible. Elle en fit tomber une partie par terre, et entreprit de manger l'autre. C'est avec peine qu'elle actionnait ses mâchoires. Ca me brisait le cœur.


 Elle se laissa caresser la tête. Je sentis à sa façon un peu gauche de se laisser faire, que c'était la première fois que ça lui arrivait, et que c'était quelque chose qu'elle n'avait jamais connu. Les Témoins de Jehovah derrière moi souriaient bizarrement. Je ne sais pas si ça les touchait, s'ils se moquaient de moi, le pauvre touriste blanc qui aimait les chiens, où s'ils trouvaient juste ça étrange. Je prends conscience, en caressant la chienne, que s'ils se méfient des chiens, c'est peut-être aussi à causes des maladies qu'ils trimballent. Trop tard. Je continue de gratouiller le col de la petite princesse de Piste. Je n'ai plus rien à lui donner. Je la laisse repartir, en espérant que ces quelques céréales lui auront redonné assez de force pour trouver plus de nourriture. Je reste quelques instants perdu dans mes pensées, à la fois ravi par cette douce rencontre, et peiné par le destin de cette pauvre créature des rues.


 Après quelques minutes, mes yeux remarquèrent à nouveau son ombre déambuler dans la rue. Elle se dirigeait, déterminée, vers le foule de gens attroupés sur le terre-plein à attendre le bus. Que n'avais-je pas fait ? Je venais de redonner à cette chienne confiance en les hommes. Confiance imméritée. Confiance qui serait tôt où tard trompée et déçue. A cause de moi, elle prendrait des coups.


 Non ! N'y vas pas ! Ne t'approches pas d'eux ! Elle n'entend pas mes supplications silencieuses. Je la vois qui s'approche de deux mamies assises sur un morceau de béton. L'une d'elle se penche pour ramasser quelque choses. Ce sont des cailloux, qu'elle jette sur la pauvre chienne, qui, surprise, sursaute en arrière et trébuche sur la jambe d'un type qui lui mets un coup de pied. Je pensais qu'elle prendrait le fuite, mais non. Après s'être mise hors de portée, et avoir recouvré ses esprits, elle reprit son cheminement comme si de rien n'était. Elle était trop habituée à cela pour que ça l'effraye. Il y a pire que la cruauté, c'est d'y être habitué. Je n'avais été qu'une parenthèse surréaliste pour cette chienne rappelée bien vite à la réalité.


 Je bouillais de rage sous mon préau, et je débordais devant tout le monde. Je ne pus m'empêcher de jurer à haute voix, couvrant ces gens d'insultes, sous le regard médusé des deux Témoins de Jehovah, qui pensaient sûrement que la Diable Blanc était resté trop longtemps au soleil et qu'il commençait à délirer.

 La colère n'était pas encore retombée que le bus arriva. Je rejoignis la foule dégoutante d'un pas martial, prêt à en découdre avec chacun d'entre eux au moindre geste déplacé, à la moindre bousculade. La petite vieille jeteuse de cailloux était tout près. J'essayais de capter son regard afin de lui faire peur, juste comme ça, pour me venger de la sale image qu'elle m'avait offert. Je suis un gentil garçon mais je sais faire peur parfois. Elle ne croisa pas mon regard. Je meurs d'envie de lui mettre des claques derrière la tête et de la rouer de coups. Je ne le fais pas. Je suis un dégonflé. Mais que voulez vous, on ne se refait pas. Je n'ai probablement pas été éduqué comme elle, moi je ne fais pas ce genre de choses. Je m'en veux de la laisser s'en sortir comme ça. Ce chien s'est fait frapper, je suis hors de moi. Deux victimes pour une coupable, qui sourit bêtement en montant dans le bus. La méchanceté aura encore triomphé, et s'en sors sans une égratignure, une fois de plus. Je sais que vous trouverez ma réaction exagérée, mais j'étais dans un tel état de fatigue, et livré à un tel stress, que j'avais les nerfs à vif.


 Je montais en dernier. Je repérais au loin la vieille qui se prélassait déjà dans son siège. Comme une vraie connasse, elle s'était assise côté couloir et avait posé son sac sur le siège d'à côté, afin de bien signaler à tout le monde que personne ne s’assiérait à cette place. Faites attention, c'est à ce genre de comportement égoïstes qu'on reconnaît les bâtards du quotidien dans les transports en commun. Comme je ne suis pas comme ça, j'entreprenais de retirer mon gros sac de voyage de mon dos pour le ranger sur le porte sac, à mesure que j'avançais vers elle dans le couloir en la fixant d'un regard noir. Elle n'eut pas l'air plus troublée que ça. L'habitude, probablement. Je la voyais, prenant ses aises, abaissant déjà son siège ; que celui assis derrière elle aille se faire enculer, il n'avait qu'à pas être si grand. Je fus vite distrait dans ma ridicule tentative d'effrayer la vieille ; les bretelles de mon sac s'étaient emmêlés autour de moi, et je luttais pour le faire passer par dessus ma tête afin de ne pas heurter les autres passagers. Pressé par les gens derrière moi, je me débattais avec mon sac tout en avançant le long de l'étroit couloir du bus. Une contorsion grotesque me permit d'en venir enfin à bout, et je hissais mon sac au dessus de ma tête tout en continuant d'avancer, soulagé de m'être défait de son emprise ; j'en avais complètement oublié ma vieille.

 Soudain j'entendis le glouglou d'une bouteille qu'on vide, le son d'un liquide qui se répand au sol ; je sentis ma jambe se mouiller, puis, sans que j'ai eu le temps de me figurer ce qui m'arrivais, un cri de stupeur retentit à ma gauche. C'était ma petite vieille. Elle était là, juste à côté de moi, pétrifiée dans une posture ridicule, les bras écartés et la bouche ouverte, haletante de stupeur, les yeux à demi fermés pour empêcher l'eau d'y entrer, éructant des sons incompréhensible, alors qu'une cascade venue de nulle part se déversait sur elle. Quelle était donc cette sorcellerie ?! Je remontais le filet d'eau des yeux et parvenais rapidement à sa source. J'avais, dans ma lutte acharnée avec mon sac, décapsulé par mégarde la gourde pleine d'eau attachée à son flanc, et maintenant que je portais mon sac sens dessus dessous par dessus ma tête, l'eau se déversait partout dans le bus, mais surtout sur la vieille, qui se trouvait en plein sur la trajectoire de la gourde. Ce serait pas arrivé si tu t'étais assise côté fenêtre, lapideuse de corniauds ! Les réflexes conditionnés liés à mon éducation me font d'abord me confondre en excuses, excuses auxquelles elle me répond par des mots très désobligeants, criés sur un ton des plus désagréable. Elle criaille et gesticule, me rappelant à la réalité. Mon air désolé se change en un sourire narquois : « Not my fault, señora, it's karma... »

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