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Grand-mère ferma les yeux si longtemps que l’assemblée de fillettes qui l’entourait finit par murmurer ses craintes de la voir s’être endormie. Elle leur avait pourtant promis ! Rouvrant les yeux, la vieille dame prit une grande inspiration, son regard fatigué brillant d’une vigueur qui ne lui faisait jamais défaut.

— Sacristi-Jo est la terreur de ce côté du pays et c'est bien mérité, déclara-t-elle. Qu'a-t-elle fait pour mériter une telle réputation ? Laissez-moi vous le conter, les filles, et prenez-en de la graine.

Les quinze fillettes, de six à quatorze ans, toutes orphelines ou abandonnées, dévorèrent des yeux le visage parcheminé de Grand-mère. L’histoire qu’elle était sur le point de leur raconter, c’était celle qu’elle refusait toujours d’évoquer. Une histoire sombre.

— Au tout début, Sacristi-Jo n’était pas une bandida, une hors-la-loi. C’était comme vous, une orpheline qui avait grandi dans cette même bâtisse. Et déjà à l’époque, dans cette terre désolée loin de tout, la loi du plus fort régnait. La faim était une règle incontournable et lorsque Jo en eut l’âge, elle vola pour nourrir ses sœurs d’infortune. C’est là que les choses ont commencé à mal tourner pour elle.

Grand-mère ferma les yeux à nouveau, laissant ses pensées retourner à cette époque…

Il n’y avait pas de shérif, pas de loi, seulement des fermiers et la mine de cuivre tenue par les Bonder, une bande de salopards à l’âme si noire qu’on aurait pu imprimer des bibles rien qu’avec leur rêves. Joanna avait quinze ans, l’âge auquel on attirait le mauvais genre de regard. Sa peau la désignait comme une métis mexicaine — ou pire, une de ces satanés peaux-rouges — et sa vie ne valait pas grand-chose dans une ville comme Copperhill. Le seul endroit où on lui offrirait du travail, le seul où on s’attendait à la voir finir lorsqu’on la chasserait finalement de l’orphelinat, c’était le bordel. Et même là, on la traiterait comme une moins que rien, en-dessous de toutes les autres putains.

Joanna voulait partir de cet enfer, quitter l’orphelinat, quitter Copperhill, mais pour aller où ? En attendant, elle savait ce qu’elle devait faire : ne pas mourir de faim. C’était une mission périlleuse, surtout lorsqu’on devait s’assurer de la même chose pour une dizaine d’autres enfants. Jusque-là, elle avait toujours évité de s’en prendre aux Bonder. De l’avis général, c’était signer son arrêt de mort que de voler la bande de fripouilles la plus riche de la ville. La plus violente aussi. Pourtant, elle n’avait plus vraiment le choix.

Tous les tours qu’elle avait utilisé des années durant ne fonctionnaient plus. Les commerçants et les fermiers des environs la connaissaient comme le loup blanc, la petite voleuse mexicaine, la souillon brune qui chapardait sans cesse. Une seule fois, on l’avait prise sur le fait. Son dos en portait encore les marques et son poignet gauche ne s’en remettrait probablement jamais. Joanna était intelligente, suffisamment pour avoir appris à lire, suffisamment pour savoir quand on pouvait voler et quand il fallait renoncer. Mais la faim rendait stupide.

Deux Bonder entrèrent dans le saloon, laissant leur charrette sans surveillance. Il n’y avait qu’eux pour faire un truc pareil dans une ville comme Copperhill. Le soleil de midi cognait si fort qu’on évitait de rester bien longtemps dans la rue. Joanna mis à part, les habitants de la petite ville étaient tous des descendants d’immigrés des côtes européennes : Allemands et Anglais. Leur peau était aussi claire que de la craie, couverte par autant de vêtements et de chapeaux qu'il fallait pour échapper aux rayons qui sinon les auraient fait cuire jusqu'aux os. Ça donnait un avantage à Joanna.

À midi, l’unique rue de Copperhill restait toujours parfaitement dégagée. Elle sortit de sa cachette comme une furie et s’empara d’un sac de grain. Il était diablement lourd pour ses bras rachitiques, mais si elle parvenait à le ramener et à le cacher comme il fallait, ses sœurs et elle auraient à manger pour des semaines grâce au four de l’orphelinat. Peut-être des mois, en rationnant. Peut-être même qu’elle pourrait en prendre une partie et partir loin.

Le sac lui échappa des mains et atterrit au sol. Joanna avait les bras trop faibles pour le porter sur plus de quelques pas. Déjà, ils tremblaient sous l’effort. Elle n’aurait même pas la force de le remettre en place si elle renonçait.

Comment faire ?

Le son d’une voix se rapprochait, indiquant que l’un des Bonder allait sortir. Sans attendre, Joanna tira sur le sac de toutes ses forces, forçant la toile à la suivre jusque dans la ruelle. Comme une condamnation à mort, le couinement caractéristique des portes du saloon se fit entendre. Elle tira de plus belle et réussit à gagner suffisamment de terrain pour aller se planquer derrière une maison, hors d’haleine, déjà épuisée par l’effort. La tête lui tournait et des mouches noires volaient à la périphérie de son champ de vision. Elle était trop affaiblie par la faim pour réussir à voler de quoi manger. Une sacrée ironie du sort.

Des pas aux cliquetis métalliques se rapprochaient. Joanna prit sur elle pour reprendre ses esprits. Elle n’aurait pas la force de fuir, ses jambes ne la porteraient pas. Impossible de se cacher ici. Le soleil écrasait la plaine sur des miles et aucune ouverture ne lui offrirait d’abri, de ce côté sinistre de la ville. Ses yeux se posèrent sur le sac. Il était déchiré. Les grains avaient formé une ligne bien visible dans le sol dur et poussiéreux, une trace que le Bonder n’avait pas pu manquer et qu’il ne pouvait que remonter. Jusqu’à elle.

Bon, bah tant pis alors. J’ai essayé.

Joanna adressa une dernière prière à Sainte Bénédicte, puis releva la tête lorsque les bottes se postèrent face à elle. Si c’était sa dernière heure, elle affronterait son bourreau droit dans les yeux, pas en suppliant pour sa vie de misère.

Le soleil derrière lui, le chapeau bas, l’homme avait déjà pointé le canon de son revolver sur son front.

— Que le Diable me les morde, t’es une gamine !

Avisant le sac dans ses bras, il le lui arracha d’une seule main et se le cala sur son épaule libre. La loi du plus fort, comme toujours. Joanna ne pouvait correctement voir ses yeux, mais elle le défiait de tirer. De toute façon, elle mourrait dans peu de temps et cette mort-là serait sans doute bien plus terrible qu’une balle. Bien plus lente aussi.

Le Bonder arma le chien, puis fit feu. À deux reprises. Joanna n’avait pas fermé les yeux, elle était restée immobile jusqu’au bout, impassible. Les coups avaient touché le sol à ses pieds, le Bonder se mit à ricaner.

— T’as du cran, petite. Et t’as l’air de crever de faim. Allez, tiens.

Une bande de tissu avait remplacé l’arme dans sa main. Sans comprendre, Joanna la saisit et l'homme se détourna en emportant son sac.

— Qu’est-ce que c’était ? beugla une voix dans la ruelle lorsqu’il eut tourné au coin.

— Un coyote, répondit le Bonder. Il avait tiré un de nos sacs jusqu'ici, probablement qu’il avait senti un rat dedans. Je l’ai effrayé, il est pas prêt de revenir.

Tremblante sous le soleil furieux, Joanna dépiauta la bande de tissu pour découvrir deux lanières de bœuf séché. Pas assez pour nourrir ses sœurs, mais peut-être assez pour retrouver ses jambes et s'enfuir.

Deux ans s’étaient écoulés depuis. Deux ans presque sans faim. Son bienfaiteur était venu la semaine suivante avec de la nourriture. Puis la semaine d'après, jusqu’alors. Ce n’était pas grand-chose. Des restes, de la nourriture de voyage, des trucs qui ne manqueraient pas à la famille, mais un trésor pour l’orphelinat.

Deux filles de plus avaient rejoint le bordel entre temps, des filles plus jeunes que Joanna, mais pas elle. Elle restait, s’accrochait comme une tique, même si elle savait que l’heure où la sœur supérieure lui demanderait de partir allait bientôt sonner. Après tout, personne ne voudrait d’une métis, alors c’était comme si son âme était déjà fichue, vouée à l'Enfer parce que sa vie serait une vie de péché.

La seule raison qui lui avait permis de rester, c’était Garrett. Garrett Bonder en personne, le cinquième fils du patriarche Joseph Bonder, officiellement le plus grand salopard de toute la région. Mais pas son fils, pas celui-là en tout cas. Après leur rencontre, Garrett les avait nourries, les avait aidées. Il avait même trouvé un mari à l’une d’elle, un fermier veuf qui avait une bonne terre. Un bon croyant en plus. La fiancée en avait pleuré de bonheur. Joanna avait pleuré avec elle, mais pas de bonheur. Elle, personne ne la marierait jamais.

Et puis Garrett avait cessé de venir. Ça faisait trois semaines, maintenant. Aussi, lorsque sa charrette perça l’horizon trouble, la boule dans le ventre de Joanna s’apaisa un peu. Il était accompagné cette fois. L’homme à son côté avait un visage rigide, des yeux bridés par le soleil et une longue cicatrice sur le cou, comme si on avait essayé de le pendre. Joanna l’aurait pris pour un voleur de chevaux, s’il n’avait pas porté l’habit noir et le col blanc.

Le pasteur alla discuter avec la sœur, pendant que Garrett aida les filles à décharger le chariot. Joanna restait en retrait, son regard fixé sur la nuque de son ami. Quelque chose clochait. L’expression fermée du prêtre et celle inquiète de Garrett n’annonçaient rien de bon. Lorsque la charrette fut vidée, il lui prit sa main et l’attira à l’écart, dans un coin d’ombre sous un arbre.

— Écoute, chuchota-t-il, j’ai parlé à mon père, mais il n’a rien voulu entendre. Il sait pour l’orphelinat, pour ce que je vous apporte en douce. Heureusement, il ne sait pas depuis combien de temps, mais il a ordonné que ça s’arrête. Pour lui… c’est de l’argent jeté par les fenêtres, comme si on n’en bousillait pas déjà la moitié en alcool et en… bref, c’est le dernier chargement. Après ça, je ne pourrai plus revenir, pas avec à manger en tout cas.

— Mais… comment est-ce qu’on va faire ?

— Pour l’orphelinat, je ne sais pas. J’ai contacté un pasteur de Longview qui va peut-être, je dis bien peut-être, pouvoir aider. Mais pour nous…

Pour nous.

Les mots avaient résonné comme une cloche de bronze dans le cœur de Joanna. Jusqu’alors, il n’y avait jamais eu de « nous ».

— Jo, est-ce que tu m’aimes ?

— Oui ! répondit-elle sans hésiter avant de baisser les yeux, honteuse de son emportement.

— Moi aussi, je t’aime à la folie et je veux que tu deviennes ma femme.

C’était inespéré, trop beau pour être vrai. Garrett n’était pas cruel, pas comme ses frères ou son père. Il aurait pu la tuer derrière cette maison ou la laisser mourir de faim, mais il avait pris des risques, durant des années. Pour elle.

— Aujourd’hui, ajouta Garrett.

— Quoi ?

— Quand on sera mariés, mon père ne pourra plus rien faire. Le pasteur est là pour ça. Il faut que tu te convertisses, mais c’est juste pour la forme.

— Oui !

— Oui ?

— Oui ! Oui !

Ils se prirent dans les bras l’un de l’autre. Joanna avait envie de plus, elle voulait l’embrasser, lui faire ressentir son amour. Malheureusement, il y avait des enfants autour d’eux, sans parler de la sœur et du pasteur qui revenaient. La vieille femme prit un air désolé lorsqu’elle demanda :

— C’est d’accord pour toi, Joanna ?

— Oui, ma sœur.

— Alors c’est une affaire convenue, conclut le pasteur. Il semble que Copperhill n’ait pas d’église, nous allons donc célébrer la noce dans la chapelle de l’orphelinat.

— Tout de suite ? demanda Joanna.

— Tout de suite, répondit Garrett. Le plus tôt possible.

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