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C’était une étrange assemblée qui assistait aux noces. Il y avait les filles de l’orphelinat, les deux sœurs, le fossoyeur qui servait de témoin et, bien sûr, Garrett et Joanna. Le pasteur récitait son charabia, mais ça aurait aussi bien pu être en latin, car la jeune fille n’écoutait pas. Elle était perdue dans les yeux bleus de Garrett. Son fiancé depuis moins d’une heure, son époux dans une minute. Elle, une épouse.

Finalement, la litanie du pasteur prit fin et on sembla attendre quelque chose d'elle, mais Joanna avait perdu le fil.

— Je crois que c’est le moment où tu dis « oui », l’informa Garrett avec un sourire malicieux.

— Oh ! Oui ! cria-t-elle pratiquement, provoquant la réprobation de la sœur supérieure sous la forme d'un claquement de langue.

Le son lancinant de la cérémonie reprit, seulement ponctué du « oui » de Garrett. Il avait l’air si tranquille, si sûr de lui ! Au moment où le pasteur les autorisa à s’embrasser, Joanna se mit à pleurer. L'un de ses larmes vint se joindre à leur chaste baiser, donnant un goût de sel à cet amour si longtemps impossible.

Durant cet instant qui lui parut durer une éternité, encore bien trop courte à son goût, des bruits de sabots troublèrent la tranquillité du lieu. Garrett se crispa en se tournant vers le prêtre :

— Finissez, vite !

— Mais… c’est fini, vous êtes mariés !

— Parfait, répondit-il avec un sourire avant d’embrasser Joanna à nouveau.

La porte de la chapelle s’ouvrit bruyamment. Quatre Bonder entrèrent comme s’ils étaient au saloon, épaules rentrées et regards furieux.

— On dirait qu’on arrive à temps ! lança l’un d’eux. On n’aurait pas voulu louper la cérémonie, pas vrai Garrett ?

— En fait, vous arrivez trop tard, lui répondit-il, le sacrement est terminé et Jo est ma femme, devant Dieu et les Hommes.

Un sifflement admiratif pour la mariée parcourut les lieux, alors qu’un des frères la déshabillait du regard, forçant Joanna à se retrancher un peu plus dans les bras de Garrett.

— Eh bah, je sais pas ce qu’elle t’a fait l’Indienne, mais P’pa laissera jamais ça se faire.

— Pourtant, c’est fait, renchérit Garrett.

— Non, pas tant que je n’ai pas dit que c’était fait, tonna une voix depuis l’entrée de la chapelle.

Joseph Bonder s’était déplacé en personne. Tandis que ses fils prenaient possession des lieux, il avança lentement au centre de la travée, faisait claquer ses talons à chaque pas, comme s’il pouvait chasser toute la sainteté du monde juste avec ses bottes.

— Personne ne fait le moindre pas dans cette ville sans mon accord, personne ne chie sans me demander d’abord l’autorisation et toi, mon propre fils, tu crois que tu peux te marier sans ma bénédiction ?

— C’est fait P’pa. On est mariés maintenant.

— Pas tant que c’est pas écrit quelque part, fiston. Pas tant que l’État n’est pas au courant. Pas tant que je n’ai pas dit que j’étais d’accord.

Garrett resta sans voix et se tourna vers le pasteur. L’homme était livide, n’osant pas relever les blasphèmes. Tout le monde connaissait Joseph Bonder dans la région, son pouvoir autant que sa cruauté.

— Alors c’est elle, reprit Joseph en arrivant au niveau des mariés. La putain mexicaine qui a troublé le cœur si pur de mon fils.

Sa main parcheminée te tendit vers le menton de Joanna, mais celle de Garrett s’interposa, lui attrapant le poignet au passage. Quatre canons de colt se fixèrent à quelques pouces de son front. Le pasteur s’écarta vivement de la ligne de tir et quelques cris retentirent parmi les enfants.

— Tu portes la main sur ton propre père, fils ?

Garrett relâcha son poignet et Joseph attrapa le menton de Joanna, l’obligeant à ouvrir la bouche, comme un âne dont on vérifiait les dents. Ses doigts se fixèrent sur ses joues pour lui faire tourner la tête d’un côté puis de l’autre, cherchant quelque chose qu’il était le seul à comprendre.

— Je comprends mieux. Ces mexicaines peuvent aussi être des beautés, elles font tourner la tête des plus honnêtes hommes. Mais au final, ce sont toutes des putains, tu devrais le savoir.

La gifle arracha Joanna aux bras de son époux, mais lorsque Garrett tenta de la rattraper, l’un de ses frères arma le chien de son arme, l’obligeant à rester en place. Au sol, la mariée haletait. Le coup lui avait fendu la lèvre et il sonnait encore à son oreille. Joseph passa à côté d’elle comme s’il allait l’ignorer, mais il l’attrapa par les cheveux au dernier moment, la traînant jusqu’à l’autel contre lequel il l’obligea à se relever. Une deuxième gifle l’envoya ventre contre le bois, puis une main tira sur sa robe.

— Tu sais, fils. Je t’aurais cru plus malin. Quand on veut une putain, on ne demande pas sa main, on lui écarte les cuisses et c’est tout.

Joanna comprit que si Joseph continuait, plus jamais Garrett ne pourrait la regarder comme il l’avait regardée au moment où il l’avait demandée en mariage. Leur amour en serait sali à jamais, et elle aussi. Elle se retourna et envoya son mauvais poing dans la mâchoire de Bonder. Il l’arrêta en riant, lui arrachant un cri de douleur lorsqu’il serra son poignet abimé, mais elle ouvrit les doigts et lui griffa le visage jusqu’au sang.

L’expression de Joseph se modifia lorsqu’il passa sa main sur la blessure. Elle vit la mort dans ses yeux. Il n’allait pas se contenter de la souiller, il allait la tuer. Et probablement Garrett aussi, lorsqu’il en aurait terminé avec elle. Il était assez dérangé pour tuer son propre fils. Assez froid pour se dire qu’il en avait d’autres.

Garrett frappa du bras dans les armes qui le tenaient en joue pour les détourner de lui. L’une d’elle fit feu, obligeant Joseph à se retourner d’un air furieux. Une étoile rouge fleurissait sur le flan de Garrett, mais il avait arraché l’un des colts à son propriétaire et fit feu avec, les obligeant à se cacher derrière les bancs. Avec un juron, leur père se détourna de Joanna et porta la main à son arme. Elle n’était plus à sa hanche.

L’air ébahi par tant de résistance, il se tourna vers le canon pointé sur son nez et sourit d’un air de défi :

— Tu oserais tuer un homme désarmé dans la maison du S…

Le coup partit, emportant tout un morceau du visage et une bonne moitié de l’arrière de son crâne avec. Garrett repoussa le reste de son corps et emporta Joanna avec lui derrière l’autel, la forçant à entrer seule dans la minuscule sacristie attenante. Le bois volait en tout sens, l’odeur de la poudre emplissait la chapelle, les cris des enfants et des sœurs peinant à passer au-dessus du tonnerre des coups de feu.

Garrett était blessé, gravement. Une deuxième étoile sanglante s’évasait au-niveau de la poitrine. Son arme vide fumait encore dans sa main. Il avait tiré au-dessus de la tête de ses frères, eux avaient visé son cœur dès le premier tir.

— Je suis désolé… tellement désolé... Jo… Je suis…

Sa bouche resta ouverte, mais ses yeux étaient déjà éteints. Joanna sentit un cri monter depuis bien plus bas que sa poitrine. Il montait de son cœur brisé, du ventre qui ne porterait jamais ses enfants, il résonna dans le réduit, envahit la chapelle, fit trembler ses côtes et le bois déchiqueté par les balles. Il restait quatre Bonder. Elle avait cinq balles.

Elle sortit sans se soucier des projectiles mortels qui continuaient de pleuvoir sans logique apparente et se présenta face aux bourreaux de son époux. L’un d’eux n’était même pas à couvert. Elle le visa en premier et fit feu. La balle le traversa au niveau du cou. Elle grimaça. L’arme était légèrement biaisée. Le second cria en se relevant et elle le faucha au torse. Le troisième se croyait à l’abris derrière un banc, mais le sommet de son crâne dépassait. Elle le fit exploser comme un fruit mûr.

N'en restait qu’un, qui prit la fuite. Elle tira ses deux dernières munitions sans parvenir à le toucher. Un bruit de sabots l’avertit qu’elle avait perdu sa cible.

Autour d’elle, le massacre était infernal. Le pasteur et les sœurs avaient été pris dans l’averse de balles et gisaient, transpercés de plusieurs blessures mortelles. Les tirs n’avaient pas été accidentels, les Bonder étaient venus pour tuer tout le monde. Plusieurs corps d’enfants recouvraient également le sol consacré. En tout, seules trois orphelines avaient survécu, les plus petites, celles qui n’avaient pas représenté une cible assez évidente ou bien qui s’étaient recroquevillées si fort qu’on ne les avait pas trouvées.

Le canon de son arme encore fumante, Jo ramassa les ceintures de munitions au sol et les enfila par-dessus sa robe.

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