chapitre vi - Julie

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— Il y avait quelques enfants de bourgeois comme nous, qui s’habillent en costume-cravate ou tailleurs et talons hauts. Je n’ai jamais vu des gens aussi guindés.

Ethan et moi écoutions religieusement Marie nous raconter sa réunion de pré-rentrée à Science Po, en même temps de manger le bœuf bourguignon de Chez Mémé. C’était un restaurant gastronomique français accessible pour toutes les bourses, et dont la cuisine était l’une des adresses les plus réputées en ville.

— Tu as revu des anciens de l’école ? demanda Ethan.

— Oh, oui ! J’ai rapidement discuté avec Marie-Euphrasie, la fille du baron Ziep ; elle est toujours responsable aux jeunesses zitouniennes. D’ailleurs, elle a quitté son mec — celui dont la famille est au PCF — après trois mois car elle n’était pas du même niveau social que lui.

J’éclatais de rire d’un motif de rupture aussi futile. Cela me fit repenser que nous avions vu Samuel avec une fille à notre réunion.

— Une fille ? Je suis très surprise de cela, je ne pensais pas que quelqu’un l’aimerait un jour.

Marie était d’un sarcasme mordant envers Samuel. Même Ethan n’était pas aussi méchant, elle était plus royaliste que le roi. Dix jours passèrent jusqu’au lundi de la rentrée ; nous commencions à dix heure trente avec le cours de chant choral.

Madame Ossekop portait bien son nom, elle avait une vraie « tête de bœuf ». Les cours de chorale nous seraient utiles, dit-elle, afin de travailler notre modulation de voix et de pouvoir nous préparer quand nous viendrions, par exemple, à chanter les chœurs des pièces antiques. Elle demanda à chacun et chacune sa tessiture : j’avais une voix de basse, Samuel de ténor, la fille qu’il avait embrassé hier était une contre-alto et Ethan un contre-ténor. La professeuse avait oublié de faire l’appel ; nous apprîmes que l’amie de Samuel s’appelait Julie.

Le midi, nous mangions sur une table à l’intérieur qui était libre. Les autres étaient bondées, nous craignions de devoir manger par terre ou à l’extérieur, mais les nuages laissaient présager qu’il allait « dracher », comme aimait le dire Ethan. Alors que nous commencions à dîner, Julie arriva avec timidité :

— Excusez-moi les gars, je peux m’asseoir ici ? Il n’y a plus d’autres places, vraiment, et le sol ne me semble pas confortable, justifia-t-elle.

Il aurait été indélicat de refuser. Une fois assise, je lui fis les présentations tandis qu’elle sortait son repas.

— Ah oui, je sais qui vous êtes : Samuel m’a déjà parlé de vous.

— Oh ! J’espère pas en mal, plaisantais-je.

— Non, ah ah ! Nous sommes amis d’enfance, lui et moi. Je viens de V…, mais j’ai vécu mes premières années à G…

— Ah oui, tu viens de loin ! dit Ethan avec de grands yeux. Au début, nous pensions que tu étais sa petite-copine.

Je ne pensais pas que cela était le bon moment pour faire une telle confession alors que nous venions à peine de nous rencontrer, mais Ethan avait tendance à mettre les pieds dans le plat. Julie fut tout d’abord interpellée par cela avant d’éclater de rire de nouveau ; c’était une femme décidément bien exaltée.

— Oh, misère, certainement pas ! Il est comme un frère pour moi. Julie prit un instant pour boire à sa bouteille d’eau. Et toi, dit-elle à Ethan, tu as une petite copine ?

— Ah non, je suis pas hétéro, répondit mon ami en rigolant.

La réflexion de Julie me fit glousser et me surpris aussi.

— Je ne savais pas que Samuel était un homme qui n’aimait pas les femmes.

— Oh, je le laisserai répondre sur cette question… Ah, le voilà qui vient bien à propos. Cher Samuel…, l’appela Julie.

— Salut, dit-il mollement à notre égard, tout en s’asseyant pour déjeuner. Qu’y a-t-il, Julie ?

— Dis-moi, tu préfère les hommes ou les femmes ?

Samuel fronça les sourcils, ne comprenant pas pourquoi une question aussi indiscrète était posée. Julie lui expliqua le début de notre conversation et lui dit :

— Donc voilà pourquoi je te demandais si tu aimais les femmes ou les hommes ?

Samuel réfléchit un instant.

— Hum… J’aime les vits. Les hommes, ça se discute.

Julie et Ethan rirent avec lui. Je restais assez surpris de l’aisance de Samuel d’avoir dit une telle chose en face de nous. Il avait une telle désinvolture dans le regard, dans l’expression, dans la gestuelle. Je n’étais pas prude, mais nous ne connaissions pas Samuel comme un ami. Une telle confession, avec cette formulation, me semblait extrêmement déplacée. Il avait toujours eu une personnalité plutôt expansive, ce genre de personnes qui manquent souvent de gêne dans leurs manières d’être et de parler. C’était une manière de se faire remarquer ; mais de moi, en mal. À partir de treize heures, certains élèves désirant améliorer leur technique vocale avaient deux heures et demi d’un atelier spécifique. Comme nous n’étions pas concernés, nous passâmes une partie de l’après-midi ensemble avant d’aller au cours d’expression corporelle à quinze heure quarante-cinq.

Notre nouveau groupe s’était rapidement formé, cela me surpris beaucoup. Je crois que la présence de Julie permettait de canaliser un peu les uns et les autres, donnant cette harmonie particulière. En y réfléchissant au fil des jours, je me rendais compte aussi que je ne savais rien de Samuel. Un jour de la mi-octobre, Samuel arriva et il n’avait pas son déjeuner, parce qu’il s’était entretenu avec Julie pour faire une gamelle commune. Quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’il avait le même goût prononcé que moi pour le flan ! Avec Ethan, ils se trouvèrent rapidement une passion commune pour le manga ; cela dit, l’un et l’autre semblaient maintenir une relative distance, d’une typique cordialité bourgeoise. Quelques jours plus tard, durant un dîner au Bordeaux-Boston avec Ethan et Marie, nous lui racontâmes la situation :

— Eh, bien ! s’exclama-t-elle avec son expression favorite. C’est une sacrée surprise, je ne pensais pas que vous sympathiseriez autant.

— Disons que nous créons un lien, nuançais-je. Il se peut qu’au final, nous l’ayons mal jugés, emportés que nous étions dans notre immaturité et suivant l’opinion de nos parents sur les uns et les autres, avec les gentils et les méchants.

— Tant que cela nous permets d’arrêter cette rivalité entre vos deux familles, dit Marie à Ethan, je ne vais pas m’interposer. J’espère seulement qu’il ne te demandera pas des réparations financières, ajouta-t-elle en gloussant.

— Pff… fit Ethan. Je crois qu’on a dépassé ça, franchement. La valeur volée s’est perdue au fil du temps, l’affaire est vieille de septante ans et nous avons franchement des soucis plus graves. Les affaires des Zadoc sont aussi florissantes que celles de ma famille, nous n’avons pas à nous plaindre.

Je pensais qu’Ethan avait raison : selon mes doutes, l’actuelle haine entre les Zadoc et les Goley découlait probablement des années de faculté de Charlotte et Sarah. Le soir, je discutais de notre conversation du midi au téléphone avec Marie, qui me dit :

— Cette affaire entre leurs mères semble beaucoup te préoccuper.

— J’ai le sentiment que le conflit entre les Goley et les Zadoc est là, mais je ne sais pas trop pourquoi. Je me demande beaucoup ce qui a put se passer entre ces deux femmes, qui semblaient inséparables, pour être si froides aujourd’hui. Ça me préoccupe beaucoup car ta tante n’est pas une Goley.

— Et alors ? Je ne vois pas ce que tu veux dire…

— Eh bien, elle était une jeune femme neutre dans la rivalité entre les deux familles. Elle aurait dû être heureuse que son ami épouse un homme de bonne condition, comme elle espérait faire un mariage similaire. Cela même si Sarah t’es apparentée de plusieurs générations en arrière.

Marie réfléchit de l’autre bout du fil.

— Hum, il faudrait parvenir à savoir ce qui s’est passé. Cependant, je ne penses pas que Sarah ou ma tante Charlotte soient enclines à discuter du sujet si on l’aborde frontalement.

Nous continuions à réfléchir à la manière d’en connaître un peu plus.

— Oh, mais attends ! Ne m’as-tu pas dit hier que ta mère avait invité Charlotte et la mienne à manger dimanche midi ?

— Oui, ces messieurs ont refusé, prétextant passer du temps avec leurs amis. Nous avions donc décidé d’un repas entre femmes avant de voir débarquer ses amies de l’équipe paroissiale, afin de potiner de tout leur soûl de quatre heures de l’après-midi à six heures du soir.

Je sentais son sarcasme mordant, signe qu’elle s’ennuyait d’avance des racontars du quartier et de la bonne société de G…

— Hum, nous pourrions utiliser cette fenêtre horaire pour notre avantage : durant le repas, tu sera certainement interrogée sur tes études. Profite de cette occasion pour questionner les adultes sur leur jeunesse, sur les conseils qu’elles peuvent nous donner. Rappelle-toi soudainement que Charlotte est allée à Ferney-Voltaire avec Sarah et tente de grappiller des informations !

Marie éclata de rire :

— Tu es machiavélique, mon cher ! Ça ne marche que dans les films ou les romans, mais nous pourrons toujours essayons. Cependant, j’aimerai que tu viennes — et ramène aussi Ethan, car Je ne crois pas que j’aurai ton audace : c’est tout de même ma tante ! Oh, mais voilà que maman m’appelle pour mettre la table ! Je dois raccrocher, gros bisous !

J’avais une impression de déjà-entendu, comme si Marie se servait de cette excuse quand elle ne savait pas quand ni comment raccrocher. Mais ce soir-là, je m’endormis dans l’espérance que la réunion de dimanche soit profitable à la réconciliation entre les Zadoc et les Goley.

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