chapitre iv - un fragment d'éternité

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Le lendemain, en journée, j’avais prévu de retrouver Marie et Ethan en centre-ville, afin de passer un peu plus de temps ensemble. Notre point de rendez-vous était basilique du parc, celle des jeunes. Marie disait :

— J’aime aller à celle-ci lorsque je veux être dans un univers un peu plus libéral. Mais si ceux qui viennent ont moins de trente-cinq ans, ils ont quand même une mentalité un peu conservatrice — pour la plupart, c’est de l’ignorance. Ça reste moins bourgeois qu’à la basilique de la gare… Cependant, un des pères a beau être de la gare, il se montre sensible aux thématiques actuelles, notamment la prêtrise des femmes.

J’aimais beaucoup écouter Marie nous raconter les anecdotes de la vie paroissiale, c’était toujours amusant dans sa façon de le dire, mais aussi consternant devant la mentalité que beaucoup avaient. Marie était une femme profondément catholique et avide de changements dans l’Église. Elle reconnaissait qu’elle allait « plus vite que la musique », et qu’elle aimerait bien que la vieille dame âgée de deux mille ans mette les bouchées doubles. Je continuais de marcher, mais je demandais au bout de quelques secondes :

— Au fait, où allons-nous ?

— Je ne sais pas, répondit Marie, je vous suis !

— Je n’en sais pas plus, continua Ethan. Nous devions nous retrouver à la basilique, mais nous n’avions rien prévu par téléphone.

Je proposais quelque chose :

— Pourquoi ne pas aller au musée de la ville, celui à côté de la cathédrale ?

Même si cela était plutôt loin par rapport à notre position, Marie et Ethan acquiescèrent et nous prîmes les transports en commun pour aller plus rapidement. Il faisait plutôt frais ce jour-là, la pluie était tombée dans la nuit. Je me surprenais à ne pas suer ni à agiter mon éventail pour me rafraîchir. J’avais toujours détesté l’été, lui préférant les trois autres saisons, surtout l’automne qui suivait. Le musée de la ville était un exemple typique de l’architecture des Trente Glorieuses, avec une hideuse sculpture sur le parvis.

— Voulez-vous voir l’exposition temporaire ? demanda Ethan.

La réponse de Marie fut formulée sur un ton âpre et sous la forme d’une sentence :

— C’est de l’art contemporain. Ma mère connaît un gardien et j’ai vu certaines des « œuvres » de l’artiste exposé, que le gardien avait photographiées : il a raison d’affirmer que ses enfants de primaire font la même chose que ce « grand artiste ».

— Mais tu n’y connais rien, plaisantais-je, tu ne sais pas te laisser imprégner de l’art.

— C’est de l’escroquerie, oui ! Puis, je vais te dire : c’est moche.

— Non, reprit Ethan. On ne dit pas : « c’est moche », mais : « je n’aime pas ».

— Eh bien, je n’aime pas !

— Et pourquoi tu n’aimes pas ?

— Parce que c’est moche ! insista la cousine. Et payer quatorze balles — entends bien, qua-tor-ze balles ! — pour l’expo temporaire alors que le reste du musée est gratuit, tu m’excusera que mon choix est déjà fait.

Rendu à tant de preuves sur la médiocrité de l’exposition temporaire et du dégoût qui inspirait autant Marie, Ethan capitula. Je ne pus m’empêcher de sourire devant son long soupir, tandis que notre troisième membre prenait les tickets aux guichets de l’entrée.

Nous eûmes la désagréable surprise d’apprendre que la salle des Antiquités était en travaux pour deux ans, aussi nous commençâmes la visite par les œuvres du treizième au début du dix-septième siècle. Dans la seconde salle, mon regard fut rapidement attiré par le majestueux tableau du grand peintre flamand Pierre-Paul Rubens, du saint pape Grégoire entouré d'autres saints et saintes. Je ne savais pourquoi, mais j’étais subjugué par le tableau. Le pape avait sa main droite vers moi et je tendais, pendant de longues secondes, la mienne vers lui, dans l'espoir de goûter à un instant d'éternité avec les bienheureux. Cela me procura une sensation étrange, un sentiment de déjà vu. En même temps, il me manquait une pièce du puzzle. J’essayais de ne plus y penser, tandis que notre groupe continuait dans les peintres espagnols et flamands.

— Hé ! Venez voir, nous appela Ethan. Vous ne trouvez pas que le jeune homme de Simon de Vos ressemble à Samuel ?

Le teint blanc, les joues roses, les lèvres bordeaux, de longs cheveux châtains, des yeux d'un marron-vert... C'était un portrait assez fidèle de son voisin, peint au dix-septième siècle.

— Décidément, on ne peut pas aller à un endroit sans qu'il soit là ou que son existence nous soit rappelée... souffla Marie en continuant sa visite.

Jusqu’au dix-neuvième siècle, l’essentiel des tableaux avait des sujets religieux : des Nativités, des Jean-Baptiste et des Christs prêchant, des Christs descendus de la Croix, des Christs ressuscités avec Marie Madeleine, des Christs avec les pèlerins à Emmaüs, etc. Cela énerva un peu Ethan.

— Des Christs vifs, des Christs morts, des Christs de toutes tailles… On ne voit que ça ici ! Ce n’est plus un musée, c’est une église !

Outre les scènes bibliques et de la vie de saints, il y avait les portraits officiels et des scènes de genre. Ethan en avait si marre de ces peintres d'Espagne et de Hollande qu’il commença à pianoter sur son téléphone. Marie eut le cœur peiné de voir la nature morte à la perdrix rouge, pendante par une patte gauche, œuvre de Largillière vers 1680. Cela lui venait d'avoir trop essayé de sauver des oiseaux ; mais comme aucun n'avait survécu, elle en avait conçu de telles douleurs dans son cœur tendre qu'elle avait fini par renoncer à manger de la volaille il y a trois ans. Elle se consola quelques mètres plus loin, quand nous fûmes tous trois attendris par un portrait de la famille d'un dénommé Barety, bourgeois du dix-huitième siècle.

Ethan recommença à apprécier les sujets des tableaux, qui se diversifiaient dans la salle dix-neuvième siècle, avec tout l'art académique tel que défini par Jacques-Louis David et ses continuateurs. Marie entra dans la contemplation de L'Échelle de Jacob, une peinture d'Alexandre Laemlein de 1847. Les poses des personnages et les couleurs savamment travaillées donnaient un résultat d’une très grande intensité dramatique, quelque chose de presqu’irréel. Elle avait dû ressentir la même chose que moi devant la peinture de Rubens, au début de la visite. Nous passâmes ensuite devant des statues diverses, avant d’entrer dans l'art moderne avec les œuvres du vingtième siècle.

La première toile moderne que nous vîmes avait pour titre 84-85-108x156-B. C’était un tableau rectangulaire blanc, avec sur la droite un trait noir et trois triangle-rectangles verts, et à gauche deux traits noirs en haut et en bas du tableau, et deux superposés sur l'extrémité gauche.

— Si un certain milliardaire voyait cette peinture, plaisanta Marie, il aura une idée de prénom pour son prochain enfant !

Le reste des peintures et sculptures nous donnait des impressions très inégales. Le portrait de Mme de Plagny, peinte par Kees Van Dongen en 1920, donna l'idée à Marie d'une nouvelle robe et de se teindre les cheveux en roux.

L'art contemporain commençait en 1960 ; nous nous regardions, déconcertés, par le Quatuor II for Betsys Jolas de Joan Mitchell... À peine avions-nous posé le regard sur le grand tableau, qui était un barbouillage de couleurs, qu’arriva un cliché des musées : le groupe de Japonais avec leurs appareils photos, qui suivaient un guide cinquantenaire s'exprimant en anglais. Nous quittions la scène des touristes nippons en extase devant cette horreur et buvant les paroles de l'employé du musée, pour arriver devant une grande sculpture d'acier achevée en 1991, Suture, d'un piémontais dénommé Giuseppe Penone.

— Décidément, l'Italie est tombée bien bas, jugea Marie. Cependant, ses quatre peintures en terre de Sienne autour de cette chose sont beaucoup plus jolies.

Elle parlait des Foglie, les « feuilles » qui, selon le carton, étaient chacune aire du cerveau agrandie, qui évoquent des « feuilles » nervurées. Après avoir pris le temps de les étudier, nous passions dans la pièce suivante, où je m'exclamais :

— Mais qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie !

Un tableau peint en blanc, une œuvre d'art ? Oui, c’était National #1 d'un dénommé Robert Ryman. Ethan lu le carton en diagonale :

— « … Le blanc, absence de couleur et d'image, est manifestation du vide et du néant. » Effectivement, c'est bien de l'onanisme intellectuel.

Sur cela arriva une jeune femme avec sa petite fille, qui n'avait pas plus de cinq ans.

— Regarde, maman ! Ils ont oublié de mettre la peinture sur le tableau !

Cela fit rire tous les adultes présents, et la dame expliqua à sa fille que c'était normal ; la jeune enfant ne parut guère convaincue. Nous descendions aux niveaux inférieurs du musée, afin de terminer la visite de l’art contemporain. À l’unanimité, c’était moins pire que nous l’espérions. En continuant, nous découvrions encore deux œuvres de Penone, Essere fiume (« être fleuve ») et Essere vento (« être vent »). Selon le carton du premier, Penone a prit comme modèle un énorme caillou forgé par le fleuve près de chez lui, et avait prit un bloc de pierre qu’il avait taillé à l’identique. L'artiste, qui s’inscrivait dans le mouvement de l’arte povera, littéralement « l’art pauvre », déclarait que « celui qui reproduit la forme faite par la rivière devient lui-même la rivière. »

— C’est complètement débile, trancha Ethan.

— Je suis d’accord, dis-je en roulant des yeux.

Un mètre plus loin, deux grains de sable de deux ou trois millimètres étaient posés sur des tiges de plastique, au centre d’un reliquaire de plâtre et derrière une vitre. Selon le carton, l’un est un vrai grain de sable, alors que le second a été taillé avec les techniques modernes. J’étais très surpris que nous avions la technologie suffisante pour une telle chose ! Selon le carton, il s’agissait de réfléchir sur le sable, qui est si petit mais en si grande quantité, tant qu’on l’utilise même pour mesurer le temps.

— « … Giuseppe Penone offre à ses contemporains un instant de pause, un fragment d’éternité. »

A peine eus-je terminé la lecture du carton que le jugement de Marie se fit sans appel et implacable. Pour autant, ces derniers mots — un fragment d’éternité — me revenaient en tête pour une raison inconnue. Je me retrouvais devant le pape Grégoire et sa main droite. Je revoyais cette main tendue vers le spectateur, vers moi. Cette main, que je ne pouvais pas toucher, mais qui m’aurait fait traverser le tableau et goûter à cet instant d’éternité, pour être auprès de ceux qui me précédèrent au Paradis. En réfléchissant à cela, il me revint en tête cette phrase de la seconde épître de l’apôtre Pierre : « devant le Seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un jour. » J’eus soudainement, en un éclair jaillissant, le souvenir de ma professeuse de catéchisme. J’étais jeune et j’apprenais à prier, mais je ne comprenais pas le sens de cela. Alors elle m’avait dit ces mots : « En entrant dans la contemplation de Dieu par la prière, c’est comme tendre la main vers Lui et humer un instant le parfum de l’éternité ».

Mes amis pourront qualifier cela comme de l’onanisme intellectuel, mais ce grain de sable de Penone était la pièce manquante à ce souvenir que Rubens m’avait permit de me rappeler. Le soir, avant de me coucher, je goûtais de nouveau à un « fragment d’éternité ».

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