Nos étoiles contraires

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Un paquet de chips. Un habit léger. Une télévision qui diffuse un film d’horreur assez basique avec la fameuse maison hantée. Le paradis en somme s’il n’y avait pas eu cette fichue culpabilité à propos du poids et de mon petit ventre que j’ai promis, encore cet été, de rendre plat. Cependant, je me suis ravisée à télécharger une application de fitness lorsque je me suis retrouvée avec un argent de poche assez grand pour m’acheter de glaces autant que possible. Les petits gâteaux de maman y étaient pour quelque chose aussi. En somme, je ne suis définitivement pas prête du tout à enlever la graisse qui s’accumule fâcheusement au bas de mon ventre. Heureusement qu’il y ait des gaines pour les robes près du corps.

Cela fait quatre jours que je t’ai rencontré, par un hasard tout à fait charmant, dans la boutique d’alimentation générale. Cela fait quatre jours que je souffre de ton absence. Quatre jours de cela que je me demande inlassablement, en me flagellant de pensées épineuses, pourquoi m’avais-tu laissée continuer mon chemin sans me demander mon numéro de téléphone. Es-tu sceptique quant à la tournure que pourrait prendre notre relation ? Regrettes-tu le baiser dont tu as ravi mon coeur ce jour-là ? J’ai cru que je t’attirais. Je le crois encore.

— Tu viens pas à la fête ?

Ma soeur aînée, mariée tout juste y a quelques mois, débarque dans la chambre qui fut jadis aussi la sienne. Elle s’est bien coiffée, ses longs cheveux châtain dégringolent derrière son dos, elle s’est maquillée assez sobrement et arbore une nouvelle robe kabyle. Elle est très jolie.

— Non, j’ai pas très envie. Et puis y a un film d’horreur.

Ma soeur sait à quel point je raffole des films d’épouvante. Avant, nous les regardions ensemble, assises côte à côte. Plus maintenant avec sa nouvelle vie de couple et ses nouvelles responsabilités. Je pleure encore son absence, pas autant que les premiers temps précédant son mariage, mais assez pour rendre mes yeux tous rouges et douloureux.

Elle s’empare de ma main et me force à me mettre debout. Elle fouille dans mon armoire à la recherche d’un habit potable pour une soirée, puis finit par crier, confuse et irritée.

— Pourquoi tu ne ranges pas tes habits ? Regarde, c’est le chaos.

Je hausse les épaules. C’est vrai que c’est de travers, mais j’ai pensé ce matin à ranger. Ma soeur me sermonne, me hurle dessus, m’évoque des filles de mon âge bien plus méticuleuses que moi. Je ne réponds rien. Je n’aime nullement qu’on me critique. Je n’aime pas donner raison aux autres et avouer mes erreurs.

— C’est ça, fais la sourde maintenant ! Déjà que t’es presque aveugle.

— Je suis myope. Mais t’es pas assez cultivée pour faire la différence.

Elle me jette à la figure un tee-shirt bleu ciel à l’éffigie d’une Taylor Swift plus belle que jamais et un jeans basique noir. Décidement, je suis obligée de me rendre à cette fête. Je m’habille hâtivement. Ma soeur se charge de maquiller mes yeux pour mettre leur bleu en valeur.

La fête bat son plein. La scène, grande d’un mètre, est érigée tout contre le mur du fond, au milieu du grand jardin. Les convives ponctuels ont pris place sur les tabourets tandis que nous autres nous nous contentons des tapis à même le sol. Ma soeur s’accroupit auprès de d’autres amies à elles. Dans la nuit brisée par les lampes de néon, je pars chercher dans la maison du marié de petits tabourets.

À l’intérieur, la brise fraîche du jardin se substitue à un air chaud et étouffant ; dû essentiellement aux grands chaudrons de soupe de couscous prévus pour le lendemain de fête. Les femmes s’affairent à éplucher les légumes alors que les jeunes filles, coquettes dans leurs robes aux couleurs estivales, caquettent comme des poulettes, leurs chevelures endiablées brassant l’air. L’ambiance est tellement joyeuse que j’en oublie ma requête. Une vieille dame au teint cireux, le dos voûté, s’approche de moi. Elle hoquette un service d’une voix chevrotante. Elle a l’air mal au point.

À gauche de l’escalier en colimaçon, un couloir mène à une suite de chambres dont l’une d’elle porte l’indication WC en lettres majuscules enfantines, certainement collées au battant à l’occasion du mariage. La dame renifle à plusieurs reprises, déglutit difficilement à croire qu’elle tente de refréner sa salive. J’ouvre la porte, une lumière éclabousse mon visage au même moment qu’un râle guttural sort de la bouche distordue de la vieille femme. Elle vomit ses entrailles sur la chemise d’un homme que je ne reconnais pas en premiers abords.

C’est toi. Mais moins attirant avec les traces de vomi sur ton torse. Je réprime un sourire devant ton air dégoûté. La dame n’a pas l’air de se rendre compte. Elle est toute fatiguée, ses yeux papillonnent, injectés de sang.

— Mamie ?

Une jeune fille d’environ douze ans passe auprès de nous. Elle attrape sa grand-mère par le bras puis s’excuse auprès de toi pour le malheureux incident et disparaît en traînant la carcasse de la dame. J’éclate de rire sous ton regard désemparé. Je me sens tout à coup beaucoup mieux.

— Ça t’a rafraîchi, on dirait !

Tu restes silencieux face à ma provocation, debout dans l'espace confiné de la salle de bain, ne sachant que faire. Je me demande ce qu tu fais ici, dans mon village. Puis sans avant-coureur, tu arraches ta chemise que tu jettes au sol dans un sursaut de rage et claques la porte. C’est la première fois que je vois ton torse nu. Une myriade de poils noirs strient ton torax. Tu n’es pas musclé. Cependant, cette image de toi, à moitié nu, alors que nous sommes enfermés dans une pièce exigue, me rend tout à coup pantelante, les hormones en ébullition, les pensées affolées. Le danger me guette.

— Comment je vais féliciter le marié en torse nu ?

Tu t’assis à moitié sur le bord de la baignoire devant le miroir du lavabo. La glace te renvoit ton reflet inquiet. Je commence à fouiller dans le petit placard au dessus du lavabo, et à mon grand bonheur, je trouve un sèche-cheveux.

— Tu n’as qu'à nettoyer ta chemise et la sécher.

Tu attrapes le sèche-cheveux, perplexe.

— Tu crois ?

— Ce sèche-cheveux lisse les cheveux les plus électriques. De ta chemise, il n’en fera qu’une bouchée !

Tu esquisses un sourire et m’attires à toi, doucement, sensuellement. Ton bras entoure ma taille, tu me compresses contre toi, toujours assis, ta bouche se faufilant aux confins de mon cou fragile. Tu me mords. Je perds pied, pose mes mains sur ton torse, parcours ta peau nue de mes doigts tremblants et moites. En quarante ans, as-tu déjà eu de semblables rapports avec tes élèves ? Tu ne me laisses point le temps de penser ; ta main attrape mon visage, tu m’embrasses avec une sauvagerie qui me fait plaisir, qui laisse comprendre que je t’ai trop manqué, que tu t’es beaucoup retenu pendant l’année scolaire. Nos soupirs d’excitation s’emmêlent. Nous nous retenons d’aller plus loin, nous frôlons les limites du raisonnable, nous sommes sur les frontières de ce qui peut être pardonné. Des baisers. Des caresses. Rien de bien choquant.

— Que sommes-nous ? demandai-je entre deux baisers enfiévrés.

Ton regard se voile. Tu ne me réponds pas. C’est difficile pour toi de crier au monde ton attirance dégénerée pour une fille de dix-huit ans. Ça l’est pour moi aussi. Le regard des autres qui frappe, qui nous suit. Nous vivons finalement, pas pour nous-même, pour les autres beaucoup plus. Tu as beau te ficher de ce qu’on pense toi, tu y es sensible de toute manière.

Je comprends ton silence. Je saisis l’étendue de ton désarroi. Tu ne peux pas te laisser aller avec moi. Il y a une grande différence d’âge.

Tu m’embrasses encore. Encore. Et encore. Tu ne te lasses pas. Moi non plus. Et c’est cela le plus difficile. Ne pas se lasser. Aimer en dépit de tous les obstacles.

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