On a toute la vie pour réussir

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Dans le petit panier en métal s’entassent trois boîtes de conserve, du papier essoui-tout dont ma mère ne peut se séparer et un énorme bocal en verre de chocolat fondu, rien que pour mon simple plaisir. Le prix total va certainement heurter profondèment mon porte-feuille, mais pour l’instant rien que de m’imaginer les lèvres maculées de chocolat, je suis prête à payer ma tête si c’est nécessaire. Ma mère m’aurait certainement reproché ma gourmandise avec ses éternels dictons kabyles : il n’y a que la terre qui va emplir nos ventres à leurs faims, faisant ainsi référence à l’inéluctabilité de la mort. De la mort, je ne me suis jamais souciée, au contraire. Et ceci est une énorme abjuration. Il faut garder l’idée de la grande faucheuse à l’esprit. Apparemment, ça insite à la bonne conduite et à l’amour de son prochain.

Je m’approche du caissier. Un grand brun au nez busqué, au visage si rond et à l’expression enfantine. Il a l’air embêté par sa grille de mots fléchés qui, pour l’instant, est toute vide de lettres. Je dépose le panier sur le comptoir où s’éparpillent des miches de pain. Il sort de sa réflexion et m’administre un sourire d’excuse, ses yeux témoignant encore d’une perdition de pensées vers ce casse-tête. Une fois mes articles payés et emballés dans un sachet en plastique, je lui propose mon aide qu’il ne refuse pas.

— Synonyme de Fariboles ?

Je mets un moment à réfléchir puis un mot jaillit de ma mémoire, que j’ai appris en regardant mes anciens dessins animés de Disney.

— Balivernes. Oui c’est ça. Ajoute le S du pluriel.

Je l’aide encore avec d’autres cases, m’interroge moi aussi sur la réponse de certaines questions assez énigmatiques. Le caissier est fou de joie d’avoir pu venir à bout de la moitié de la grille. Il me complimente.

— Tu es vraiment intelligente.

— Une intelligente qui a l’art de poser des questions souvent idiotes !

Mon coeur rate un battement. Je pivote brusquement à ma droite, je te trouve debout devant le comptoir, un petit sourire amusé sur tes lèvres alors que tu gardes volontairement la tête tourné vers le caissier dont d’incompréhension se peint sur ses traits. Je souris, comprenant ton sous-entendu. Je me souviens très bien de ces matinées grincheuses d’hiver durant lesquelles je t’appelais pour te poser des questions dont je soupçonnais les réponses. Ce n’était que avoir ton attention, pour te sentir près de moi, pour te regarder t’appliquer dans ton rôle de professeur. Tu étais magnifique. Tu l’es encore.

— Les corrections du Bac sont terminées, n’est-ce-pas ? interroge le caissier tandis que sa main droite fouille par-dessous le comptoir et extirpe un paquet de cigarettes.

Je ne savais point que tu fumais. Tu hoches la tête comme réponse et te saisis du paquet que tu ranges dans la poche de ton jeans bleu nuit. Tu me jettes un regard en biais. Je te demande, fébrile et la respiration bloquée, comment étaient les résultats globalement.

— Je n’ai pas corrigé. J’aime pas ça !

J’esquisse un sourire. Je le sais. Tu as toujours eu horreur de corriger nos feuilles d’examen. Je me demande pourquoi es-tu devenu professeur. Qui étais-tu avant ce rôle ?

Nous saluons le caissier qui retourne à sa grille et sortons dehors, dans la chaleur ambiante et heureusement supportable de l’après-midi. Nous sommes côte à côte. Je renifle ton odeur d’homme. Un soupir d’excitation m’échappe, aussitôt annihilé par le souvenir du Bac. J’ai peur des résultats. J’ai peur de la déception. Du regard des autres.

— Les tourments des hommes ne viennent pas des choses, mais des idées qu’ils se font des choses, avait dit Epictète, cites-tu en gravissant à mes côtés la pente qui mène à ton village.

Tu me regardes. Un sourire éclot sur tes lèvres que quelques jours auparavant j’ai embrassées à m’en étourdir. Que sommes-nous ?

— Le Bac est seulement un examen, il ne mérite pas tant que ça toute l’attention et toute l’importance que vous lui accordez.

Bien que j’adore ce pan de ta personnalité, ce côté détaché du monde, qui m’éberlue autant qu’il m’amuse, je ne suis pas d’accord.

— Tu as raison ! Le Bac, c’est juste l’examen le plus décisif de notre scolarité, réponds-je avec amertume, la voix aiguë, mes sentiments au bord de s’étancher violemment.

Je sens tes yeux verts sur moi, intenses, profonds. Je rougis. Tu t’arrêtes. Tes mains viennent discrètement prendre les miennes. Je suis à bord de l’apoplexie. Je meurs. J’ai envie de te sauter au cou sauf que nous sommes en plein route, au milieu de maisons dont les fenêtres doivent cacher quelques oreilles et quelques yeux curieux. Je ne peux prendre le risque de salir ma réputation naissante.

— Pas plus décisif qu’autre chose. Tu sais ce qu’a dit Boris Vian : Si on rate ce moment, on essaie celui d’après, et si on échoue, on recommence l’instant suivant…

— On a toute la vie pour réussir, continuai-je dans un souffle, les yeux pleins d’étoiles.

Tu me souris. Je te le rends. Nous continuons notre chemin dans un silence pesant. Je suis un peu optimiste concernant mon Bac. Peut-être qu’après tout, j’aurai un bon résultat. Qui sait ? Au fond de moi, je pense que la moyenne que j’aurai aura plus d’impact sur les autres que sur moi, et c’est cela qui me terrifie. C’est cela qui m’a toujours terrifiée. Ce que diront les autres, mes amis, le lycée ; eux qui s’attendent à un excellent résultat de la part de la meilleure élève des terminals. C’est ici que regorge tout le secret de mes angoisses : le regard des autres.

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