Pleure et deviens forte

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Ses dents se plantent dans sa lèvre inférieure, en percent la peau fine. Le sang perle. Le goût ferreux envahit son palais. Cela ne l’arrête pas. Son poing s’abat contre sa cuisse. La douleur ne balaye pas ce besoin. Emiliana le sent évoluer, grossir et la saisir par la gorge.

Non !

Elle se recroqueville. Ses mains se faufilent dans sa crinière rousse, aux mèches blanches éparses. Elle sue à grosses gouttes sous l’effort. Son t-shirt se colle à son dos et sa fine poitrine. Ses clavicules se creusent. Son menton tremble comme le reste de son corps. Ses poings libèrent sa natte défaite et attrapent le tissu de son short, le tordant sur sa force brusque.

Ses yeux se figent sur les aiguilles de sa montre.

Deux minutes. Il ne lui reste que cent-vingt secondes avant que le cours se termine. Une fois que la classe commencera à se vider, Emiliana se réfugiera aux toilettes et enverra un message à l’une de ses sœurs. Puis, elle l’attendra. Elle ferme ses paupières. Sa gorge a vibré : elle espère ne pas avoir gémit et attiré encore plus l’attention. Elle entrouvre un œil : plus que soixante-quinze secondes.

Ses cils frémissent.

Elle peut tenir. Elle doit tenir. Elle va tenir. Emiliana se concentre sur sa respiration, relâche petit à petit sa lèvre en sang. Elle exécute l’exercice conseillé par son oncle. Prendre une longue inspiration. Expirer doucement. Prendre son temps. Garde-le contrôle dessus, lui a-t-il signé.

Alors, elle inspire et expire. Elle se focalise sur son souffle, le mouvement de sa cage thoracique, l’air qui passe par ses narines et glissent jusqu’à ses poumons. Ses doigts se desserrent, prêts à libérer le tissu en jean. Un flash lui apparaît. L’image lui retourne l’estomac.

Elle mord sa langue, enfonce ses ongles dans sa peau découverte. Les yeux écarquillés et transpirantes, elle compte. Plus que quinze secondes ! Tout se passera bien ! se rabâche Emiliana. Encore un peu, juste un peu ! Son voisin de table se lève. Elle l’imite et fonce sur la porte. Dans son empressement, elle bouscule des élèves. Elle signe pardon, craignant d’ouvrir sa bouche et qu’il ne s’échappe. Deux à deux, elle gravit les marches jusqu’au dernier étage.

Emiliana se réfugie dans les toilettes. Personne ne vient ici à cause d’une rumeur.

Sa rumeur.

Son contrôle faiblit de jour en jour. Depuis « la semaine noire », tout part à vau de l’eau. Emiliana repousse les images et les sensations qui pèsent son corps. Elle s’effondre au sol d’une cabine. Avant, elle ne fuyait pas. Avant, elle ne se cachait pas. Avant, elle ne demandait pas de l’aide. Il était une partie d’elle. Ils existaient en harmonie, en symbiose. Maintenant, il la blesse. Maintenant, il la terrifie. Maintenant, il la contrôle.

Tremblante, elle cherche parmi ses contacts l’une de ses sœurs ou son frère. Elle se maudit de ne pas les avoir mis en favori sur ce nouveau portable. E… E…. E ! Une photo de renard et le prénom d’Edda prennent tout l’écran. La caméra renvoie à Emiliana son image. Méconnaissable, il ne reste pas beaucoup de temps.

Sa sœur lui apparaît, le visage rougi et les cheveux en vrac.

« J’arrive ! » s’exclame-t-elle en le signant puis elle raccroche.

Je dois tenir ! Combien de temps encore ? Elle le retient depuis dix minutes déjà. Sa concentration s’amenuise, sa respiration s’emballe. Elle désire le laisser s’échapper, lui laisser libre court. Non ! Si elle cède, elle craint ne pas réussir à l’arrêter – à s’arrêter. La tête appuyée contre le mur au gris délavé, elle perd cette lute interminable. Elle agrippe son portable, lance un appel vidéo avec Erica. Des gouttes de sang s’écrasent sur la surface lisse.

Elle ne veut pas être seule. Elle a besoin des siens maintenant.

Sa famille l’a soutenue tout le long de sa transformation. Au début, ce n’était que des détails sans importance. Jusqu’à ce qu’il prenne forme. Avec lui, sa vision du monde s’est métamorphosée. Puis, il l’a trahi au pire moment.

L’appel est refusé.

Non ! Elle essaye de joindre Elena puis Ermette. En vain. Bouche-bée, elle se relâche sous la surprise. Est-ce un signe ? Forcément. Ses sœurs et son frère répondent toujours présents – surtout à cause de « la semaine noire ». Ils sentent sûrement sa détresse d’où qu’ils se trouvent. Ils lui offrent par la force une nouvelle voie. À elle de choisir si elle souhaite se cramponner à eux un peu plus longtemps ou sauter dans le vide et voler de ses propres ailes.

Elle sent les battements de son cœur s’amplifier.

« Il faut que tu apprennes à t’accepter, grenouille, lui signait son père. Tu n’es pas un monstre, mais ma fille. »

Emiliana avait refusé son câlin et détourné son regard. Elle ne voulait pas recevoir ses conseils : car, cela ne pouvait signifier qu’elle se perdait. Son père ne lui avait pas laissé le choix, avec tendresse, il s’était saisi de son visage. Il forçait sur son articulation des mots qu’elle n’entendait pas – elle avait plus de mal qu’Erica pour la lecture labio-faciale :

« Dis oui à cette part de toi. Alors… »

Un sourire doux avait illuminé le regard de son père.

« Alors, tu seras enfin libre. Et nous serons là, quoi qu’il se passe le moment venu. »

Est-ce maintenant, ce « moment venu » ? Des larmes glissent de ses joues : comment en être sûre ? Et s’ils la retrouvaient à cause de lui ? Elle ne survivrait pas à une seconde « semaine noire ». Elle ne peut pas lui laisser prendre forme. Surtout ici. Elle reprend sa lutte. Il au bord de ses lèvres carmins.

Puis, elle cesse.

Elle en a marre de se battre contre elle-même, de se perdre dans son propre dégoût et de se complaire dans sa faiblesse. Emilia est une Errante, comme ses sœurs, comme son frère, comme son père, comme ses tantes et ses oncles. Elle fait partie de ce clan, de cette famille ! Ils la protégeront, peu importe les conséquences de le libérer.

Soudain, elle les sent tous. Edda essuie son visage, prête à quitter au moindre signe de sa part les vestiaires. Erica s’embrouille avec un professeur, tout en jetant des coups d’œil vers l’escalier à son appel. Elena mime de lire un livre, judicieusement placée à côté de l’alarme incendie. Ermette nettoie le laboratoire, situé à une quinzaine de mètres d’elle.

Emiliana pourrait en rire.

À la place, il attend. Pour la première en plusieurs mois. Il l’écoute.

« Grenouille. »

Son père lui apparaît.

« Accepte-toi. »

Alors, elle le relâche. Puissant. Inhumain. Libérateur. Terrifiant. Mortelle. Destructeur. Elle hurle, en harmonie avec lui. Elle regagne son contrôle sur lui. La fillette passée hurle. L’adolescente présente hurle. L’adulte future hurle. La banshee s’accepte et s’apaise.

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