Lys III

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Lys Habstock                                   25/11/63

Cher journal,

Je suis complètement paumée.

Je dis ça comme si c'était quelque chose de nouveau mais honnêtement je ne me souviens plus de la dernière fois où j'ai eu une idée claire de la direction à prendre.

Voilà que je me surprends à faire des parallèles entre ma situation actuelle et ma vie. On en est là alors ? L'impudente et acerbe Lys aurait-elle atteint le point de non retour ? L'abandon autobiographique ? Le baroud d'honneur de l'égo ?

Du factuel. Il faut que je m'accroche au factuel sinon je n'aurais plus l'inertie pour avancer.

J'ai la désagréable certitude que si je me laisse un peu trop de temps pour réfléchir, je risquerais de réaliser à quel point ma situation est sans espoir et baisser alors les bras pour me laisser crever dans un coin.

Mais c'est mort. Enfin pas moi encore, mais le fait d'abandonner... Je me rends compte à quel point mon humour s'est dégradé en même temps que ma situation, c'est assez affligeant. Où sont les pics et les envolées lyriques qui parvenaient à donner jusqu'alors l'illusion que j'avais quoi que ce soit à apporter à une conversation ? Où est mon déguisement social...?

Désolé cher journal, je relis cette page et je me rends compte qu'elle ne sert à rien. C'est insipide. C'est vide. Ce sont les bougonneries d'une gamine vexée d'avoir perdu.

Je te laisse pour l'instant.

Autant j'étais passée maître dans l'art de décevoir les gens, autant me décevoir moi-même était une nouvelle saveur que je venais d'ajouter au buffet amer de ma vie. Non pas que j'étais étrangère à l'échec, mais plutôt que celui-ci avait normalement la décence de glisser sur moi comme sur une patinoire d'indifférence.

Ce n'était pas le cas aujourd'hui.

Mes doigts, soucieux de mettre fin à l'agacement que me provoquait la relecture de cette ajout désastreux à mon journal, s’empressèrent d'arracher sèchement la page incriminée avant de l'abandonner, froissée, sur le sol du nouveau nid de puces dans lequel j'étais venue me réfugier pour ma huitième nuit solitaire.

Ma jambe allait mieux et je progressais à un rythme correct. Pourquoi alors étais-je encore plus pessimiste que quelques jours auparavant ? L’apitoiement m'insupportait. Cet endroit commençait à me transformer en geignarde. Il fallait que je m'échappe de cette pente glissante.

Taper du pied en pignant sur l'injustice du monde et en attendant que le grand schéma des choses nous remette spontanément sur les rails, sur Lula, cela marchait rarement. Et par rarement j'entends qu'en général ceux que j'avais pu voir prendre cette tangente n'avait pas tardé à devenir des statistiques.

Ce petit élan d’orgueil me remit les idées en place. Ma bouche s'étira en un sourire froid mais décidé et mon cul quitta le sol pour se bouger à nouveau vers un hypothétique salut.

Trois minutes plus tard je nageais à nouveau dans l'environnement hostile qui avait déjà manqué une fois de me transformer en repas, mon attention balayant les environs, attentive à la moindre source de danger, consciente que mon influx ne me sauverait pas les miches in extremis une seconde fois.

Ce n'était pas une science exacte après tout.

L'influx pouvait être imaginé comme une sorte de toile. Comme un invisible et impalpable réseau nerveux dans lequel chaque être représenterait un « nœud ». Dans cette analogie barbare qui me vaudrait sans doute un regard assassin de la part de tout chercheur digne de ce nom, les canaux de communications habituels, la voix, la gestuelle, seraient représentés par de claires et puissantes impulsions parcourant ce réseau. Mais c'est là que les choses deviennent intéressantes.

Historiquement nous avions toujours pu capter ces signaux, les interpréter et en renvoyer. C'est la base même de l'interaction sociale. Mais l'obtention d'une Âme-I s'accompagnait toujours d'un affinement de cette perception de façon à nous permettre de capter les plus fines vibrations, les plus minuscules échos des signaux internes à ces nœuds où s’apprêtant à être envoyés. Mais encore fallait-il être attentif, voire doué.

Je n'étais pas spécialement douée pour percevoir, mais j'excellais pour ce qui était de cacher mes propres échos.

Il suffisait de penser tout bas. De ne vouloir qu'à moitié.

Quelque chose accrocha mon regard.

J'interrompis ma brasse, me laissant doucement dériver vers un Maoc pour m'en servir de couverture tandis que j'observais la forme blanche, ronde et imposante, qui venait de crever la monotonie de mon avancée.

Impossible de savoir si c'était la peur où l'excitation de la nouveauté qui faisait cogner si fort mon palpitant contre les barreaux de sa cage osseuse mais l'afflux sanguin supplémentaire était le bienvenu. Il s'agissait maintenant de comprendre et de ne pas faire d'erreur.

L'objet de mon attention était une sphère d'environ 5 mètres de diamètres, à l'aspect cotonneux, et qui flottait paresseusement au milieu d'une petite clairière, maintenue sur place par une sorte d'épaisse corde reliée au sol. Le tout ressemblait clairement à un mix entre une mine sous-marine et un cocon, et je sentis un petit frisson me remonter le long de la colonne à l'idée de ce que cette chose avait pu renfermer autrefois.

Autrefois car la lueur des plantes qui poussaient de l'autre côté de la clairière me parvenait en transparence à travers les fines parois de ce que je pouvais supposer être de la soie, révélant que la chose était essentiellement vide.

Seuls quelques taches sombres indiquait la présence d'éléments à l’intérieur, mais rien qui ne dépassait ma taille ce qui était déjà en soit une bonne nouvelle.

Il devait donc s'agir du nid où du garde-manger d'une grosse bébête de Lula.

La chose la plus sage à faire était donc de décamper.

Ce que je ne fis pas.

L'une des silhouettes captives venait de harponner mon sens des priorités.

Des angles nets. Un profil compact qui m'évoquait de vagues souvenirs. Un reflet métalliques entre deux nappes de soie. Ce qui semblait être une crosse en pointe et un chargeur semi-circulaire.

N'importe quel connaisseur aurait immédiatement reconnu un impacteur cinétique de la Pioneer Foundation, modèle du deuxième trimestre 58 avec chargeur étendu et frein de bouche.

N'étant pas une connaisseuse, je voyais là un flingue et ça me suffisait largement.

Un quart d'heure me suffit à inspecter les environs, m'assurant qu'aucun gêneur ne viendrait déranger mon casse du siècle et prenant note des cachettes et échappatoires potentiels. Le but étant d'éviter de perdre bêtement la vie en tentant d'augmenter mes chances de la garder.

C'est donc avec une certaine appréhension que j'effectuai ma première observation rapprochée du cocon de soie. Les parois n'étaient pas collantes ce qui me confortait dans l'idée qu'il ne s'agissait que d'un moyen de stockage et non d'un piège à curieux, et le sommet était percé d'une entrée d’environs 50 centimètres dans laquelle je n’eus aucun mal à me glisser.

J'étais tout sauf claustrophobe. Les endroits clos avaient pour moi quelque chose de réconfortant. La proximité des parois sécuritaires me permettait de réduire quelques instants mon monde à un espace plus limité, plus simple, et plus contrôlable. Je devenais alors la reine d'un royaume de poche dont je pouvais atteindre chaque extrémité et qu'il m'était possible d'emplir à ma guise de ma présence. Pas d’œil indiscret pour épier mes déviances. Pas de témoins pour aller rapporter que je me curais le nez, où que je m'abandonnais aux plaisirs solitaires.

Mais bien entendu ce n'était pas ce que j'étais occupée à faire en cet instant.

L’intérieur du cocon était divisé en sorte d'alvéoles, de tailles variées, parfois obstruées par une couche légèrement plus jaunâtre que le reste de la soie qui emplissait actuellement tout mon champ de vision.

Mon couteau quitta donc son étui, la fouille commença et s'interrompit rapidement.

Le premier voile que je venais de percer me cachait jusque-là une vision qui me fit lâcher mon ustensile et me figer.

Il était fréquent sur Lula de tomber sur des cadavres de malchanceux et j'avais moi-même pu en observer suffisamment pour que cela n'ait plus vraiment le même impact émotionnel. On en venait même rapidement à développer un humour macabre et des habitudes malsaines, comme celle d'ajouter un petit crâne sur son journal à chaque corps trouvé.

Il était généralement considéré comme normal de fouiller le corps, de récupérer les affaires utiles et l'Âme-I du défunt afin de s'en servir à une ultime occasion, comme hommage, lui permettant de participer une dernière fois à l'exploration de Lula.

Alors pourquoi une réaction aussi conséquente ? Ce n'était pas la surprise. C'était simplement nouveau pour moi qu'un de ces cadavres arborait un visage que je connaissais.

Hélène. Ou plutôt la partie supérieure d'Hélène.

Ils étaient donc descendus me chercher ?

Un nombre conséquent de sentiments et de sensations me frappèrent d'un coup, submergeant mon cynisme sous une dose nauséeuse d'émotions.

L'incompréhension. Mes équipiers étaient descendus me chercher.

Un réchauffement violent de mon palpitant. Mes équipiers tenaient suffisamment à moi pour descendre me chercher.

La douleur. Mes équipiers tenaient suffisamment à moi pour descendre me chercher, et y avaient sans doute laissé leur peau.

Mes yeux se fermèrent un instant, fuyant la vision du corps déchiqueté de mon ancienne... collègue? Amie? Je ne savais plus trop quoi penser. Mes mains tremblaient. Mon influx ne surveillait plus rien du tout et, pire encore, devait faire office de véritable phare pour toutes les monstruosités environnantes.

Quelque chose n'allait pas. J'avais mal. Ma tête tournait et une violente douleur enflait dans ma nuque et dans ma poitrine.

Tout ça n'avait aucun sens. Comment étaient-ils descendus ? Pourquoi en avais-je quelque chose à foutre ?! Mon esprit était-il en train de se dégrader au point de me faire voir des choses ?

Mes yeux se rouvrirent pour m'informer que non. C'étaient bien les restes de la jeune femme avec qui j'avais travaillé pendant 4 ans. Avec qui j'avais flirté et dont j'avais partagé la couche plusieurs fois. Celle à qui je n'avais pas donné ce qu'elle attendait de moi. Celle avec qui je m'étais disputée juste avant ma chute.

Ma main franchit péniblement les centimètres qui me séparaient d'elle pour frôler sa joue gelée et appuyer doucement du pouce sur sa lèvre inférieure qui avait perdu tout le charnu qui m'avait tant plu. Je mis quelques instants de plus pour réussir à abaisser ses paupières sur les yeux vitreux qui me fixaient, figés dans une terreur sans nom. C'était bien plus dur qu'on n'aime le romancer et je dus me débattre un peu avec ses cils qui s'arrachaient d'eux-mêmes, enlevant toute solennité au moment.

Étrangement son Âme-I, qui aurait dû être revenu auprès d'elle suite à sa mort n'était pas là. Cela accrocha suffisamment mon attention pour que je le relève mais je n’eus pas vraiment le temps de m’appesantir là-dessus.

J'aurais aimé que quelques minutes de plus me soient accordées pour mettre de l'ordre dans le tourbillon de pensées qui me rendaient nauséeuse, mais quelque chose de massif heurta soudain le cocon, et la panique balaya tout le reste.

L'instant d'après j'étais cachée derrière le cadavre d'Hélène, observant en transparence la silhouette menaçante qui évoluait vers l'entrée.

Lys tu es une sale conne. Une crétine. Une putain d'idi-

Deux pattes chitineuses, d'un blanc laiteux, affûtées comme des couperets et dont chaque section devait faire à peu près ma taille venait d'entrer dans le cocon, écartant l'ouverture pour laisser passer une tête plate toute aussi alarmante munie d'une foule de globes oculaires sinistres et de quatre mandibules effilées.

Je tentais de reculer vainement, le dos collé à la paroi, consciente que la bête sentait ma détresse. Une patte se leva et un premier coup s'abattit... dans la cage thoracique du cadavre qui me servait de bouclier en cet instant. Le choc me coupa le souffle malgré cette première défense et mes renforts pectoraux. Mon estomac faillit se retourner tandis que le membre aiguisé se retirait, paré d'abats poisseux de feue ma partenaire et j’eus tout juste le temps de me baisser qu'une paire de mandibules tranchait net la tête de ma protectrice en deux, au niveau de la mâchoire.

Si à cet instant j'avais eu la latitude de réfléchir, j'aurais compris que la bête n'avait pas clairement remarqué ma présence et ne s'occupait en fait que d’achever sa proie. Mon étalage d'états d'âme avait sans doute donné l'illusion que cette dernière était encore en vie et venait de se réveiller dans la détresse.

Mais le fait est que je n'avais pour le coup pas cette présence d'esprit. Mon mouvement vers le bas pour esquiver la morsure fit buter ma main contre le couteau que j'avais lâché un peu plus tôt et je fis la seule chose à laquelle mon cerveau terrifié m'autorisait à penser en cet instant. Je me mis à furieusement trancher la soie derrière moi, creusant une voie vers mon salut.

Au diable le fusil d'assaut. Au diable Hélène. Fuir. Me cacher. A ce moment précis, plus rien d'autre ne comptait.

*****

- Mais bien sûr Lys, un autre complot j'imagine ? Comme le fait que Madagascar serait une île artificielle ? Comme le genre de connerie où tu nous sors que ton sein droit vibre quand ton Âme-I se relocalise auprès de toi ? Nan mais tu t'entends parfois ?

- Je ne te dis pas que tout est forcément faux, mais admets que le nombre d'infos « oubliées » autour de la chute est quand même étrangement élevé pour quelque chose qui s'est passé il y a seulement 62 ans, non…? Et puis si la lune avait vraiment heurté la terre, où sont les débris sur la surface ? Où sont ceux en orbite ? Où est la lune, Rhodes ?

- On s'écarte du sujet là, non ?

- Non, c'est littéralement l'un de mes arguments... C'est quand même marrant que cette immense morceau de croûte terrestre ait été arraché pour révéler Lula, mais que la planète en question ne présente aucun dommage alors qu'un tel cataclysme a eu lieu juste au-dessus d'elle.

- Ok j’admets que c'est discutable, mais mes grands-parents eux-mêmes disent avoir vu la lune tomber.

- Tes grands-parents auraient été assez prêts pour la voir, ils seraient morts, Rhodes.

- Ne mets pas en doute l'honnêteté de mes aïeux.

- Je mets pas en doute leur honnêteté, je sous-entends juste que tes grands-parents sont peut-être un peu vieux...

Une moue mauvaise déforma le visage de Rhodes. Sa réponse se fit amère :

- Et toi, tes vieux, ils sont séniles ? Morts ? Ou juste t'en as aucune idée ?

La question de Rhodes était une vaine tentative pour me déstabiliser. Malheureusement pour lui, le jeune homme s'était complètement planté. Le sort de mes parents ne me concernait déjà plus que très peu, alors celui d'ascendants plus anciens que je n'avais jamais connus ?

Je m'étais contentée de souffler du nez en allant ouvrir la fenêtre du dortoir que je partageais avec mes partenaires, allumant une cigarette et me laissant choir sur le dormant.

Notre équipe n'avait jamais fait de miracles. En fait, je pense pouvoir dire sans trop de risque que la majorité de nos missions de terrain s'étaient soldées par un échec.

Cette propension à faillir n'était pas tant due à un manque de potentiel individuel mais plutôt à une cohésion bancale doublée d'un penchant pour la malchance. Bien entendu, ces déboires avaient instauré au sein du groupe un relationnel assez malsain.

Quand l'ambiance était bonne nous avions tendance à nous tapoter mutuellement sur l'épaule, conscient et compréhensif du poids moral que nos mésaventures forçaient sur nos partenaires. En revanche, dès que la fatigue, le stress où l'alcool se présentaient, cette empathie fataliste se transformait en une chasse aux sorcières où pointer du doigts et crier meublait l'essentiel de la conversation.

Et puis, bien entendu, comme dans toute équipe de pionniers, il y avait les tensions sexuelles...

- T'es pas obligé d'être cassant Rho', chacun a le droit d'avoir un avis sur la chose.

Les jambes de celle qui venait de décider de prendre part à l'échange étaient la seule partie d'elle que l'on pouvait apercevoir pendre du lit superposé dont elle occupait l'étage supérieur, se balançant paresseusement dans le vide. L’interpellé en revanche n'avait pas apprécié son intervention, visiblement décidé à me casser les ovaires sans garde-fou.

- Oh et qui voilà qui vient prendre la défense de son nouveau plan-cul ? On t'a sonnée, Hélène ?

- Même si c'était vrai ce n'-

- Te fatigue pas à nier, on dort dans la même chambre, hein. Et on a tous des oreilles.

- … sérieux, c'est quoi ton problème ce soir, Rhodes ? Tu as décidé d'être un sale con avec tout le monde ?

Il était de notoriété publique que les pionniers se montraient... bons vivants.

Le fait de flirter avec la mort à chaque descente justifiait en grande partie les comportements imputés aux membres de terrain de la Pionneer Foundation. Seulement ces extravagances s'accompagnaient aussi de règles tacites beaucoup moins connues du commun des mortels.

Par exemple, il était interdit d'entretenir des relations sentimentales avec un membre de sa propre équipe, et ce afin d'éviter que le reste de l'équipe ne soit plus une priorité aux yeux des tourtereaux.

Ou encore si deux pionniers d'équipes différentes venaient à avoir un enfant, il leur était très vivement déconseillé, pour ne pas dire interdit, d'effectuer une descente en même temps, simplement pour éviter que l'enfant se retrouve orphelin en cas de hasard malheureux.

L'alcool sur Lula était aussi proscrite, pour des raisons évidentes.

La quatrième occupante de la chambre écoutait l'échange sans intervenir comme à son habitude, assise au fond d'un des sièges que l'on était parvenus à piquer à l'une des salles communes de la branche résidentielle du complexe réservée à notre corps de métier.

Tess parlait très peu. En revanche, quand elle ouvrait la bouche, ses mots frappaient avec une douloureuse justesse et un faux tact qui avait tendance à faire vaciller même les egos les plus solides.

Mais ce soir-là, son expression blasée suffisait à nous faire comprendre qu'elle ne comptait pas prendre part à la discussion, un livre bien plus intéressant que nous occupant ses mains.

Seul représentant masculin au sein du groupe, Rhodes pouvait se montrer brute de décoffrage, mais restait foncièrement bien intentionné.

Le silence qui suivit la question d’Hélène suffit à lui faire remarquer l'ambiance pesante qu'il avait instauré. Un temps de pause suivit, puis le jeune homme se racla la gorge en se laissant tomber dans un autre fauteuil, laissant ses épaules s'affaisser dans une posture moins braquée.

- Excusez-moi, les filles, je suis fatigué c'est tout, et ce genre de remises en cause de l'Histoire avec un grand H ont toujours tendance à m'agacer. En plus quand on sait d'où viennent les « infos » en question...

Cette insinuation-là, par contre, faisait toujours mouche.

Un frisson me parcourut le dos et je dus faire un effort considérable pour ne pas aller lui écraser gentiment ma clope dans l’œil. Ma langue en revanche, je ne parvins pas à la retenir.

- Va chier, Rhodes. Cinis, c'est vraiment ça ta tactique pour me décrédibiliser ? D'un autre côté c'est vrai que vu le niveau de tes arguments il vaut mieux que tu les accompagnes de quelques coups de pute histoire de faire oublier tes capacités intellectuelles abyssales. Après tout... quand on sait de quel genre de famille tu viens...

L'atmosphère se tendit de nouveau au grand désespoir d'Hélène qui lâcha un long soupir tandis que l'intéressé, piqué au vif, se relevait pour venir agripper le col de mon pyjama.

Je m'attendais à sentir son haleine chaude postillonner moult propos colorés à quelques centimètres de mon visage mais j’eus à la place la désagréable surprise de sentir ma lèvre se fendre sous un coup de tête véhément qui me fit tituber en arrière et lâcher ma cigarette.

Un juron. Un goût métallique entre mes dents.

J'avais maladroitement oublié que Rhodes était réputé pour avoir le sang chaud et perdre facilement le contrôle.

Je l'avais clairement vue, l'expression hésitante de celui qui venait de me frapper et qui réalisait un peu trop tard qu'il venait de dépasser des limites que lui-même trouvait odieuses, mais je n'en avais cure. Le sang qui ne goûtait pas de ma lèvre n'avait fait qu'un tour et déjà je me propulsais en avant toutes griffes dehors, prêtes à en découdre avec mon équipier.

Il ne me fallut que quelques secondes pour prendre le dessus, mon séjour, si décrié, chez Cinis m'ayant bien mieux préparée au combat que les quelques formations à la self défense délivrées par la Pioneer.

Nous n'étions pas censés nous battre contre des humains après tout.

Le temps qu'il comprenne ce qu'il se passait, mes paumes venaient de frapper une deuxième fois de chaque côté de sa tête, comprimant ses tympans et malmenant son oreille interne. Mon genoux suivit mais manqua son objectif, l'atteignant seulement au niveau de l'aine plutôt que dans la cible à 100 points. Je m’apprêtais à corriger le tir en l'achevant plutôt d'un coup de coude dans le creux de la clavicule quand mes mouvements furent soudain ralentis à un point proche de l'immobilité. Mes poumons se mirent à douloureusement lutter pour fonctionner et mon regard se tourna vers la seule de la pièce qui ne semblait pas souffrir du changement soudain de densité de l'air, toujours plongée dans son livre. Sur son visage se trouvait son Âme-I, un masque à gaz blanc bardé de symboles luliens.

Tess en avait eu marre de nos conneries.

Le message était clair, pas besoin de l'exprimer, elle nous bloquerait ainsi tant que l'on ne se serait pas calmé.

Son Âme-I était assez effroyable. Elle lui permettait de modifier à sa guise la densité de l'air pour peu qu'elle soit aussi calme que possible. Elle était la seule alors à pouvoir se déplacer dans le diorama figé que son étreinte invisible créait, l’autorisant en l’occurrence à continuer de tourner les pages de son bouquin tandis que tous les autres occupants de la chambre n'arrivaient quasiment plus à respirer.

Cette torture dura une minute avant que l'air reprenne son état normal et ne nous laisse tous deux tomber à genoux, toussant, crachotant, respirant de façon saccadée.

Tess avait relevé légèrement le regard de sa page, l'air d'attendre de ma part une confirmation qu'elle n'avait pas besoin de réitérer l’expérience.

Je mis mon ego de côté quelques secondes pour lui faire un signe de main confirmant ma soumission entre deux inspirations brûlantes.

Une autre voix en revanche, essoufflée et vindicative, nous parvint du haut du lit superposé.

- Putain ! J'y étais pour rien, moi !

La victime collatérale en question s'était redressée pour nous fusiller du regard depuis son perchoir, la respiration encore précipitée par la privation de la minute précédente. Hélène reprit, trouvant je ne sais où la force d’enchaîner des phrases alors que ma propre respiration ne s'était pas stabilisée.

- Vous deux, c'était vraiment bas comme remarques, vous savez très bien qu'on à tous des plaies qui ont du mal à se refermer. Comment voulez-vous qu'on soit une équipe si vous vous amusez à retourner les couteaux qui y traînent à chaque fois qu'un débat se présente ?!

- Mais c'est Lys qui a commencé !

- Pas vraiment, non...

Quelques secondes de réflexions et Rhodes se sentit con.

- Oui... ok c'est vrai je plaide coupable. C'est juste que ses sarcasmes sont ultra chiants et n'aident en rien à la discussion.

- J'ai simplement peur que tu n'arrives pas à suivre si j'utilise des arguments logiques.

- Lys !

Un pincement de lèvres de ma part. J'avoue avoir été moins mature que Rhodes qui, lui, avait fait mine de ne pas entendre cette nouvelle pique, mais je n'appréciais vraiment pas me faire réprimander.

Ma camarade soupira avant de descendre de l'échelle, nous fixant Rhodes et moi pendant de longues secondes dans un silence que ni lui ni moi n'osa rompre avant de finalement sourire en levant les yeux aux ciel, lâchant d'un ton amusé :

- Vous êtes vraiment des emmerdeurs, tous les deux, vous le savez, ça ? Mais bon, je vous aime bien quand même.

- Surtout elle, du coup, vu ce qu'on a ent-

- Rhodes !

- C'est bon, je déconnais !

La tension était retombée. Hélène avait ce fichu talent de désamorcer la plupart des conflits d'une manière que j'aurais du mal à décrire autrement que comme magique. Je suis persuadée qu'elle nous ensorcelait ou je ne sais quoi.

Un regard compris fut échangé entre Rhodes et moi, accompagné de timides sourires désolés et le conflit se dissipa pour de bon.

Mais Hélène n'avait pas fini. En deux pas, elle était devant Tess, la fixant avec intensité.

- Et toi, certes je te suis reconnaissante d'avoir stoppé l'altercation musclée des deux autres, mais ça ne pardonne pas le fait que tu te permettes d'utiliser ton Âme-I sur ta propre équipe. Tu auras l'air bien conne si quelqu'un finit à l'hosto un jour avec ce que tu auras fait subir à son corps. Donc évite le numéro de la nana qui plane bien au-dessus des conversations puériles de ses congénères alors que ta méthode était tout aussi brutale que la leur.

Tess n'avait pas relevé les yeux de son livre, mais il était clair qu'elle écoutait, aucune page n'ayant été tournée depuis le début de la tirade de sa capitaine d'équipe. Finalement elle soupira et claqua son livre, retirant son masque pour fixer Hélène de ses yeux noisette.

- Je n'aurais pas eu à le faire si celle dont c'est le rôle était directement descendue régler le conflit.

- Ne t'y mets pas toi aussi.

- Navrée, mais je ne pense pas avoir à me faire le moindre reproche.

Elles se toisèrent quelques secondes, une lueur de défi dans les yeux de la liseuse. Finalement Hélène soupira et décida de ne pas donner suite, retournant vers Rhodes et moi qui nous étions accoudés au rebord de la fenêtre pour essayer d'exposer nos opinions, dans le calme cette fois-ci.

J'avais la main.

- Nan mais pour tes grands-parents, qu'on se comprenne, je ne dis pas qu'ils mentent. Juste peut-être qu'ils embellissent un peu, comme on le fait tous... Ils ont dû sentir les secousses, comme tout le monde, mais tu m'as dit qu'ils vivaient en Espagne... C'est littéralement de l'autre côté du globe.

Le jeune homme marqua un temps de réflexion, digérant ce que je venais de dire avec difficulté avant de reprendre, un peu plus hésitant :

- Mais pourquoi s'amuserait-on à nous mentir, au juste ? Les archives confirment que la troisième guerre mondiale était en train d'éclater... Si le but était de couvrir les vraies raisons de la destruction du morceau de planète qu'il manque maintenant, pourquoi inventer toute cette histoire avec la lune ? Je veux dire, il aurait été bien plus simple de juste dire que c'était le résultat des bombes nucléaires directement au sol à cet endroit-là, non ?

- Il fallait aussi justifier de la disparition de la lune. Et ils n'auraient dans ce cas pas pu expliquer l'absence de retombées radioactives. Et puis pourquoi les tirs nucléaires auraient été concentrés sur cette zone bien précise ?

Je le voyais grincer des dents. Mes questions le mettaient mal à l'aise et quand il répondit, sa voix était incertaine, prudente :

- Admettons... Mais alors que se serait-il vraiment passé il y a 62 ans ? Et puis... cacher tout ça à toute l'humanité, ça me paraît un peu gros.

- Avec le grand blackout il n'y a aucune donnée électronique qui ait survécu à la chute donc c'était bien plus simple de museler ceux qui auraient pu savoir la vérité et créer de fausses preuves. Et pour ce qui est de ce qu'il s'est vraiment passé...

Je m'interrompis soudain, réalisant que j'étais en train de lui servir tout réchauffé les concepts que défendait Cinis. De nouveau je me retrouvais dans la peau de cette adepte que j'avais été et de nouveau ma bouche délivrait des paroles prosélytes auxquelles je ne croyais pas moi-même.

Hélène devait l'avoir remarqué elle aussi, car elle me toisait avec une moue lourde de sens. Mon silence dut être désagréablement long car Rhodes s'impatienta.

- Pour ce qu'il s'est vraiment passé, oui ?

- ... Ben j'en sais pas plus que toi en fait. J'étais pas encore née.

- Mais t'es sérieuse !? Tu me tannes depuis deux heures avec tes théories du complot pour me dire que finalement t'en sais rien ?!

- Mais ce que je veux dire Rhodes c'est juste qu'il faut pas avaler sans réfléchir la merde qu'on te jette entre les dents... Je t'invite juste à observer ces « vérités » avec un œil un peu plus critique, c'est tout.

Les hochements de têtes synchrones d'Hélène et de Tess m'informèrent que j'avais correctement corrigé le tir. Rhodes, en revanche, paraissait frustré, habité par l'impression d'avoir mordu à un hameçon qui n'avait mené à aucune de ces révélations juteuses qu'on lui avait fait miroiter.

- Merci Lys, j'ai juste l'impression d'avoir perdu mon temps...

Mon sourire navré ne sembla pas le consoler d'un iota.

- Désolé, Rhodes, mais c'est important de remettre en cause les choses qu'on considère acquises de temps en temps. Et pour ce qui est de Madagascar...

- Ah non ! Ferme-la !

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