Wayne I

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           WAYNE

Dans mes songes elle est toujours elle-même.

Dans mes songes son sourire est toujours authentique, ses yeux pétillants et son rire ensoleillé.

Dans mes songes je l’aime toujours.

Le contact de sa peau froide me réveilla en sursaut et, par réflexe, je l’expédiais d’un coup de pied en dehors du lit. Elle ne moufta pas en heurtant le sol mais j’entendis sa tête cogner sur le parquet, m’envoyant un frisson tout le long de la colonne vertébrale.

Combien de fois lui avais-je dit de ne pas me rejoindre dans le lit ? Dix fois ? Cent fois ?

Elle n’avait plus besoin de dormir après tout et n’avait jamais exprimé d’envies primaires quelles qu’elles soient. Alors pourquoi s’acharnait-elle à se glisser à mes côtés chaque nuit ?

Était-ce une autre forme de torture malsaine dont les Âme-I avait le secret ? La voir chaque jour ne suffisait-il pas ?

Je balayais d’un soupir ces questions auxquelles je n’espérais aucune réponse et me levai sans hâte pour venir la relever, regrettant tout de même la violence de mon geste.

-Excuse moi Emia. Tu m’as surpris. Mais je t’ai dit de ne pas venir dans le lit de nombreuses fois.

La voix égale mais toujours empreinte d’une sorte d’amusement de celle qui aurait très bien pu se relever sans mon aide vint comme chaque matin ajouter un petit poignard dans ce qui me restait de cœur.

-On dit que la persévérance est une magnifique qualité Wayne ♫

-Pourquoi fais tu ça ?

Pas de réponse bien entendu.

Emia restait là, droite comme un I, son éternel sourire interrogateur au visage.

Elle était la même depuis 16 ans, la même jeune fille devant laquelle je m’étais agenouillé et qui m’avait dit oui. Elle n’avait pas grandi, ses cheveux albâtres tombant en cascade derrière ses omoplates n’avaient pas poussé et ses yeux qu’elle ne fermait jamais n’avaient pas séchés. Son petit nez retroussé et ses petits sourcils irréguliers qui lui donnaient constamment cet air gentiment moqueur continuaient à orner le fin visage aux yeux amandes qui me faisait face.

Sans son teint pâle et le froid glacial de sa peau, on aurait pu croire qu’elle était encore vivante.

Mais je savais que ce n’était pas elle, que la seule chose qui conservait et animait ce corps sans vie était la robe blanche ornée de symboles luliens grisâtres qu’elle portait contre son gré et contre le mien. Mon Âme-I.

Les symboles, sortes de fusion d’estampes végétales et de circuits logiques, couraient sur ses hanches et remontaient le long de ses flancs pour quitter le tissu au niveau du col et terminer leur course sur la fine peau de son cou.

Je n’avais pas réalisé que ma main tenait toujours la sienne durant ma longue observation et mon mouvement de recul tandis que je la lâchais fut instinctif.

J’étais l’heureux possesseur d’une Âme-I qui comptait parmi les plus puissantes recensées.

J’étais le malheureux qui devait chaque jour côtoyer le cadavre de sa défunte fiancée.

Ma réflexion fut interrompue par la terrible vision d’un chiffre un peu trop élevé sur le réveil de ma table de nuit.

-Emia prépare les affaires ! On est en retard.

Bien entendu elle partie comme une flèche, exécutant docilement l’ordre que je venais de lui donner. Moi je pris malgré tout le temps d’aller me débarbouiller et me raser, laissant vagabonder mes pensées vers le moment où ce cauchemar avait pris racine.

****

J’avais alors 18 ans et mon séjour au Deleus Garden était en train de s’achever.

Ce qui m’avait semblé être une véritable colonie de vacances était en réalité le tremplin de toute la jeunesse vers l’âge adulte et beaucoup en sortaient profondément changé où traumatisé.

Pour ma part j’avais été enthousiaste dans ma participation aux entraînements et aux différents tests d’aptitudes, pressé de pouvoir enfin choisir mon prénom, obtenir mon Âme-I et retourner auprès de ma moitié.

Ma dulcinée et cadette d’un an pour sa part devait encore attendre l’année suivante pour que son tour ne vienne mais m’avait déjà confié comment elle prévoyait de se nommer.

Emma.

Elle voulait se nommer Emma.

Notre rencontre datait du jardin d’enfant et rien n’était parvenu à nous éloigner depuis. Pour tous ceux qui nous connaissaient, le fait que l’on soit fait l’un pour l’autre tombait comme une évidence, et rien n’était plus clair dans mon esprit que nôtre futur ensemble.

Je ne l’envisageais juste pas comme ça…

La nouvelle était arrivée comme une balle dans l’estomac. Un appel de sa mère qui me hurlait dessus que j’aurais dû être là pour elle. Et moi qui ne comprenais rien jusqu’à ce que mon esprit paniqué ne parvienne à relier quelques mots au milieu des sanglots. Un chauffard, un accident, morte.

Mon monde s’était soudain refroidi. J’étais resté hébété, incapable de répondre. Mon doigt avait raccroché machinalement et j’étais allé m’isoler dans mon dortoir pour décharger le cyclone qui hurlait dans ma tête.

Le lendemain n’eut pas lieu pour moi.

Celui d’après non plus.

La chambre que j’avais verrouillée était devenue mon cocon de deuil et le temps n’avait plus d’importance pour mon esprit embourbé dans le chagrin.

Finissant par ne plus pouvoir pleurer, je m'étais haïs intérieurement d’être incapable de trouver encore des larmes à verser là où mon corps avait épuisé ses réserves.

Je pourrais écrire des livres entiers sur ce que je ressentais alors mais m’y replonger serait, de toute façon, une expérience que je ne souhaite pas vivre.

Aussi violent soit le chagrin, il vient toujours un moment où le reste de l’existence vient réclamer à nouveau notre attention avec bien peu d’empathie.

Je dus donc me recenser, choisissant le prénom Wayne qu’elle avait trouvé tellement adapté à ma mine ténébreuse et à mon sens de la justice parfois un peu zélé, comme le héros éponyme, sauf qu’elle trouvait Bruce un peu trop agressif comme prénom.

Puis vint le moment d’obtenir mon Âme-I.

Ce qui m’irritait le plus, c’était l’excitation général ce jour là chez tout les autres jeunes adultes qui, comme moi, avançaient en file indienne dans les couloirs du Bunker qui renfermait le Deleus Cube, la source des Âme-I, ou Âme-Incarnées si vous préférez. Je me rappelle aussi vaguement de l’importante force militaire multinationale qui nous encadrait tandis que nous descendions dans ce dédale fortifié.

L’avancée était ponctuée de sas et de postes de contrôle où notre identité était vérifiée et re-vérifiée.

L’atmosphère entre ces murs d’un blanc stérile était étouffante. Il s'agissait d'un drôle de mélange de liesse, d’appréhension et de claustrophobie, accompagné d'une odeur de sueur que nous arrachaient un nombre à peu près équivalent de caméras et de fusils d’assauts braqués sur nous.

Pas même une mouche n’aurait pu atteindre le lieu de récupération sans un laissez passer.

Finalement la salle en elle-même était le clou du spectacle.

Une pièce sphérique d’une bonne quarantaine de mètres de diamètre aux murs bardés de capteurs dont je ne connaissais pas le moins du monde l’utilité avec, pour seul sol plat, une passerelle se déployant depuis l’unique entrée au seuil de laquelle nous étions invités à nous arrêter.

Le passage en question qui culminait déjà pour sa part à une vertigineuse vingtaine de mètres du fond, menait jusqu’au centre où un imposant cube gris faisant à peu près deux fois ma taille et décoré de symboles luliens dorés était fixé au dessus du vide par de puissant vérins hydraulique ancrés à chacun de ses sommets.

Le deleus cube était aussi impressionnant qu’on me l’avait décrit.

Premier artefact lulien ramené à la surface par Abraham Deleus lui-même et nommé en son honneur, il en émanait quelque chose d’impérieux, une présence qui faisait déglutir et baisser le regard respectueusement.

L’une des faces du pavé ésotérique en question était absente, ne laissant voir à l’intérieur qu’un néant surnaturel sur lequel l’œil ne parvenait pas à se fixer.

Fuyant la vision de cette abysse qui éveillait déjà en moi un début de migraine, mon attention se porta sur les parois convexes de la salle. En plus des capteurs, ces murs renforcés étaient percés de fines meurtrières dont dépassaient des armes de gros calibre réparties régulièrement sur toute la circonférence à deux niveaux, environ cinq mètres en dessous et au-dessus de notre hauteur.

Enfin, de l’autre côté de la salle et du cube, Une grande baie de verre blindée donnait sur un salon de velours rouge dans lequel les grandes pontes du monde venaient observer la nouvelle génération avec un œil expert, choisissant déjà lesquels seraient ensuite démarchés dans l’optique de les rallier à leurs rangs.

Le luxe arrogant qui nous faisait face contrastait vivement avec l’aspect froid et martial du reste des lieux et nous rappelait gentiment que ce qui allait suivre définirait sans doute notre place dans la société.

Dans le lot de célébrités et grands patrons qui nous toisaient déjà comme on observe des têtes de bétail à une foire agricole, trois visages ressortaient.

Félix Outremonts le patron de Hornet Industry, un cocktail coloré à la main, était assis à une table où se déroulait visiblement une partie de carte passionnante. Son look décontracté se voulant « moderne » dénotait avec les costumes taillés sur mesure du reste de la jet set présente, mais aucun d’eux n’aurait osé lui en tenir rigueur, de peur sans doute de voir leur entreprise rachetée et liquidée.

Dans un coin du petit salon, entourée d’une tripoté de gardes ressemblant plus à des croisés qu’à des hommes de main se trouvait Crona Quiet, la timbrée à la tête de la secte Cinis. Les regards fuyant qu’elle récoltait de la part des autres témoignaient de la dangerosité de la bête, mais parmi les riches couards, un regard agacé ne se détournait pas, la fustigeant avec insistance.

Ce regard émeraude, c’était celui de Vassilia Romélie, ma future patronne, dirigeante de la pioneer foundation. Debout de l’autre côté de la salle, elle était elle aussi flanquée de deux gardes du corps au look un peu plus classique et se tenait droite et digne, alternant entre coups d’œil assassin à Quiet qui faisait mine de l’ignorer et regard encourageant dans notre direction.

Ces trois-là étaient au sommet de la chaîne alimentaire, et personne n’aurait été assez fou pour tenter de les en détrôner.

Je m’en foutais. Tout ça ne m’intéressait plus. J’étais mort à l’intérieur.

Je crois que celui avant moi avait sorti du cube une sorte d’instrument de musique à cordes aux formes étranges et marqué, comme toutes les Âme-I, des symboles luliens toujours aussi indéchiffrables. L’air ravi sur son visage me laissa penser qu’il s’attendait à un résultat de la sorte et mon esprit vint à se demander de quel genre de pouvoir disposait cet engin.

Je ne pus pas y réfléchir longtemps car on me fit sèchement comprendre que c’était mon tour. Mon regard éteint devait être assez navrant car déjà je pouvais voir la majeure partie des VIP se désintéresser pour se concentrer plutôt sur leurs verres de vin hors de prix.

Je ne fis aucune cérémonie, avançant sur la passerelle jusqu’à l’artefact et plongeant ma main dans l’obscurité froide et opaque du cube restant ainsi quelques secondes jusqu’à sentir soudain la caresse d'une étoffe sur mes doigts. Quand je ressortis la main, elle tenait fermement une robe d’une blancheur immaculée aux symboles luliens grisâtres. Et je n’eus même pas le temps de m’en étonner qu’elle s’évapora.

Un silence stupéfait avait envahit la salle et je n’eus que le temps de capter le regard intrigué de dame Romélie que déjà on me tirait hors de la salle pour m’examiner sous toutes les coutures, les scientifiques voulant comprendre où était passé mon Âme-I.

Rien ne fut trouvé et on me renvoya sommairement dans ma chambre où je ne pus que me contenter de m’abandonner au sommeil. Pas d’Âme-I ? C’était une première historique mais je m’en fichais. J’avais déjà perdu celle qui devait m’accompagner dans la vie.

Elle arriva le lendemain vers midi. Couverte de terre, les pieds nus, habillée de cette robe blanche qu’elle ne quitterait plus jamais. Elle devait avoir couru à une vitesse ahurissante pour être arrivée en si peu de temps.

Quoi qu’il en soit je ne pouvais nier que c’était son visage, son petit sourire interrogatif et sa voix amusée que j’avais devant moi, au milieu du réfectoire, devant le regard médusé des autres pensionnaires.

« Coucou Wayne ♪ »

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