55:55.50

11 minutes de lecture

Lorsque la gifle s’écrasa contre sa joue pour la cinquième fois, Leïla ne ressentait déjà plus rien. Elle cracha une nouvelle gerbe de sang contre son gré, et le filet de bave mêlé au liquide rouge coula sur son menton. Mais elle n’en eut pas conscience. Sa tête s’écrasa contre son épaule. L’homme face à elle pouvait continuer à la frapper tout son saoul, elle ne réagirait plus. Sa formation l’avait préparée à ce genre de situation. On lui avait appris à faire semblant d’être morte, à protéger ses organes vitaux, à résister à la douleur. Le but était de pouvoir reprendre le dessus quand l’assaillant avait abandonné la torture. Mais là, précisément, dans la situation actuelle, le problème venait de tout ce qu’on lui avait appris. Elle aurait préféré y rester une bonne fois pour tout et que tout s’arrête plutôt que, son corps surentraîné, résister et faire durer le supplice. Là, précisément, dans la situation actuelle, elle ne cherchait même plus à appliquer ce qu’on lui avait appris. Là, précisément, dans la situation actuelle, elle n’avait plus envie de se battre. Si ce type voulait lui faire la peau, elle ne s’y opposerait plus. Elle aurait été incapable de dire pourquoi elle abandonnait si facilement, mais une chose était sûre, elle n’avait plus envie de se battre.

  Elle ne comprenait même pas pourquoi elle était là. Ni qui était ce type. Et peut-être que sa volonté d’en terminer venait de l’absurde de la situation. Elle était l’une des meilleurs agents de France, elle avait résisté à des créatures que le commun des mortels n’aurait jamais imaginées dans ses pires cauchemars. Mais là, précisément, dans la situation actuelle, elle se retrouvait attachée à une chaîne en train de se faire rouer de coups par une petite frappe de banlieue. Elle avait survécu à des attaques cataclysmiques et c’est cette espèce d’abruti qui allait la tuer. La vie n’avait vraiment aucun sens. La vie avait une forme d’humour qui parfois ne faisait rire qu’elle.

  Sans vraiment remuer, elle ouvrit en toute discrétion un œil boursouflé par les coups de poings et de gifles qu’elle avait reçus quelques instants auparavant. La première chose qu’elle vit furent les murs de tôle du local et le sol mi-béton, mi-sableux par endroit. Un hangar. Puis elle ramena son esprit sur son agresseur. Le type était plutôt petit et le visage lui rappelait vaguement quelque chose mais elle n’aurait su dire ni où ni quand. Ce n’est que lorsqu’elle le vit que la mémoire, embrumée par les assauts répétés du gars en face d’elle, lui revint comme un boomerang : un bras en écharpe. avec manifestement un plâtre qui remontait jusques à la clavicule. Aucun doute possible. Le type de la nana de la ruelle. Celui à qui elle avait démonté le bras. Celui-là même qui lui avait affirmé qu’ils la retrouveraient. Ils… Qui ça ils ? Les différents indices remontèrent à la surface, comme les pièces d’un puzzle qu’elle aurait retrouvées par hasard en fouillant dans la boîte. Les différents éléments tissèrent des liens entre eux et le dessin commença à apparaître dans son esprit. Le type de la ruelle. Le type du café. Bon. Ca en faisait déjà deux. Peut-être y en aurait-il d’autres. Combien ? Aucune idée. Il faudrait qu’elle reste sur ses gardes. La compréhension de la situation, bien qu’absurde, lui redonna un peu de forces et elle était maintenant bien décidée à mettre en pratique toutes ses années d’entraînement. Mourir stupidement pourquoi pas, mais pas avec cette bande de connards.

  Tout ceci ne lui expliquait pas comment elle avait pu se retrouver assise sur cette chaise décharnée, les mains attachées au dossier et chacune de ses chevilles solidement fixée à un pied de la chaise. La seule chose qu’elle était en mesure de constater sans avoir réellement besoin de bouger était qu’elle avait encore ses vêtements, et qu’ils étaient en parfait état, exception faites des gouttes de sang qui parsemaient le haut de son chemisier. Ces types n’avaient manifestement pas l’intention de la violer. Juste de la tabasser. C’était une bonne chose. Mais comment avait-elle fini sur cette chaise ?

  Elle se souvenait vaguement être sortie pour des courses, un gars lui avait demandé l’heure… Et… Oui… Ca y était ! Tout se mettait en place. Il y avait bien un troisième homme. Petit, trapu. Il l’avait abordée pour lui demander l’heure et le temps qu’elle réponde elle avait senti comme une piqûre dans le cou. Puis le noir. D’accord. Elle avait compris comment elle s’était retrouvée dans cette situation mais elle ne savait pas où elle était. Qu’importe, elle s’en soucierait quand elle se serait débarrassée d’eux. D’une main agile elle tenta de vérifier son poignet pour…

  — Alors connasse ! T’es réveillée ? On l’entend moins ta grande gueule maintenant hein ?

  L’homme au bras en écharpe l’interrompit dans ses réflexions avec une voix nasillarde.

  — Tu fais moins la fière sur ta chaise ! Mes potes et moi on n’a pas beaucoup apprécié la manière dont tu nous as parlés la dernière fois. Alors on s’est mis d’accord et on pense que tu as besoin d’une petite leçon.

  Il s’approcha d’elle d’une démarche claudicante. Non pas qu’il boitât mais il avait plutôt la démarche de quelqu’un qui n’avait pas correctement développé ses appuis moteurs pendant sa croissance. Il était tout prêt d’elle maintenant. Il eût été totalement inutile de jouer les morts ou le coma, il s’en serait rendu compte. Leïla ne chercha donc pas à faire croire à un évanouissement. Pour autant, le visage tuméfié, il lui était difficile d’ouvrir correctement les yeux. Un cri involontaire lui échappa quand il se décida à remettre sa tête d’aplomb en la tirant par les cheveux. Les doigts râclaient le cuir chevelu à la recherche d’une prise suffisante pour tirer la tête d’un coup.

  — Tu sais qu’t’es mignonne ? Ce serait dommage de t’abîmer. Enfin… Ce serait dommage de t’abîmer, tout de suite. Dit-il en appuyant sur les derniers mots. En fait, tu es même tellement jolie que je suis prêt à te laisser entière. Si bien sûr tu es vraiment très respectueuse de moi et mes potes.

  On y était. Cette bande de débiles avait bien prévu de lui faire subir des choses contre son gré.

  — On dit « mes potes et moi » trou du cul ! Articula-t-elle dans un murmure.

  — Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?

  — J’ai dit : on dit « mes potes et moi ». Quand on est bien élevé on finit toujours par soi-même.

  La tête partit vérifier s’il n’y avait rien dans son dos quand il lui décocha un revers de la main si fort qu’elle se demanda d’où il pouvait tirer cette énergie. Logiquement avec son bras cassé, il devrait se trouver en situation de déséquilibre, mais il semblait n’en avoir cure. Sa petite stature sans doute qui lui assurait un point d’équilibre bas.

  — Tu te prends pour qui à me donner des leçons sale gouine ? Tu sais quoi ? Mes potes et moi on va t’apprendre la politesse.

  Il lui empoigna les cheveux au niveau du front et lui tira la tête vers lui. Ses yeux d’un noir d’encre fixèrent les yeux de Leïla tout aussi noirs mais beaucoup plus vifs qu’il ne le pensait. Un instant les deux personnages se jaugèrent et Leïla vit toute la détermination de son agresseur. Aucun doute, ils ne la laisseraient pas ressortir vivante de cet enfer. A cet instant exactement elle comprit que ce serait ou eux ou elle. Et qu’il n’y aurait aucune alternative. Le visage pratiquement collé au sien il siffla un son strident. Aussitôt deux types de taille moyenne mais à la carrure imposante entrèrent dans la pièce.

  Leïla était maintenant tout à fait alerte. Tous ses sens étaient en éveil, aiguisés comme des lames de rasoir. Il en allait de sa vie. Elle ne quitta pas les deux nouveaux arrivants de yeux. Et elle ne dut les quitter du regard que lorsque l’un d’eux contourna sa chaise pour venir se placer derrière elle. L’autre s’était mis sur le côté mais elle l’avait encore dans son champ de vision.

  La situation devenait compliquée. Brakacé était toujours face à elle, à une distance d’environ trois mètres, un sourire satisfait sur les lèvres. Il était clair que pour lui l’affaire était pliée : dans quelques secondes la nana face à eux se plierait à leurs exigences ou elle y resterait. Bragoche 1 était les bras croisés dans un angle gauche, de vue médiocre, à une distance d’environ deux mètres. Bragoche 2 était dans son dos. Elle avait soupesé le poids de la chaise et estimé la résistance des cordes. Il était clair qu’elle n’était pas Natacha Romanov et qu’il était peu probable qu’elle puisse faire un salto arrière pour casser la chaise et jouer aux nunchakus avec les montants. Un sourire inattendu se dessina quelques secondes sur ses lèvres, avant qu’elle ne se ressaisisse. Les cordes avaient des nœuds vraiment serrés et elle ne pourrait pas…

  Sa tête fut violemment tirée en arrière tandis qu’un son caractéristique d’un cran d’arrêt se faisait entendre. Elle avait une vue parfaite mais à l’envers sur le visage de son assaillant. Dans d’autres circonstances il aurait pu être beau avec ses yeux en amandes d’un vert émeraude et sa bouche fine. Des pommettes saillantes et des sourcils fins. Mais pour l’heure, Leïla ne vit que deux grandes épaules carrées et des bras à réduire en bouillie une barre à mine.

  — Alors ma toute belle, dit-il d’une voix rauque, on fait sa vilaine ? Tut tut tut… Ce n’est pas une gentille fille ça…

  La lame. Froide. Le couteau qu’il avait dégainé glissa sur sa joue et elle sentit le fil aiguisé se promener sur tout son visage. Elle eut un petit hoquet quand celui-ci entailla légèrement son maxillaire bas. Elle sentit aussi le moment où la lame se détacha de sa peau pour prendre un élan avant de la frapper. Elle se prépara à encaisser le coup. Sans doute le dernier. Il y avait fort à parier qu’il allait viser la gorge ou peut-être le visage s’il voulait faire traîner les choses. Elle ferma les yeux et…

  — Bordel ! T’es qui toi ?

  Un coup étouffé pour toute réponse suivi d’une forte expiration et de la chute du couteau sur le sol. Elle traduisit un direct à l’estomac. Puis Bragoche 2 tomba au sol frappé à la nuque. Leïla se redressa instinctivement. Quoi qu’il se passât il était temps de réagir.

  — Putain ! Il est où ? C’est qui ce type ? S’écria Brakacé.

  C’est alors qu’elle le vit. Il apparut juste dans le dos de Brakacé et saisit le bandit emplâtré par le cou. Il serra et lâcha un corps inerte qui s’écroula comme une pile de linge sale sur le béton. Sitôt que le corps eut touché le sol. Il disparut. Il se volatilisa. Il s’évanouit. Il n’exista plus dans la seconde, le temps d’un battement de cils. Et pourtant il réapparu quelques mètres plus loin dans le dos de Bragoche 1 pour lui asséner un tranchant de la main dans la nuque suffisamment fort pour qu’il s’écroula sans réclamer son reste.

  Réveillée tout à fait, Leïla regarda autour d’elle. Les trois hommes qui allaient lui faire la peau étaient maintenant tous à terre pour un bon bout de temps. Seul restait debout son sauveur dans un trench-coat noir. Il lui sembla qu’ils se connaissaient.

  — Qui êtes-vous ?

  — Harry. Je suis Harry, un ami qui vous veut du bien.

  — Très drôle monsieur « Harry ». Qui êtes-vous ? Et qu’êtes-vous ?

  — Qui je suis on verra plus tard, et ce que je suis on verra plus tard aussi. Pour l’instant nous devons partir. Suivez-moi.

  Il s’approcha d’elle, s’agenouilla et commença à défaire ses liens.

  — J’avais raison. Vous êtes un téléporteur. C’est vous qui m’avait par trois fois empêchée de mener à bien mes missions. Vous êtes un téléporteur.

  Il s’interrompit dans son geste et leva son visage vers elle. Il portait un feutre gris anthracite et des lunettes de soleil aviateur. Manifestement il n’avait pas prévu de se laisser reconnaître.

  — Un téléporteur ? Croyez-moi Leïla… C’est un peu plus compliqué que ça… Dit-il en reprenant les cordes.

  — Et vous connaissez mon nom ? Mais qui êtes-vous putain ?

  — Il y a des moments où vous ne proférez pas de jurons ? … Je suis un chronosien.

  — Un quoi ? Un chronosien ?

  Leïla sembla chercher dans son esprit de vagues souvenirs. Soudain son visage s’éclaira.

  — Un chronosien ? Vous vous foutez de moi ? Quoi… Vous avez votre DeLorean garée dans la cour ?

  — Leïla…

  — Arrêtez de vous foutre de moi ! Les chronosiens n’existent pas !

  L’homme soupira en se redressant. Les dernières cordes qu’il avait fini par détacher le temps de leur discussion tombèrent au sol.

  — Très bien. Vous ne me laissez pas le choix. Prenez ma main.

  Leïla,toujours assise, le regarda intensément dans les yeux. Elle n’avait pas beaucoup de choix. Soit elle restait ici et elle prenait le risque d’y rester parce qu’elle ne savait pas où allait ; soit elle prenait sa main et elle avait la possibilité de partir avec un type probablement cinglé qui la truciderait quelques minutes plus tard. A tout prendre, c’était la solution la moins risquée. Elle pourrait toujours se défendre. Ou alors… Il restait une dernière hypothèse… Il disait la vérité. Si tel était le cas, c’était sans aucun doute la plus grande découverte de toute sa vie et aussi une chance unique et certaine de fuir.

  Après un instant d’hésitation elle lui prit la main.

  Elle se pencha droit devant elle et se mit à vomir un peu, quelques restes du petit déjeuner, avant que la nausée ne passa d’elle-même.

  — Ne vous inquiétez pas ça fait toujours ça la première fois, c'est le temps que vos organes s'habituent à la Fluctuation. Ca va se passer.

  Leïla releva la tête et s'essuya la bouche d'un revers de manche.

  — Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est quoi ça ? Où est le hangar ?

  Elle s’était redressée et regardait autour d’elle dans un état d’incompréhension total. En lieu et place du hangar, se trouvait la rue des Champs Elysées. Elle était même précisément au pied de son immeuble. En un claquement de doigt, ils s’étaient téléportés dans sa rue. Elle tourna la tête dans tous les sens cherchant un indice d’une anomalie quelconque, de quelque chose qui n'aurait rien à faire là, de quelque chose d'anormal. Comme si tout cela n’avait été que du décor.

  — Okay… Alors il va vite m’expliquer ce qu’il se passe Truman Show ! Dit-elle avec une pointe d’agacement dans la voix en se tournant vers l’homme qui était avec elle.

  — Je vous l’ai dit je suis un chronosien. Nous avons voyagé.

  — Quoi dans le temps ? Désolée mais j’aurais préféré quelque chose comme un voyage dans le futur ou aller voir les pirates… Si c’est pour me ramener chez moi, j’aurais pu le faire toute seule.

  — Regardez…

  L’homme la fit tourner sur elle-même pour lui montrer l’angle de la rue.

  De loin, Leïla vit une jeune femme brune, cheveux longs attachés en queue de cheval se mettre à trottiner pour un footing matinal.

  — Mais… C’est moi, dit Leïla dans un souffle. Je me souviens de cela, il y a un type qui va essayer de me poignarder ! Il faut aller la sauver ! Je veux dire, ME sauver... Enfin, elle, moi...Il faut faire quelque chose  !

  Elle se précipita pour aller se sauver elle-même de l’agression certaine, mais elle sentit aussitôt une main ferme se poser sur son épaule. Elle tourna la tête vers le propriétaire de la main.

  — Attendez. Suivez-moi et regardez.

  Il l’emmena quelques rues plus loin. Là, devant un café, gisait par terre une jeune femme. Et un homme en trench-coat noir semblait se pencher sur elle et lui parler.

  — Bon Dieu ! C’é… C’était vous ?

  — Ah non ! Ca c’est le patron. Moi, vous pouvez m’appeler Samuel.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aymris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0