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  Renaud ouvrit les yeux. Il était nu, au milieu d’une route. L’aube venait tout juste de naître. Les premiers rayons du Soleil vinrent lui chatouiller le visage et la fraîcheur de la rosée matinale le mordit à différents endroits de son être pour le réveiller tout à fait. Sa tête lui faisait un mal de chien. Comme s’il avait été percuté par un trente-huit tonnes. Et réellement, lorsqu’il s’examina il crut vraiment qu’un camion l’avait renversé. Son corps était couvert d’ecchymoses et il avait des courbatures partout. Une partie de son front avait saigné, légèrement mais suffisamment pour qu’une petite croûte de sang séché lui gène la paupière. Il l’essuya d’un geste rageur de la main et vit alors que ses paumes étaient elles-mêmes écorchées à plusieurs endroits.

  Il prit alors le temps de regarder autour de lui. Renaud habitait depuis suffisamment longtemps dans la région pour qu’il reconnût sans hésitation le secteur. Et lorsqu’il vit où il était, les écorchures et les bleus avaient trouvé une explication. Un peu au-dessus de lui, se dressait une forêt rocailleuse en pente qui donnait sur la route-même où il venait de se réveiller. Il avait certainement dû trébucher et rouler, puis s’assommer sur la route. Il estima qu’il se trouvait à un kilomètre de chez lui. Les bois avoisinants et le petit matin lui assuraient la discrétion nécessaire pour qu’il puisse rentrer sans se faire remarquer. Il entreprit alors de faire le trajet du retour. Il lui fallait se soigner et retrouver des vêtements avant d’aller à l’étude.

  Sur le chemin, il réfléchit à la situation et les conclusions qu’il en tira ne lui convinrent pas du tout. Ses crises de « somnambulisme » avaient repris. Il allait devoir remettre en place des contraintes qui lui semblaient appartenir à un autre temps. Cela faisait au moins une dizaine d’années qu’il n’avait pas eu ses crises. Il pensait même en avoir terminé avec tout ça. Avoir réussi à les gérer. Et finalement… Une dizaine d’années… Il s’arrêta de marcher un instant. Et l’ombre des arbres dans la lumière naissante fit apparaître sur sa peau des peintures cabalistiques. Il regarda les dessins qui apparaissaient sur son corps, masquant des zones par endroits et en faisant ressortir d’autres ailleurs. Il dessina du bout des doigts quelques éraflures qu’il avait au niveau des côtes. Un peu de sang séché avait coulé. Il suivit délicatement ces traces. La sensation à la fois rêche et tellement intime que cela lui procura fit apparaître un sourire satisfait sur ses lèvres. Dix ans… Dix ans qu’il n’avait pas vécu ça… Ses yeux virent plus loin que les griffures. Dix ans… Il n’y avait pas de hasard en fait. C’était logique. C’était le Destin. Finalement cela lui avait tellement manqué. Après tout, pourquoi vouloir absolument fuir ce que l’on était ? Il porta ses doigts à ses lèvres, comme s’il eut porté les quelques traces de sang et sentit un frisson le parcourir. Pourquoi lutter ? Toute lutte était vaine, le résultat était connu d’avance. Inutile de se battre, inutile de faire semblant, inutile de vouloir nier qui il était. Inutile de vouloir changer le passé. Par contre à l’avenir, il serait plus utile de se « débarrasser » du passé. Une chevelure rousse. Un éclat de rire cristallin. Un tatouage qui ne s’était révélé qu’à lui. Renaud regarda ses doigts, sa main, il se rendit compte de son geste. Presque dans un état second. Il revit la scène comme s’il s’était observé hors de son corps et cela le dégoûta. Non. Il devait absolument trouver une solution à cette situation.

  D’un pas rapide il reprit le chemin de sa maison.


  — Oui mère… Non. Enfin, disons, pas autant que nous l’aurions voulu… Je me suis arrangée avec mon patron. Vous savez, c’est vraiment quelqu’un de bien… Je sais…

  La voix se fit plus lasse et la jeune femme porta la cigarette à ses lèvres pour en tirer une bouffée. Ses yeux se plissèrent sous l’effet de la fumée. Ou du souvenir. Pendant un instant elle n’entendit plus la femme au téléphone mais se souvint d’un restaurant de village. Une pizzeria. Un verre de vin italien bon marché à la main. Une sensation de plénitude, comme si à cet instant la vie avait décidé de lui faire le plus beau des cadeaux. Etre elle-même sans jouer un rôle face à l’homme qui aurait pu l’accompagner un bout de chemin. La voix au téléphone se fit plus insistante.

  — Comment ? Pardon… Oui je suis là… Je… Je réfléchissais… Non. Non pas du tout… Je pense pouvoir trouver une solution… Je sais que le temps joue contre nous mais vous n’êtes pas... Bien mère… Oui je sais que la situation est urgente… Oui mère… Je sais cela mère… Mes respects mère.

  Julie raccrocha.

  Elle resta assise à la console de sa cuisine. Le thé refroidissait devant elle. Elle voulut prendre le temps de finir sa cigarette. La petite soucoupe, qu’elle avait prise pour mettre le sachet de thé, s’était finalement transformée en cendrier improvisé. Mais Julie s’en moquait. La cigarette pincée entre l’index et le majeur, elle faisait lentement tourner son pouce autour des doigts.

  Elle ne voyait plus le mur crème qu’elle avait fait repeindre quelques semaines avant, pour remplacer le rose fuschia qui recouvrait tous les pans de la cuisine. Elle ne voyait plus son piano que pourtant elle adorait. Elle voyait un bureau brun, en châtaignier, un haut fauteuil de cuir et un annuaire téléphonique, sans doute le dernier de son espèce.

  Elle n’avait jamais choisi cette vie. C’était la vie qui avait choisi pour elle. Mais on ne choisit jamais rien n’est-ce pas ? Si elle avait pu… Si elle avait pu vivre autre chose, que serait-il advenu d’elle ? Que serait-il advenu de cette rencontre ? Rien sans doute. Elle n’aurait jamais quitté son Italie natale, elle n’aurait jamais voyagé à travers le monde et elle n’aurait jamais fini sa route en France, dans un bled paumé du Gévaudan, dont elle ignorait totalement l’existence il y avait encore deux mois.

  Et pourtant aujourd’hui, à cet instant même, elle était assise à cette table de cuisine, dans un petit appartement qu’elle avait déniché par hasard. Et pour rien au monde elle n’aurait voulu être ailleurs. Ou plutôt si, elle aurait voulu être ailleurs mais pas si loin, et pas dans un autre Etat. Elle aurait juste voulu être dans un petit lieu-dit, éloigné du village, un lieu-dit perdu au milieu des bois, dans une bâtisse inconnue mais dans laquelle elle était certaine qu’elle se serait sentie chez elle immédiatement.

  La cigarette toujours à la main, de sa main libre elle but d’une traite la tasse. Et, après avoir fait une grimace de dégoût à cause du thé tiède, elle saisit le téléphone avec assurance et composa un numéro.

  Vingt-trois. Il en avait dénombré vingt-trois. Vingt-trois clés de toutes sortes s’étalaient sur la table de la cuisine, devant un Alexandre à la limite de la dépression. Les jours à visiter le manoir avaient conduit d’une part à un échec total concernant les recherches pour la clef d’origine, mais aussi à lui faire découvrir vingt-trois clés sans porte associées. Non seulement, il n’avait pas pu trouver la porte qui allait avec la clef d’origine, celle qui lui avait provoqué sa crise de somnambulisme diurne, mais de plus il allait devoir trouver vingt-trois nouvelles portes pour aller avec ces nouvelles clés.

  Alexandre se frotta le visage de ses mains. Café ? Non. Ca n’allait rien lui apporter. Il était pragmatique. S’il devait chercher de nouvelles portes, il faudrait le faire avec méthode. Il commença donc par classer les clés en fonction des tailles. Et certaines étaient clairement des clés de boîtes à bijoux ou à musique, ou même des clés de journaux intimes, en tout cas rien qui ne tiendrait dans un chambranle. Le souci était que même celles-ci, si elles n’étaient pas essentielles, ne trouveraient peut-être pas serrure à leur pied, car tout autant boîtes à bijoux qu’elles soient, elles pouvaient se trouver de l’autre côté d’une porte qui ne s’ouvrirait qu’avec l’une des autres. Et puis, peut-être que ces boîtes à bijoux recèleraient elles-mêmes des trésors...

  Il attrapa les trois trousseaux qu’il avait confectionnés et se mit en quête de trouver au moins une porte.

  Il en était à la quatrième porte de la maison, et il n’avait trouvé qu’une seule clef : celle qui fermait les portes de la maison. Si pour chacune d’elle le tri n’était pas très difficile – trop petites, trop grandes, trop anciennes –, Alexandre fut vite abattu par l’ampleur de la tâche. Toutes les serrures qu’il croisait allaient devoir être testées, puis il devrait tout étiqueter pour ne pas se perdre. Et des serrures dans la maison… Ce n’était pas ce qui manquait.

  Toutefois, cette activité avait un point positif, elle lui permettait de découvrir de nouveaux lieux dans son manoir. Entre autre, cette pièce. Une immense bibliothèque, ou du moins ce qui avait dû être comme tel initialement car de grandes étagères longeaient les murs maintenant vides. Alexandre resta sur le seuil abasourdi, embrassant du regard l’ensemble de la pièce. Elle mesurait au moins huit mètres sur cinq et au centre, une grande table en chêne entourée de chaises. Le long des murs des chandeliers sertis dans les fondations devaient certainement porter des bougies ou des lampes à graisse pour éclairer la pièce. Sur le long mur qui était diagonalement opposé à la porte, une cheminée digne d’un château s’imposait dans la pièce. Un homme moyen aurait pu aisément se tenir dedans. Sa taille attirait inévitablement le regard, pourtant Alexandre n’en fut pas le moins du monde étonné : il en avait croisé de semblables dans d’autres endroits du manoir, et celle de sa chambre, bien que plus petite, n’en était pas moins tout aussi imposante. Il y avait dans ces vestiges d’un autre temps, une volonté claire de montrer la puissance familiale.

  Fils, ne laisse jamais personne te dicter ce que tu dois faire. Et ne laisse jamais personne te faire douter de ce que tu fais. Tu es un Beaulieu. C’est à toi de dire aux autres ce qu’il convient de faire, c’est toi le maître. Ne l’oublie jamais.

  Un flash. Son père. Dans sa chambre, un jour où il était revenu avec un œil au beurre noir pour une bagarre sans importance. Un manteau légèrement déchiré, une simple couture aurait pu réparer l’accroc, et surtout des traces de larmes. Il était monté dans sa chambre pour pleurer mais ce faisant, il avait croisé son père assis à la table de la cuisine, un livre d’écriture en main. Ce n’était pas la première fois qu’Alexandre le voyait avec ce livre, il n’avait pas la moindre idée de ce que son père pouvait y notait mais il l’avait régulièrement vu, chaque fois que son père revenait de ses « responsabilités ».

  La porte avait claqué et il s’était effondré sur son lit, la tête dans son oreiller pour étouffer ses pleurs. Peine perdue, trois minutes plus tard, son père était dans sa chambre, debout devant son lit. Alexandre espérait un mot de réconfort, un geste. Mais il n’avait su lui dire que cela. Cette phrase, qui dans la bouche de son père devait certainement être une phrase pour lui donner de la force, s’était révélée être comme une gifle lui disant en substance combien il était faible et indigne de cette famille.

  La cheminée et la pièce réapparurent sous ses yeux. Il n’était plus le gamin de dix ans aux traînées noirâtres de larmes sous les yeux. Il était cet adulte d’une vingtaine d’années qui avait un doctorat en Histoire et Anthropologie. Il était le légataire officiel de cette demeure. Une demeure qui dans les moindres recoins cachait des secrets depuis trop longtemps enfouis et malsains. Une demeure qui dans les moindres recoins lui rappelait combien il avait été décevant pour ce père si formidable aux yeux du reste du monde.

  Sans rien qui aurait laissé présager de son geste, son poing alla frapper la porte qui ne lui avait rien fait. Une vraie putain de bâtisse de merde qui n’avait comme raison d’exister que lui rappeler d’horribles souvenirs. Il avait fait sa part du marché, quelques jours dans la maison. Maintenant il pouvait se barrer et laisser tout cramer sans aucun regret. C’était la meilleure solution. Mais qu’était-il venu donc faire dans ce trou pourri ? Retrouver son ami d’enfance ? Pour que leurs retrouvailles se soldent par une bagarre polie, merci bien ! Hériter d’une baraque qui ne lui avait valu que des moments de tristesse et de regret ? Pareil ! C’était le genre de cadeau dont il s’était très bien passé jusques à présent.

  Alexandre ferma les yeux et se laissa glisser lentement le long du mur. Tout ceci n’était que mensonges et il le savait. Il n’avait pas eu que des moments douloureux dans cette maison. Les Noëls, les grandes vacances, et d’autres moments plus disparates où ils avaient fait les quatre-cents coups avec Renaud. Ils passaient leur temps à sillonner les champs et les forêts avoisinantes. Il se souvenait même de la fois où ils étaient allés jusques à… Jusques à quoi déjà ? … Une maison… Dans la forêt… Tout en hauteur… Comme une… Il se força à se rappeler. Son cerveau luttait de toutes ses forces pour ne pas laisser l’image réapparaître. Tout en hauteur comme… Une tour ! Une tour en pierre !

  D’un coup, Alexandre alla mieux. Il n’y avait plus aucune rancoeur, plus aucune tristesse. Son esprit était aussi limpide que le cristal. Une tour en pierre au fin fond d’une forêt. C’était à elle qu’appartenait la clef primordiale.

  Où est-il ?… Poursuivons-le…

  La clef à hauteur des yeux il entendit de nouveau ces phrases résonner dans son esprit. Il savait maintenant qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar.

  Très lucide et déterminé, il se dirigea dans le hall. Il fallait qu’il téléphone à quelqu’un.

  La porte le laissa entrer sans difficulté et sembla se dépêcher de se refermer derrière lui, comme si elle eut voulu le cacher du voisinage. Comme si elle eut souhaité que personne ne vit que cette demeure abritait un homme ensanglanté et nu. Comme si… Les secrets ne devaient jamais quitter ces lieux.

  Enfin, la chaleur de la maison le recouvrit comme une couverture moelleuse en plein hiver. Il sentit son corps se détendre, ses muscles se décrisper et avec il prit conscience de toutes ses blessures, ses douleurs endormies et ses hématomes. Pourtant il préférait mil fois sentir ces douleurs, que continuer à supporter le froid environnant.

  Il se dirigea maladroitement, ses jambes ne répondant pas encore tout à fait, vers le salon. Et constata au passage que quelqu’un avait laissé un message sur le répondeur. Plus tard. Pour l’instant il avait surtout besoin d’une bonne douche.

  L’eau chaude coulait sur son corps et nettoyait au passage toutes les traces de sang accumulées. Et si quelqu’un l’avait surpris en ce moment, il n’aurait jamais pu croire que quelques minutes plus tôt il affichait des scarifications rouges sur son torse. Il se lava en prenant son temps et tout en se nettoyant il sentit les pulsions de rage qu’il avait accumulées partir dans l’eau du bain. Toutes ses tensions, toutes ses angoisses, toutes ses colères se diluaient dans la chaleur du liquide brûlant et s’évaporaient dans la vapeur produite.

  Quand il sortit de la douche, il se sentit totalement détendu. Vêtu d’un simple jogging souple, il descendit dans l’entrée.

  Après un rapide détour par la cuisine, pour se préparer un café noir bien chaud, il revint dans le hall et se posta devant le répondeur.

  La petite diode rouge clignotait consciencieusement. Elle attendait patiemment que l’on vienne écouter le message.

  Renaud appuya sur le bouton lecture et… Rien. Rien de plus qu’un souffle vide. Personne au bout, et un bruit de téléphone que l’on raccroche. Il saisit le combiné et regarda le journal des appels… Il n’y eut pas le moindre signe de surprise lorsqu’il vit le numéro de téléphone. Dans un sens, il s’y attendait. Mais là, il n’avait vraiment pas le temps de régler cette histoire. Un coup d’oeil rapide à sa montre, et elle lui intima l’ordre d’aller au bureau.





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