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Leïla était face à son tableau blanc une tasse de café à la main. Il ne ressemblait plus à grand’chose. Des cordes partaient dans tous les sens, reliant photos, lieux, noms, adresses… Elle s’était levée tôt et avait pris son petit déjeuner dans le bureau. Après avoir fini ses croissants, elle méditait devant son tableau recouvert de fils tendus et de notes. Une semaine. Cela faisait une semaine qu’elle tournait en rond. Finalement elle avait décidé de poser des jours de récup et elle les avait mis à profit pour se concentrer sur son projet. Mais là, elle séchait.

  Quel était le point commun entre les différentes affaires ? De prime abord rien ne les liait.

  Elle reposa sa tasse sur la table basse près de la porte d’entrée, en soupirant. Petit déjeuner, check. Mais réveil matin zéro. Si elle ne se prenait pas une bonne douche pour se réveiller, elle n’arriverait à rien. Elle se frotta le visage maintenant que ses mains étaient libres et se dirigea vers sa salle de bains.


  Allongée dans un bain de sel marin breton et de composé iodé, un oreiller de bain bien calé dans le cou, et deux rondelles de concombre sur les yeux, Leïla ne pensait à rien. Elle avait opté pour un bain relaxant afin de laisser son esprit se libérer de toutes les tensions des derniers jours. En fond sonore, une émission d'Elodie Suigo ronronnait.

  « Alors Laurent Voulzy, vous avez dit que cet album était un album intimiste parce qu’il était le fruit d’une intense introspection. Vous prenez souvent du recul sur vos actions, sur votre vie ?

  - Oui. Enfin, je ne passe pas mon temps à ça mais de temps à autre j’aime bien.

  - Tant mieux pour toi si tu as le temps de réfléchir, il y en a d’autres qui bossent. Sans ouvrir les yeux derrière ses rondelles de concombre, Leïla avait répondu à la radio.

  - Alors au risque de vous vexer, quand on pense à vous on pense inévitablement à Alain Souchon. Ca vous agace ou non ?

  - Non pas du tout. Alain est vraiment un ami, c’est même plus que ça. Je suis le parrain de son fils, il est le parrain du mien… C’est un frère pour moi…

  - Ouais, c’est tellement agréable de vivre dans l’ombre de quelqu’un d’autre. Comme cet ahuri de Mickaël qui est convaincu d’avoir toujours les meilleures idées alors qu’on lui a mâché tout le travail… Ma pauvre fille, tu débloques complètement, tu es en train de parler à une radio…

  Se sentant soudainement ridicule, elle décida qu’il valait mieux qu’elle se vide complètement la tête. Pour cela rien de tel que de se plonger intégralement dans le bain. Lorsqu’elle se retrouva complètement immergée, seules se retrouvèrent à flotter les deux rondelles de légumes.


  Sous l’eau, la femme garda les yeux fermés. Aucun bruit ne traversait la masse liquide qui la recouvrait. Pas même le poste radio pourtant proche de la baignoire. Elle se retrouva submergée soudainement par une vague de souvenirs. Elle se vit tout d’abord petite dans la banlieue oranaise à courir dans les rues avec ses camarades. Puis un peu plus grande à l’école. Et de fil en aiguille elle se remémora des étapes de sa vie qui l’avaient conduites jusqu’à maintenant. Leïla n’avait jamais réellement eu de place dans la société. Fille de Harki, elle était trop française pour les Algériens, et une fois arrivée en France, elle était trop arabe pour les Français. Alors elle avait dû lutter pour réussir. Montrer qu’elle pouvait faire aussi bien que n’importe qui. Mais faire aussi bien n’avait pas été suffisant. Il avait fallu faire plus que bien. Et c’est ainsi que Leïla s’était retrouvée la première dans tout son parcours scolaire. Ses parents étaient fiers d’elle, son frère n’arrêtait pas de vanter ses réussites. Ils étaient parfaitement intégrés, comme on disait à l’époque, et ils n’avaient aucune honte à ce que la fille de la famille réussisse. La France avait été pour eux comme un El Dorado, des tonnes de promesses et de possibilités… Mais une fois sur place… Intégrés… Ils ne furent jamais réellement intégrés. Ils étaient toujours trop ou pas assez quelque chose pour avoir droit aux mêmes possibilités que les Français. Petit à petit Leïla avait développé, non pas une rancoeur, mais un farouche esprit de combativité. La France ne voulait pas leur faire une petite place, elle allait l’obliger à lui trouver une.

  Un jour, en quatrième, elle rentra du collège avec les félicitations du conseil de classe et même un prix. Elle avait hâte d’annoncer tout cela à ses parents. On était le 26 Juin 1985. Il faisait chaud et beau, même si la chaleur d’ici n’était pas la même que là-bas. Elle arriva à l’appartement et y trouva sa mère occupée à repasser, comme c’était régulièrement le cas les après-midi. Elle écoutait les informations à la radio tout en faisant son linge. Leïla l’interrompit en lui présentant son bulletin et le prix qu’elle avait reçu. Samia, sa mère, était fière d’elle. Elles échangèrent quelques mots et très vite Samia parla d’une tentative d’assassinat qui venait d’avoir lieu rue des Ternes. Il y avait eu une course-poursuite et des balles perdues mais heureusement, personne n’avait été blessé.

  Les deux filles ne purent s’empêcher de réprouver toute cette violence et quelques poncifs fusèrent comme se demander comment on avait pu en arriver là, comment la société était en train d’évoluer. Le téléphone sonna soudain les interrompant dans leur conversation. Ce fut Samia qui répondit. Au bout de quelques secondes, elle se retourna pour dévisager sa fille les larmes aux yeux. Leïla sut à l’instant même qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de dire à son père qu’elle avait réussi. Suite à la course-poursuite, il avait été percuté un virage plus loin à quelques centaines de mètres, par une voiture qui évitait les fuyards et il était mort sur le coup.

  Leïla n’avait pas été en colère contre le chauffeur, des accidents ça arrive à tous les coins de rue, et c’est différent d’un acte délibérément orienté contre quelqu’un. Quelques jours plus tard, il était même venu leur présenter ses plus vives condoléances. Samia l’avait accueilli à bras ouverts, il était resté partager le thé avec eux et ils avaient parlé de Fahid. Longuement. Non, Leïla ne lui en voulait pas. Pas à lui. Mais à cette société qui avait permis que des individus puissent se retrouver armés, tirer à tout va dans une rue pleine de passants, et provoquer des paniques créant des accidents. Elle en voulait à une société qui permettait à une jeune fille et son frère de se retrouver orphelins à quinze ans. Alors elle décida de faire une chose curieuse. Au lieu de rejeter la société et de devenir une criminelle aux yeux de la loi, elle s’engagea dans les forces armées. Par respect pour son père d’abord : Fahid avait toujours cru en la France et l’avait toujours défendue contre vents et marées. Par principe ensuite : Leïla était convaincue que pour que cela ne se reproduise plus, il fallait lutter contre la violence. Tout d’abord, elle devint policière, puis s’engagea dans la gendarmerie et enfin dans l’armée. C’est à ce moment-là que le bureau la débaucha et l’engagea dans la voie des agents secrets. Elle fit sa formation avec celui qui allait devenir son patron et très vite devint un assassin pour les services. On lui donna toutes les missions les plus délicates d’infiltration et d’élimination et un moins d’une année sa réputation n’était plus à faire. Même dans le camp adverse, si on ne savait pas à quoi elle ressemblait, on savait qui elle était.


  Elle rouvrit les yeux et ressortit la tête de l’eau.

  « Il est 9:00, on retrouve le fil info avec Frédéric Benadia… Le baril de pétrole ne cesse de grimper et cela affecte le transport aérien, la société KLM pense suspendre une partie de son trafic. Le maire de New York a enfin obtenu l’accord du Sénat américain de doter ses vigiles de supermarché d’armes non létales mais électrifiées et ce parce que depuis plusieurs semaines, les grands magasins sont régulièrement vandalisés. Enfin, la série noire continue pour les membres de la mafia, Enrich Folkner est mort hier soir des suites d’un accident de voiture. Ses liens avec le monde mafieux n’avaient jamais été prouvés mais il semblerait que lors de la perquisition de police de ce matin dans son hôtel particulier au centre de Paris des transactions financières avec des groupes de la mafia italienne aient été retrouvées, bien sûr, tout cela devra être confirmé pendant l’enquête. A ce jour cela fait le troisième membre de la mafia qui décède, le dernier était Alfred Gordinski qui, rappelons-le, s’était étouffé avec une olive dans un restaurant d’un quartier londonien il y a deux ans. En sport... »

  - Je ne sais pas si on peut vraiment parler de série noire avec des morts tous les deux ans, imbécile.

  Disant cela, elle s’immergea complètement, un air satisfait sur les lèvres. Elle resta ainsi plusieurs secondes, puis se décida à sortir définitivement du bain.


  Quelques minutes plus tard, elle était en train de s’habiller dans sa chambre. Elle avait décidé de revêtir un corsaire de running serré aux cuisses pour aller courir dans le quartier. Il fallait qu’elle aille courir. Elle avait besoin de se dépenser et surtout, il fallait qu’elle réfléchisse à son projet. Maintenant qu’elle s’était bien détendue, elle avait l’esprit tout à fait disposé pour traiter le sujet. Elle enfila un brassard et y glissa un minuscule baladeur MP3 dans lequel elle avait enregistré toutes ses notes et ses remarques. Fin prête, elle quitta l’immeuble.

  Tout en courant elle laissa défiler les fichiers numériques dans ses oreilles, les écoutant les uns après les autres. Les kilomètres défilaient sous ses pieds tandis qu’elle décortiquait tous les indices qu’elle avait enregistrés. Si quelqu’un était tout le temps sur le coup de ses assassinats, c’est qu’il y avait une taupe dans son personnel. Mais aucun nom n’était identique dans ses missions. A chaque fois elle avait changé de personnel pour préparer le matériel ou le parcours, pour repérer les habitudes du client ou ses lieux d’habitation. Il n’y avait aucun personnel commun à deux missions, hormis Mickaël. Mais même cela était à exclure car à la dernière mission en date, elle avait même été toute seule à la préparer. Elle avait même été… Elle avait même été toute seule à la préparer. Les mots défilèrent plus lentement dans son esprit comme si elle venait de sortir d’un brouillard.

  Elle ralentit brutalement puis s’arrêta tout à fait, regardant dans le vide droit devant elle, tant la lumière de sa déduction devenait éblouissante. Il y avait bien un personnel commun à chacune de ses missions. Une personne à qui elle n’avait pas pensé. Elle bien sûr. Le point commun à toutes ses missions c’était elle.

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