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Et il y a madame Tissot qui doit arriver à quatorze heures trente demain mais elle a dit qu’elle aurait du retard.

  Julie releva les yeux de son agenda et regarda Renaud derrière ses lunettes pointues.

  - Madame Tissot ?

  - Géraldine Tissot, tu sais bien, la vieille dame qui est venue plusieurs fois pour son testament, un legs de ses tableaux de maîtres, je ne sais plus quoi. Elle est systématiquement en retard, alors, si ce coup-ci elle prévient qu’elle va avoir du retard, je me demande à quelle heure on va la voir arriver.

  - Si seulement elle pouvait être en retard à l’heure de sa mort, c’est tout ce que je lui souhaite, répondit Renaud sans la regarder, en finissant de signer quelques papiers. Et donc, après-demain tu fermes l’office et on se prend la journée tous les trois pour aller visiter le château d’Alex. Très bien.

  Il referma le parapheur et posa avec précaution le plumier en verre filé, avec lequel il écrivait régulièrement, sur le bord de l’encrier. La main encore sur l’objet de verre il articula d’une voix mal assurée :

  - Euh, Julie…

  La jeune fille était elle-même en train de ranger ses affaires dans ses pochettes. Elle répondit un oui distrait.

  - Euh, hum, Julie… Est-ce que… Oui mais tu n’as certainement pas le temps… Oublie…

  Julie releva le nez et le regarda.

  - Oublier quoi ? Essaye de finir tes phrases, dit-elle en riant.

  - Eh bien je me disais… Mais tu vas trouver cela ridicule… Bon d’accord. Je me demandais si tu accepterais de venir prendre un verre avec moi ce soir. Oh ! Rien d’exceptionnel. Un café, vingt minutes et on repart chacun chez soi, reprit-il avec une quantité d’excuses dans la voix.

  Julie se figea quelques secondes dans son rangement. Elle ne releva pas la tête tout de suite, comme si son cerveau essayait d’analyser ce que Renaud venait de lui dire. Elle finit son geste et se retourna vers lui, visiblement gênée.

  - Oh… Tu veux dire… Ce soir ? Comme dans « qu’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ? »… Euh… Sincèrement j’aurais adoré prendre un verre avec toi, en-dehors de tout ça, ajouta-t-elle en secouant la main comme pour englober le cabinet et les meubles, et que l’on discute, mais je ne peux pas ce soir. Je… J’ai… J’ai des tas de choses à faire…

  - D’accord je vois. Pas de souci. C’est sans doute mieux comme ça. Après tout il ne faut pas mélanger vie privée et vie professionnelle. Je ne veux pas dire que ce serait pour construire une vie privée avec toi, se reprit-il rapidement. Non ! Pas du tout ! Tu n’es pas du tout quelqu’un que je pourrais inviter à un rencard ! Enfin, je ne veux pas dire que tu n’es pas mon style, au contraire… Mais je ne suis pas non plus en train de dire que tu me plais ou que je te fais la cour ou… Il s’interrompit et baissa la tête entre ses bras, se demandant s’il existait un sentiment au-dessus de la honte.

  Julie ne put s’empêcher de rire.

  - Décidément, tu sais parler aux femmes.

  - Disons que là je suis en train de prier pour que la terre s’ouvre sous mes pieds et m’engloutisse dans des abîmes sans fond.

  - Je ne peux pas ce soir, insista-t-elle, mais no problemo on peut dire demain. Et si tu veux on se fait même un restaurant. On prendra plus le temps demain. Une pizzeria ce sera très bien et on pourra apprendre à se connaître. J’adorerais ça. Ajouta-t-elle après un temps.

  - Une pizzeria ? Tu veux dire, Chianti et romantisme à l’italienne ? C’est vrai que comme invitation neutre et dénuée de tout sous-entendu relationnel on ne peut pas trouver mieux.

  - Décidément tu sais y faire, répondit-elle en fronçant gentiment les sourcils. C’est un resto. Tout bête. On passera une bonne soirée et on discutera agréablement, et on se connaîtra mieux. Point. Bon, je rentre. A demain, patron !

  En laissant sa jupe virevolter, elle se releva, reprit ses affaires et sortit de la pièce en souriant.

  Reculé dans son siège, Renaud afficha un petit sourire sur ses lèvres. Il avait rondement mené l’affaire, il avait même été brillant. Oui, c’était sûr. Il s’était vraiment bien débrouillé sur ce coup-là. Quelques secondes plus tard, la porte de l’office se refermait. Il se décida alors à rentrer chez lui.


  La Triumph s’engagea dans la petite allée qui menait à la bâtisse. Renaud arrêta le moteur à quelques mètres de la maison. Il regarda sa demeure comme s’il la voyait pour la première fois. Mais l’affaire d’Alexandre avait remué quelques souvenirs enfouis dans un vieux coffre, au fond d’un grenier, et dans l’un d’eux sa maison était rangée. En renversant involontairement le coffre, Renaud l’avait fait réapparaître et il avait eu envie de la regarder de nouveau.

  Des images lointaines lui revinrent. Il avait vendu la boucherie de son père lorsqu’il en avait héritée et en avait tiré un bon profit. Puis il avait loué l’appartement dans lequel il avait grandi, juste au-dessus de l’échoppe, à un jeune couple qui lui avait fait une bonne impression. Lui était ébéniste et elle était institutrice. Joseph et Marie avait-il pensé. Clerc de notaire à l’époque, il avait élaboré un bail en faveur du couple. Son but n’était pas de spéculer sur les jeunes mariés mais plutôt de ne pas voir ce logement partir à l’abandon, ou tomber entre des mains irrespectueuses. Alors plutôt que de chercher les profits il avait préféré privilégier les locataires honnêtes et sûr afin que sa première maison soit entre de bonnes mains. Néanmoins cette location lui apportait un petit revenu régulier. Les bénéfices de la vente associés au bail de l’appartement avaient permis d’acheter cette bâtisse excentrée et avec un beau terrain.

  Il était tout de suite tombé amoureux de la maison. Avec ses vieilles pierres, ses murs anciens et ses grandes fenêtres, il avait été conquis. Il s’attendait à ce que cette maison cachât un terrifiant secret, presque aussi sombre que dans le Tour d’Ecrou. Dans les premiers temps, il en faisait régulièrement le tour le soir, convaincu qu’un ectoplasme rôdait autour du lieu.

  Ce n’était pas une maison gigantesque, mais elle avait un étage plus un grenier, et huit pièces. Chacune des pièces avait une unique porte-fenêtre, et celles de l’étage disposaient d’un balconnet pour les ouvrir, mais chaque porte-fenêtre était large et haute. Les pièces étaient hautes de plafond. Au minimum trois mètres. Mais le hall qui donnait accès à l’étage par l’escalier était plus haut encore. Elles étaient spacieuses avec leurs trente mètres-carrés au sol. Et les fenêtres donnaient suffisamment de lumière pour y voir.

  Il retira les clés du contact et descendit de voiture. Debout devant la maison il observa les baies vitrées. Derrière chacune d’elles, il y avait une pièce. Renaud avait aménagé là un bureau, là le salon, là sa chambre… De l’autre côté de la maison, tournées vers le jardin boisé, il se représenta mentalement la bibliothèque qu’il avait façonnée en abattant une cloison. Elle-même donnait sur une véranda en fer forgée avec un escalier en spirale menant au premier étage. Une maison si grande pour lui tout seul. Quand il l’avait achetée il avait imaginé qu’il la transmettrait à ses enfants…

  Il eut alors des flashes : une chevelure rousse virevoltante, des lunettes rétros, un rire cristallin.

  Renaud se secoua un peu, prit son sac et se dirigea vers la bâtisse.

  La maison sentait la pierre ancienne et le bois. Il avait rénové l’intérieur, et les huisseries bien que d’époque s’étaient vues affublées de triple vitrage, ainsi les sols avaient eu droit à un nouveau parquet et les murs à un bon coup de peinture. Mais la maison restait de pierre et de boiseries et tous ces matériaux mélangés lui donnaient une odeur unique.

  Arrivé dans son salon, il ouvrit une vieille armoire et, s’agenouillant pour se baisser au niveau du sol, fouilla derrière tout un amoncellement de livres. Il en ressortit un vieil album photo, assez grand. Il put paraître surprenant de le trouver dans cette pièce plutôt que bien rangé dans la bibliothèque mais cet album-ci, Renaud ne voulait pas le laisser traîner n’importe où, et surtout ne pas tomber dessus. Il resta ainsi quelques secondes, à genoux, le livre dans une main, à le regarder, comme s’il cherchait à se souvenir de qui il était. Renaud n’avait jamais aimé les souvenirs, et les photos de famille n’étaient vraiment pas sa tasse de thé, mais revoir Alexandre et reparler de son histoire, même dans un cadre professionnel, avait rouvert des coffres scellés. En tous les cas, il n’aimait pas ressasser le passé de sa vie, bien qu’il adorât fouiller dans le passé des autres et qu’il eût une sensibilité particulière pour une certaine période de l’Histoire. Les gens sont un empilement de paradoxes.

  La bibliothèque donnait sur la véranda d’un côté, on pouvait aller et venir entre les deux pièces, et de l’autre sur le sous-bois, ou plutôt sur ce que Renaud appelait « le sous-bois » mais qui n’était que quatre sapins éparses sur le terrain. Tout du long des murs, et donc sur une hauteur de trois mètres, des rayonnages de livres anciens, reliés avec soins, de vraies œuvres d’art. Dans la pièce des fauteuils étaient disposés à divers endroits. Un poêle en fonte, dont le design était indémodable, ni moderne ni ancien, trônait au centre et diffusait une douce chaleur dans la pièce. L’humidité aurait à coup sûr abîmé tous les ouvrages et de toute façon cette pièce devait être chauffée pour être accueillante. Le sol était tout en parquet mais il le huilait régulièrement et il ne grinçait pas. Renaud s’assit dans un fauteuil, l’album posé sur ses genoux.

  Les photos défilèrent et les souvenirs remontèrent en surface, comme autant de cadavres décomposés qui auraient été ramenés au-dessus de la mer par un courant de fond. Parfois certaines choses devraient rester enfouies. Il avait déçu, sa famille, son clan. Il avait été un traître. Et toutes les gifles reçues vinrent brûler de nouveau sa joue, aussi vives qu’elles l’avaient été à leur instant. Petit il avait été initié, formé à poursuivre la grande tâche du clan… Et quand Alexandre l’avait rejoint dans sa vie, qu’ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, sa famille avait tout de suite senti à la fois le potentiel et le danger qu’il représentait. Ils avaient alors décidé de le convertir à leur cause avant que leurs chemins ne se séparent et ne les opposent, inévitablement. C’est là que Renaud avait tourné le dos à son clan. Il s’était opposé à eux et avait juré de ne plus poursuivre « la grande cause », le Nobilis Opus familial. Plusieurs fois, Renaud avait songé à brûler cet album et ce qu’il contenait. Mais il y avait toujours renoncé. On est ce que l’on est par ce que l’on a été avant. Son passé avait fait de lui l’homme qu’il était devenu et toute mascarade visant à le cacher, n’aurait été que mensonge malsain. Et il n’aurait pas mieux valu que son clan. Ne pas renier son passé mais apprendre à vivre avec et se forger sa propre vie, là était la vraie force. Renaud était devenu un homme bien, luttait pour devenir un homme bien, parce qu’il savait de quoi il était capable. Et il n’avait que plus de mérite d’être devenu ce qu’il était. Néanmoins, il avait caché au fin fond d’un placard toute cette haine dans laquelle il avait grandi. S’il avait pu changer les choses, remonter le temps et modifier son passé l’aurait-il fait ? Mais s’il l’avait fait il n’aurait plus été le même. Et s’il l’avait fait, aurait-il tout changé ? N’aurait-il changé que son clan ? N’aurait-il changé que sa vie à lui, pas celle de sa famille ? Et la changer pour quoi ? Un peu comme « pour aller où » ? Si on change c’est parce que l’on a comparé avec autre chose, mais Renaud n’avait aucune autre idée de vie. La seule chose dont il était sûr, c’est qu’il n’avait pas voulu de celle-là.

  Après avoir eu suffisamment de preuves qu’il n’aurait jamais dû ressortir le livre, Renaud retourna le ranger là où il était. Puis comme mu par une force inconsciente il grimpa à l’étage jusques à une porte au bout du couloir. Il ouvrit la porte et s’arrêta sur le seuil pour regarder la pièce. Elle était vide. Seule une peinture bleue tendre recouvrait les murs et au sol il y avait du parquet. Pas un meuble dans cette pièce. C’était Renaud lui-même qui avait peint cette pièce quelques années auparavant. Il se revoyait suant les jours de chaleurs et plein d’éclaboussures de peinture. Il avait choisi cette pièce car celle-ci était la seule d’où on voyait tout le jardin. Comme la fenêtre donnait dans l’angle on avait une vue en hauteur de toute l’arrière de la maison et on avait l’impression de voler. Il s’était alors dit que cette chambre serait parfaite pour… Un flash : un rire d’enfant, probablement une filleUn flash : un rire d’enfant, probablement un garçon… Oui mais voilà à trente ans il vivait seul dans cette maison. Alors pour qui cette pièce maintenant ? Pour quoi ? Il eut comme une boule dans la gorge. S’il avait pu remonter le temps et changer des choses, il savait ce qu’il aurait aimé changer. Et soudain, comme si un ange avait lu dans son esprit il entendit un rire cristallin, pur, franc, simple et une chevelure rousse qui virevoltait.


  Julie était devant le miroir de sa coiffeuse au pied de son lit. En jeune femme dynamique, elle avait posé près d’elle son téléphone portable. En-dehors du bain, il n’y avait pas un endroit où il ne l’accompagnait pas. On n’a pas besoin d’ami quand on a un cellulaire.

  Elle se démaquillait, à l’huile d’olive pour ne plus utiliser de produits chimiques, avec de petits gestes rageurs. Ce rituel quotidien la fatiguait. Elle passa aussi un peu d’huile sur son avant-bras puis posa le coton sur le plateau. D’un geste distrait, elle suivit du bout du doigt le tatouage qu’elle avait fait apparaître sur son poignet. Elle avait pris l’habitude de le couvrir de fond de teint. Il s’agissait d’un serpent qui se mordait la queue, entourant deux triangles reliés par la pointe. Au centre d’entre eux, un huit couché. La simple vue de ce tatouage l’agaça encore plus. Toujours à se cacher, toujours à mentir. Pourquoi les gens ne pouvaient-il pas être eux-mêmes ? Pourquoi toujours se masquer du regard des autres ? Elle reporta ses yeux sur le miroir. Elle était jolie naturellement, alors pourquoi toute cette couche de mensonge ? Ses yeux revinrent sur le tatouage. Elle vit à sa place un plumier en verre et entendit une voix chaude, douce, elle entendit des mots comme « inévitablement, à n’en pas douter, Esope a dit un jour... ». Un léger sourire sur les lèvres, elle caressa de nouveau du doigt le motif ancré dans sa peau jusques à la fin de sa vie. Et si elle lui disait ce qu’elle pensait réellement ? Comment réagirait-il ? « A n’en pas douter » ils partageaient un certain nombre de sentiments mais jusques à quel point ? Il eut été préférable de continuer à avancer doucement. Il ne fallait pas l’effrayer. Son téléphone vibra et se déplaça tout seul de quelques centimètres sur le plateau. Elle y jeta un œil avec le souffle coupé. Se pouvait-il qu’il y ait eu une connexion mentale entre eux et qu’il… Elle vit le nom sur l’écran de l’appareil et son émotion retomba comme un soufflé raté. Elle laissa le téléphone sonner tout son saoul jusques au bout. Elle décrocherait plus tard. Elle savait pertinemment à quoi elle s’exposait ce faisant, mais à cet instant précis, Julie n’était pas d’humeur.

  Elle vivait dans un petit appartement de centre-ville aux cloisons aussi épaisses qu’un papier à cigarettes. Régulièrement elle pouvait entendre la télévision du voisin, ou les enfants du dessus courir pour s’attraper. Elle aurait pu avoir mieux mais elle avait surtout désiré rester discrète. Et ce petit logis lui convenait.

  Outre la salle de bain et les wc, il était constitué d’une pièce principale, qu’elle avait transformée en chambre, et d’une cuisine. Il n’y avait rien d’autre dans cet appartement. « Il faut toujours te tenir prête à partir en pouvant tout abandonner », lui avait-on seriné toute son enfance. Un vrai discours de Pied-noir ou de famille juive, alors qu’elle n’était ni l’une ni l’autre. Dans la pièce principale, elle avait installé un lit et sa coiffeuse. Une table de chevet était posée contre le lit et servait principalement à accueillir le livre qu’elle lisait pour qu’elle n’ait pas à se baisser pour le ramasser. Sur la table, une simple lampe de veilleuse attendait que l’on s’occupe d’elle. La cuisine, par contre, était plus une pièce à vivre. Comme Julie était une bonne vivante, elle ne pouvait pas imaginer une cuisine qui ne servit qu’à réchauffer des surgelés. Quitte à n’avoir qu’une pièce à vivre, autant qu’elle fut conviviale. Elle était d’un aspect moderne, avec son îlot central autour duquel quatre personnes pouvaient manger sans se gêner, et assez spacieuse. Tout autour de la pièce courraient des meubles d’aménagement. Elle avait investi dans un magnifique piano à gaz et elle avait un frigidaire à double porte : « Quand le plat est bon, il ne faut pas hésiter à en faire plein et pour cela il faut de la place pour le stocker. » Si Julie avait dû partir « en abandonnant tout », elle aurait au moins sauvé son frigo et son piano. A chacun sa kryptonite.

  Le téléphone vibra de nouveau, et Julie eut l’impression qu’il était devenu plus insistant. Elle se prit la tête dans les mains. Elle en avait assez de toute sa vie. Elle aurait voulu passer à autre chose. Elle aurait voulu disparaître de la surface et tout recommencer. Si elle avait pu changer les choses, elle serait partie loin, dans un autre continent, sous une autre identité, parler une autre langue, rencontrer d’autres gens, avoir une vie calme, sans surprise, sans aventure. Et sans lui. C’aurait sans doute été ce qu’elle eut regretté. Ne pas l’avoir connu. Mais a contrario elle ne lui aurait jamais rien caché.

  Elle se frotta le visage doucement de ses mains, comme pour effacer toute trace de regret. Après s’être démaquillé la surface, se démaquiller l’âme. Elle avait besoin de se secouer. Par réflexe, elle attrapa son portable et se dirigea vers la cuisine. La nuisette ondulant au rythme de ses pas, elle posa le téléphone sur l’îlot et se tourna vers un placard pour se faire un thé. Le mug dans une main, elle prit la boîte de thés dans l’autre. Le téléphone se remit à sonner. Elle ne pouvait plus reculer.

  - Oui mère…

  - Tu ne sais pas que tu dois décrocher quand on t’appelle ? Où étais-tu ?

  - Je sors de la douche, vous ne souhaitez pas que mon portable grille et que vous ne puissiez plus me joindre n’est-ce pas ? Son ton était légèrement farouche.

  - Change de ton avec moi, un peu de respect veux-tu ? N’oublie pas qui je suis.

  - Ca ne risque pas mère.

  Elle entendit une grande respiration au bout du fil, manifestement son interlocutrice se contenait.

  - Le colis est arrivé. Va le chercher rapidement. Et elle raccrocha.

  - Et vous aussi bonne journée surtout.

  Elle soupira et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle vit la boîte de thés sur la table. Elle se tourna alors vers le frigo et en sortit une bouteille de Gin. Un grand mug de Gin-Coca, voilà qui lui ferait du bien. Elle versa le Gin et faillit se demander si elle n’aurait pas dû prendre une seconde tasse pour le Coca, histoire de dire qu’elle en avait versé un peu. La tasse remplie à ras bord, elle en but une bonne rasade.

  Sur son téléphone une notification venait d’apparaître : « Amazon bonjour, votre colis a été livré ». Après avoir enfilé sur sa tenue de nuit un jogging, Julie descendit jusques au hall pour vérifier sa boîte aux lettres. Là, une enveloppe marron l’attendait, une grande flèche en sourire dessus. On eut dit que le colis lui-même lui disait : « Tu croyais qu’on t’avait oubliée hein ? Eh bien rassure-toi, me voilà ! »

  Julie remonta prestement chez elle.


  Comme convenu, le lendemain, ils s’étaient retrouvés en terrasse de l’unique pizzeria, officiellement italienne, du village. En réalité le patron s’appelait René Lapoutre, mais il racontait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait des origines italiennes datant de César et que ses premiers ancêtres avaient fini par s’établir dans ce village lorsqu’il avait franchi les Alpes. Si vous le chatouilliez un peu par un beau soir d’été où le Chianti aurait été plus actif que d’ordinaire, il pouvait même vous dire que c’était grâce à sa famille que le village était né. Et si vous lui demandiez pourquoi il n’avait plus d’accent, il vous répondait sans scrupule que c’était bien malheureux mais qu’il fallait s’adapter à sa clientèle, quitte à se renier. Par certains côtés, René Lapoutre était bien italien.

  Mais ce soir, ni Renaud ni Julie ne se souciaient de René, ni de César, ni de l’Italie. Ce soir, seul comptait ce repas qu’ils partageaient. Ils étaient tous deux rentrés chacun chez soi pour se préparer. Renaud avait revêtu un costume sobre mais habillé, tandis que Julie avait passé une robe droite à manches longues, mais légère de son étoffe, et avait coiffé sa chevelure avec deux tresses descendant sur sa queue de cheval. Il faisait bon, il n’y avait pas trop de monde, et le repas était très correct.

  - Tu n’es pas très sociable n’est-ce pas ? Demanda Julie, le doigt glissant négligemment sur le tour du verre.

  - Je ne sais pas. Je ne pense pas non, en effet. En tout cas, beaucoup moins que toi. Il marqua un temps. Je… Hum… Je suis vraiment content de travailler avec toi. Je trouve que l’on fonctionne plutôt bien… Tous les deux… Dans le travail je veux dire !

  - Pas très sociable et maladroit, dit Julie en souriant. Elle attrapa le verre et le porta à ses lèvres, puis sans y toucher. Et tu n’aimes pas que les choses t’échappent. Pas de vin, pas d’alcool, je me demande même si tu sais à quoi ressemble une cigarette. Pourquoi tant de… Elle sembla chercher ses mots. Pourquoi tant de contrôle ? De quoi as-tu peur Renaud ? Qu’est-ce qui ne doit pas te rattraper ?

  Elle but une gorgée et reposa le verre. Ce faisant, elle laissa apparaître le tatouage de son poignet.

  - Tiens, je n’avais encore jamais remarqué ce tatouage.

  - Normal, dit-elle blasée, je le cache dans la journée : je me dis qu’une secrétaire tatouée peut faire fuir les clients. Ils pourraient avoir moins confiance dans leur notaire.

  - Le monde change tu sais. Et il n’est plus rare de voir quelqu’un avec un tatouage tout le long du bras travailler avec une clientèle… Dussè-je paraître méprisant, ce serait même plutôt la norme désormais, ajouta-t-il avec une sorte d’interrogation dans la voix. Jörmungand et le signe de l’Infini, ajouta-t-il après une courte pause. Et au milieu ?

  - Tu connais cela ?

  - J’ai longtemps travaillé sur les mythes. Ce sont des symboles forts que tu as là. Mais au milieu, qu’est-ce ?

  - Un sablier. Il est stylisé mais c’est un sablier. Pour signifier le temps qui passe.

  - Et les deux autres symboles signifient tout à la fois le renouveau et la destruction. Le changement dans la continuité. Jörmungand s’avale tout autant qu’il se vomit, il se détruit mais ne peut que conduire à sa renaissance. C’est… A la fois… Désespérant et rassurant. On peut rater quelque chose mais on aura peut-être la possibilité d’avoir une nouvelle chance.

  - Hum, fit-elle à peine convaincue, je ne sais pas. Moi je vois surtout que si tu essayes d’échapper à ton destin, tôt ou tard il te rattrape.

  - Tu crois au Destin ?

  - Et toi ? Pourquoi non, après tout ? Si je suis ici c’est peut-être pour une bonne raison… Le serpent c’est le Destin qui, quoi que tu fasses, te rattrapera toujours. Le sablier c’est pour se rappeler que chaque grain qui passe compte et te rapproche du moment où il n’y aura plus de grains de sable. Et tu ne peux pas l’arrêter. Alors il faut en profiter avant qu’il ne touche l’autre moitié du sablier. L’infini c’est parce que tout est possible dans ce laps de temps. Avant que ton Destin ne te rattrape ou que le grain ne soit définitivement posé de l’autre côté, tu peux faire une infinité de choses qui elles-mêmes peuvent permettre une infinité de choses.

  - C’est… Assez positif… Dans un sens… Je ne sais pas quoi en penser, je n’ai jamais été très tourné vers l’avenir. Non pas que je sois contre le progrès, je ne suis pas non plus absolument à vouloir vivre dans le passé mais je pense que tout ce qui est nouveau n’est pas forcément synonyme de progrès et parfois des choses plus anciennes peuvent encore avoir du bon.

  - Je sais, Monsieur L’annuaire-est-tout-aussi-efficace-et-ne-tombe-pas-en-panne.

  - Oui je dois te paraître terriblement archaïque… Dit-il en baissant la tête.

  - Ce n’est pas ce que j’ai dit il me semble… Elle finit son verre un sourire aux lèvres.


  Alexandre se redressa d’un bond dans son lit. Il essaya pendant quelques secondes de se souvenir où il était puis lorsqu’il reconnut le décor de la chambre d’hôtel, sa respiration revint. Il était au Buisson, dans le Gévaudan, dans un hôtel que Renaud lui avait trouvé. Il transpirait à grosses gouttes, son haut de pyjama était imprégné de sueurs froides. Haletant, il se prit la tête dans les mains pour essayer de se calmer. Le cauchemar était revenu. Il n’aurait pas été capable de le raconter, mais il avait cauchemardé une fois de plus. Dégoûté de la sensation du vêtement moite sur sa peau, il l’ôta et se laissa retomber en arrière sur l’oreiller.

  Les yeux fixant le plafond dans la pénombre de la nuit, il repensa à la visite de son héritage du lendemain. Toute cette histoire mettait ses nerfs à rude épreuve. Il regarda sa montre attachée à son poignet. Ils devaient tous les trois se retrouver à l’office de Renaud à neuf heures trente. Il devait se lever environ une heure avant. Il lui restait encore six heures à ne pas dormir.

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