22:22

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Sans vraiment les voir, Alexandre laissait défiler devant ses yeux les arbres, les champs et autres animaux campagnards. Il regardait par la fenêtre du train et ne pouvait s’empêcher de se remémorer la série d’événements qui l’avait amené ici.


  Le taxi était venu le chercher au pied de son immeuble avec un peu moins de cinq minutes de retard. Juste le retard nécessaire pour ne pas être en retard pour le train, mais juste ce qu’il fallait pour que le trajet se trouve encombré par des bouchons et qu’il rallonge d’une petite dizaine de minutes et augmente de quelques dizaines d’euros la course. Alexandre était convaincu que la formation des taxis intégrait un module exprès pour apprendre à calculer ce petit temps supplémentaire.

  En soufflant d’exaspération, il monta dans le véhicule et lui donna l’adresse de la gare qu’il avait visée.

  Les rues, les voitures, les passants défilaient devant ses yeux. Des masses informes, sans visage, sans identité distinctes, rien qui ne put leur conférer une unicité quelconque qui aurait fait que de par leur présence, ce lieu, ce moment n’aurait plus été le même. Mais non. Ni les rues, ni les voitures, ni les passants n’imprimaient leur marque indélébile à ce moment étrange qu’il était en train de vivre.

  - Alors j’y ai dit que je pouvais pas conduire par là parce que j’avais une bagnole et pas un mammouth ! Ahahah ! Hein ? Un mammouth ! Z’avez compris ?

  Rappelé à la réalité par le rire gras du chauffeur, Alexandre répondit en y mettant le plus de conviction possible.

  - Oui. J’ai saisi… Très drôle… Dîtes, vous pensez que nous arriverons dans combien de temps ? Je dois vraiment prendre ce train et nous avons… Douze minutes de retard, ajouta-t-il après avoir consulté sa montre. Il s’était avancé sur son fauteuil et parlait au chauffeur en passant la tête entre les sièges de devant.banquette.

  - Bof. Vous savez, je n’ai jamais connu un train partir à l’heure. On pourrait avoir trente minutes de retard, qu’ils vous en colleraient encore vingt derrière. Eh ! Je rigole pas, croivez-le pas mais j’ai conduis une bigotte l’autre jour, pour une célébration je sais pas quoi. Eh ben, en fait, il faisait moche ce jour-là… Un vrai temps de chien et…

  Le chauffeur était reparti dans son soliloque et Alexandre, qui avait bien saisi qu’il ne pourrait pas y faire grand-chose, se laissa retomber sur sa banquette et le laissa continuer tout seul. Il souffla de nouveau et ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil à sa montre.

  Pourquoi faisait-il cela tout le temps ? « Ca vous rassure, lui avait expliqué son médecin psychiatre, comme un mantra que vous vous répéteriez. Vous savez, j’ai soigné quelqu’un dont la stéréotypie était de compter ses doigts. Alors, finalement, regarder sa montre fait de vous quelqu’un de très quelconque. » Et il était parti d’un rire long et sonore, presque aussi envahissant que celui du chauffeur. Alexandre avait détesté ce rire. Il était gras, il était sans retenue et il était comme une forme de mépris de ses angoisses. Le temps était la seule chose qu’Alexandre pouvait maîtriser grâce à sa montre. Et paradoxalement, le temps était la seule chose que l’on ne maîtrisait pas. Toute minute écoulée était une minute de perdue. Le temps avançait inexorablement quoi qu’il arrive. Vous ne pouviez ni l’arrêter, ni le remonter, et seule cette petite chose vous permettez d’avoir un peu de maîtrise sur lui. C’était complètement faux, il le savait. Mais pourtant cela le rassurait.

  « Vous devriez accepter que vous ne pouvez pas tout maîtriser. Cela allégerait vos angoisses. » Un autre poncif qu’il avait utilisé à maintes reprises. Ses angoisses… Alexandre n’avait pas d’angoisses, il était au-delà de l’angoisse. La moindre contrariété provoquait chez lui une accélération du rythme cardiaque, et il n’avait pas été rare qu’il montât à des fréquence de cent-vingt à cent-quarante pulsations par minute.

  Cette pensée le ramena à son présent et il plongea une main tremblante dans la poche droite de sa veste. Il sortit de là une petite boîte de préparation de pharmacie dans laquelle il y avait quelques gélules. C’était un composé de diverses plantes destiné à le détendre et par voie de conséquence faire redescendre son rythme. Souvent cela se traduisait par un effet de somnolence. Mais c’était assez efficace.

  Il déglutit péniblement pour faire descendre la gélule puis se cala confortablement dans la banquette.

  De nouveau le paysage se mit à défiler à une vitesse suffisante pour qu’il ne puisse plus distinguer précisément ce qu’il avait sous les yeux. A moins que ce ne fut le fameux effet de somnolence. Craignant qu’il ne s’endormit, il interrompit le chauffeur.

  - Ex… Cusez-moi. Dit-il d’une voix légèrement pâteuse.

  - Alors forcément, avec tout ce qu’ils nous collent sur le dos on… Ouais ?

  - Excusez-moi. Je viens de prendre un décontractant et il est possible que je dorme un peu. Vous voudrez bien me réveiller à l’arrivée ?

  - Un peu mon neveu. Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais vous faire des tours gratis ? Il repartit de ce rire dont lui seul avait le secret. Nan vous pouvez roupiller tranquille, je vous réveillerai.

  - Merci.

  Alexandre retomba en arrière sur la banquette puis s’endormit immédiatement.


  Il fait noir. Il ne voit absolument rien. Il n’entend absolument rien. Comme un monde qui serait mort. Seules résonnent autour de lui des voix. Des voix d’hommes manifestement. Ils parlent dans une langue inconnue. Non. Ils ne parlent pas vraiment. Ils semblent réciter, murmurer, marmonner une incantation dans une langue ancienne. Pas inconnue. Ancienne. Mais aussi terriblement malsaine. Alexandre ne sait pas où il est. Il ne voit rien à part le noir. Mais il n’a pas les yeux fermés. Il est dans le noir. Il est… Aveugle. Ces hommes sont autour de lui. Ils marmonnent dans cette langue terrifiante.

  Alexandre fut pris de tremblements. Pas vraiment des convulsions, mais juste des tremblements. Comme lorsque l’on bouge pendant un cauchemar.

  Il fait noir. Il ne voit absolument rien. Il n’entend absolument rien. Comme un monde qui serait mort. Seules résonnent autour de lui des voix. Des voix d’hommes manifestement. Ils parlent dans une langue inconnue. Non. Ils ne parlent pas vraiment. Ils semblent réciter, murmurer, marmonner une incantation dans une langue ancienne. Pas inconnue. Ancienne. Mais aussi terriblement malsaine. Alexandre ne sait pas où il est. Il ne voit rien à part le noir. Mais il n’a pas les yeux fermés. Il est dans le noir. Il est… Aveugle. Ces hommes sont autour de lui. Ils marmonnent dans cette langue terrifiante.

  Il doit leur échapper. Il se met alors à courir. Mais il fait du surplace. Il ne tombe pas, il ne trébuche pas, il court. Mais il court sur place. Bien qu’il ne voit rien, il sait qu’il n’avance pas. Et les hommes marmonnent. Il sent des mains sur ses épaules.

  Il fait noir. Il ne voit absolument rien. Il n’entend absolument rien. Comme un monde qui serait mort. Seules résonnent autour de lui des voix. Des voix d’hommes manifestement. Ils parlent dans une langue inconnue. Non. Ils ne parlent pas vraiment. Ils semblent réciter, murmurer, marmonner une incantation dans une langue ancienne. Pas inconnue. Ancienne. Mais aussi terriblement malsaine. Alexandre ne sait pas où il est. Il ne voit rien à part le noir. Mais il n’a pas les yeux fermés. Il est dans le noir. Il est… Aveugle. Ces hommes sont autour de lui. Ils marmonnent dans cette langue terrifiante.

  Il doit leur échapper. Il se met alors à courir. Mais il fait du surplace. Il ne tombe pas, il ne trébuche pas, il court. Mais il court sur place. Bien qu’il ne voit rien, il sait qu’il n’avance pas. Et les hommes marmonnent. Il sent des mains sur ses épaules

  Il se remet alors à courir. Toujours à l’aveuglette mais cette fois, il les distance : les mains semblent le lâcher et leurs voix s’estompent peu à peu. Alors de toutes ses forces, Alexandre court comme il n’a jamais couru. Il court dans ce néant de vie. Les voix s’éloignent. L’incantation se fait lointaine et de plus en plus inaudible. Le silence envahit l’espace et le recouvre comme une créature épaisse et moite. Quand soudain il heurte avec violence quelque chose !

  Alexandre se réveilla en sursaut.

  - Eh m’sieur ! Z’êtes arrivé.


  Encore groggy par son rêve, Alexandre se tenait debout devant la gare. Le chauffeur l’avait réveillé lorsqu’ils étaient arrivés sur le parking et c’était dans un état second qu’il avait traversé la voie qui le séparait du hall d’accueil.

  La gare était pleine de gens qui arrivaient et repartaient. Devant lui, des quais à perte de vue et des trains qui semblaient reprendre leur souffle avant de partir vers de nouvelles destinations inconnues. Il regarda sa montre et fut soulagé de constater qu’il lui restait encore cinq bonnes minutes pour prendre son train. Réveillé tout à fait, il jeta un œil sur les gens qui attendaient aux bornes pour faire valider leurs billets et se dit que la journée n’était pas aussi mauvaise qu’elle avait démarré.


  Et il était maintenant dans ce wagon, en route vers le Gévaudan.

  Des bribes du rêve apparurent par flashes dans son esprit. Il avait déjà fait ce rêve, ce cauchemar, avant. Et il n’avait toujours pas compris son sens. Inutile de chercher à le faire maintenant. Il préféra repenser au coup de téléphone qu’il avait reçu.

  « J’ai des nouvelles de ton père. » Des nouvelles de son père… Comment avait-il pu avoir des nouvelles de son père alors que lui-même ne lui avait pas parlé depuis des décennies.

  D’aussi loin qu’il remontât dans ses souvenirs, il se souvenait d’un père… Indisponible. Pas vraiment absent, juste, pas toujours là. Il avait « des responsabilités ! Je suis un homme très occupé Alex, je ne peux pas faire ce que je veux ! J’ai des responsabilités ! » Combien de fois avait-il entendu ces phrases ?

  Alexandre s’était toujours demandé quel genre de responsabilités il pouvait bien avoir. Sa famille était plutôt aisée et ne croulait pas sous le poids du travail forcé. Ils avaient hérité d’une somme assez rondelette, pas non plus le pactole, mais suffisamment pour ne pas avoir besoin de travailler outre mesure. Alexandre n’avait jamais su d’où venait cet argent, un arrière-arrière-grand oncle par alliance au troisième degré du voisin de la sœur de sa mère peut-être, en tout cas ça n’avait pas beaucoup d’importance. Ils avaient cet argent et c’était tout. Ses parents avaient placé le pécule dans différentes actions rentables, ils avaient aussi acheté dans l’immobilier et investi dans quelques sociétés fiables, et le temps avait joué pour eux. Résultat, leur vie avait principalement consisté à vivre au quotidien dans un grand appartement, et se demander s’il existait encore un endroit sur Terre qu’ils n’avaient pas visiter à l’occasion de vacances bien méritées, pour se reposer de n’avoir rien fait.

  Toute cette surabondance de biens, et cette bourgeoisie acquise sans aucun effort avaient mis à mal Alexandre. Et à l’âge de seize ans, il était parti du jour au lendemain en claquant la porte. Il n’avait plus jamais revu ses parents et s’était débrouillé tout seul pour financer ses études et gagner, selon lui, plus honorablement sa vie qu’en s’engraissant sur le dos d’employés inconnus qui peinaient à payer leurs fins de mois.

  Alors quoi ? Qu’est-ce que Renaud pouvait bien avoir à lui annoncer ? Quoi : la société off-shore de son père avait fait faillite ? Ses parents avaient déshérité Alexandre ? Non. On ne fait pas appel à un notaire pour cela, un avocat à la rigueur. Quoique, dans le cas d’un héritage… Ou plus simplement, ses parents étaient morts et, justement, il héritait de tout ? A l’évocation de la mort de ses parents, Alexandre constata qu’il n’éprouvait rien de particulier. Ni de la colère, ni de la tristesse, ni de la joie… Rien. Absolument rien. Cette absence d’émotions le surprit et le soulagea à la fois. Il n’était pas normal, et il en convenait, qu’il ne ressentit rien. Il s’agissait tout de même de ses parents, et il aurait dû, pu, avoir une once de remords de ne pas les avoir revus, de ne pas leur avoir pardonné, de ne pas avoir eu le temps de se réconcilier avec eux. Mais non. Il n’avait pas le moindre remord. A contrario, il fut soulagé de voir qu’il avait réussi à prendre de la distance avec tout cela. Tout ce passé tendu, oppressant, qui pendant longtemps l’avait empêché d’agir librement, sans craindre des critiques.

  Cela dit, qu’elle que fut la cause, il ne servait à rien de se tordre l’esprit à découvrir le pourquoi du comment : une fois sur place, Renaud lui expliquerait tout.

  Une jeune dame passa dans l’allée du wagon pour proposer de quoi boire et manger en attendant l’arrivée du train qui se ferait dans deux ou trois heures. Alexandre avait envie de lui répondre, comme Sean Connery dans Highlander II, que son estomac ne pouvait ingérer que des choses qu’il arrivait à reconnaître, mais il se ravisa et préféra prendre une madeleine avec une eau gazeuse. Cela lui permettrait de prendre son cachet pour le mal des transports. La vendeuse lui rendit sa monnaie en souriant puis se dirigea vers le passager suivant. Alexandre resta un léger moment en suspens, la madeleine et la bouteille de Badoit dans une main, la boîte d’anxiolytique dans l’autre. Puis il se ravisa. Il rangea la boîte dans sa poche. Si le cachet avait réveillé chez lui son cauchemar juste pendant un trajet de taxi, qu’allait-il se passer pendant deux heures de train ? De toute façon, fatigué comme il l’était, il ne tarderait pas à s’endormir sans aide. Il déballa donc son gâteau, qu’il avala en deux bouchées, et but un peu d’eau. Face à l’insipide texture farineuse du gâteau, et à l’absence totale de bulles dans l’eau gazeuse, il ne peut s’empêcher de se demander si c’était la société de transport qui faisait expressément fabriquer des aliments immondes, ou s’il existait un portail magique au moment du passage des portes de wagons, qui emmenait dans une autre dimension toutes les textures et les saveurs propres aux aliments, qui en temps normal auraient été parfaitement digestes.

  Une fois le rapide repas débarrassé, il se cala confortablement dans son siège et repensa aux derniers jours.

  La première chose qui lui vint à l’esprit fut les dernières courses qu’il avait faites au supermarché.


  Il s’était garé sur le parking. La radio diffusait son flot de paroles : « Il est neuf heures trente c’est la fin des Matins de France Culture, je vous laisse en compagnie de Catherine Duthu et Sophie Delpont pour un point sur l’info, bonjour mesdames j’espère que la journée commence bien pour vous... » Il avait coupé le moteur et la voix s’était tut. Il avait ôté les clés du volant et se préparait à descendre pour faire ses courses dans le supermarché de son quartier. Machinalement il vérifia que le porte-cartes se trouvait bien dans la poche gauche de son pantalon, là où il l’avait déjà glissé en partant de chez lui, un petit appartement deux pièces dans un quartier des Buttes-Montmartre. Il n’avait pas quitté sa voiture entre sa place de parking et le supermarché, hormis les feux rouges il ne s’était arrêté nulle part, et il n’avait donné aucun argent aux types qui tapaient aux vitres à chaque cédez-le-passage. Il n’y avait donc aucune raison que son porte-cartes soit ailleurs que dans sa poche, et pourtant il n’avait put retenir un soupir de soulagement lorsqu’il sentit le petit étui rigide sous le tissu.

  C’était une belle journée et le Soleil brillait à plein. Il cligna des yeux et jeta un coup d’oeil sur le parking. Il y avait foule ce jour-là et il détestait faire ses courses quand il y avait trop de monde. Il n’aimait pas la foule, une sorte de misanthropie mâtinée d’agoraphobie qui le mettait parfois dans des situations difficiles, comme lorsqu’il devait présenter des conférences : il suffisait qu’il y ait plus de cinq thésards à écouter ses présentations pour qu’il se sente mal et se mette à transpirer.

  La foule était oppressante. Tous ces gens les uns sur les autres qui le bousculaient, qui se bagarraient parce que le dernier paquet de chips avait été pris, parce que la voiture de devant n’avait pas démarré au feu vert… « L’Enfer c’est les autres ». Les autres étant aussi soi-même, peut-être qu’il était lui-même responsable de son enfer.

  Il sortit de sa voiture et referma la portière. Après avoir fermé la voiture à clef, et non pas avec la télécommande, il n’avait pas confiance dans ces engins, il se dirigea vers le rack à caddies. Comme d’habitude, le chariot ne voulut pas se détacher du premier coup, ce qui eut pour effet de l’agacer et il le secoua dans tous les sens. Le chariot céda d’un coup. Il prit alors la direction du magasin.

  Le temps des courses, son chariot devenait sa deuxième maison. Il dépliait le fauteuil bébé et installait ses affaires sur le support plastique : son stylo, sa liste de courses, ses clés... Il détestait les avoir dans ses poches. Il se souvenait s’être piqué avec, une fois, dans un rayon, depuis, il les enlevait systématiquement. Puis il installa son manteau sur la barre de poignée, et fut prêt à se mêler aux autres.

  Le magasin était bondé. C’était le jour de courses typique qu’il abhorrait par excellence. Les gens s’entassaient tous dans les rayons, en laissant leur chariot dans un coin et en allant voir les articles à l’autre bout. Le passage était impossible. Les gens vous bousculaient et les caddies bouchaient le passage.

  Heureusement pour lui il n’avait pas grand-chose à acheter et il avait estimé qu’en un quart-d’heure, une demi-heure maximum, il serait sorti. Un coup œil à sa liste de courses : pain, poulet entier, bananes, petits pois carottes en conserve. Oui, vraiment il n’en aurait pas pour longtemps. Et c’était tant mieux, rien que le temps de regarder sa liste, il avait déjà été bousculé trois fois.

  Il redressa la tête, regarda devant lui et vit la foule agglutinée devant les stylos billes. Il fallait absolument contourner la masse. Il regarda autour de lui et estima la masse environnante. Il ne savait pas comment il faisait cela mais il avait toujours réussi à estimer des... Probabilités de situations. C’était comme ça qu’il les appelait. Des moments où il pouvait prévoir, ou plutôt estimer la plus forte chance qu’une situation se réalise. Comme par exemple en ce moment, il voyait la foule qui arrivait de derrière lui, et il la voyait, ou plutôt l’imaginait, se déplaçant dans une direction précise plutôt qu’une autre. Il était capable, sans savoir comment, de deviner quelle orientation l’essentiel du groupe allait prendre, il prit donc un autre chemin. Et une fois de plus, il ne s’était pas trompé. Quelques secondes plus tard, la foule avait pris la direction envisagée.

  Une fois la foule évitée, il baissa la tête et regarda sa montre : neuf heures quarante-cinq. Il démarra ses courses.

  Il fit le point sur le contenu de son chariot.

  Le pain était aux céréales comme il l’aimait. Le poulet était fermier mais il lui trouvait un air de seconde main, seulement voilà il ne restait plus que celui-là. Les bananes étaient parfaites. Il ne restait plus que les conserves. Par réflexe il jeta un coup d’oeil à sa montre et fit la grimace : dix heures trente. Il avait largement dépassé son temps prévu pour faire les courses. Et par voie de conséquence, il s’était trouvé en contact avec plein de monde et d’agressivité inconsciente.

  Il fila vers le rayon des conserves. Comment pouvait-on concevoir autant de boîtes de conserves pour les petits pois ? Il souffla contrarié et jeta machinalement un œil à sa montre. 88:88. Il souffla de nouveau. Sa montre dysfonctionnait encore. Cela lui était déjà arrivé une fois ou deux, lorsqu’il passait sous des poteaux de surtension. Il devait certainement y avoir une source d’ondes électromagnétiques dans le coin. Probablement les caméras de surveillance, ou les haut-parleurs.

  Désappointé il en revint à ses conserves.

  Il y avait au moins trois ou quatre marques de conserves. Il prit le temps de lire les étiquettes afin de choisir celle qui lui paraissait la plus saine et il en était à comparer la troisième boîte quand un employé du magasin s’approcha de lui. C’était à ce moment-là que les choses avaient basculé.

  - Monsieur vous pourriez vous diriger vers les caisses ? Nous allons fermer.

  - Comment « fermer » ? Déjà ?

  « Chers clients, il est 19:15, nous vous informons que votre magasin ferme ses portes dans quinze minutes. Nous vous prions de vous diriger vers les caisses. Nous vous souhaitons une bonne soirée. »

  Le jeune homme redressa la tête et regarda incrédule autour de lui. Les différents rayons étaient éteints, les vigiles passaient dans les rayons et poussaient poliment mais fermement les gens vers les caisses encore ouvertes, et surtout, les clients avaient diminué de moitié. Combien de temps avait-il passé dans le rayon des boîtes de conserves ? Combien de temps avait-il mis à lire les étiquettes ? Et où étaient passés les clients ? Rétrospectivement il se souvint qu’il n’avait pas croisé de clients pendant qu’il choisissait ses petits pois.

  Ne comprenant pas tout, il déposa dans son chariot la boîte de conserve qui lui avait paru la moins industrielle et se dirigea vers les caisses.

  Lorsqu’il monta dans sa voiture après avoir rangé ses courses dans le coffre et garé le chariot, il mit le moteur en marche ce qui eut pour effet d’allumer la radio : « Il est dix-neuf heures trente et vous êtes en train d’écouter avec passion Le Temps du Débat sur France Culture, où nous discutons du sujet de... »


  Les souvenirs se bousculant dans sa mémoire, les images finirent par se mélanger les unes les autres et il finit par s’endormir.

  Après un sommeil sans rêve, et comme s’il avait pressenti la fin du trajet, il se réveilla une demi-heure avant la destination. Il put ainsi prévenir son ami de jeunesse qu’il arrivait bientôt.


  La première chose qui le frappa fut l’ondulée chevelure rousse qui encadrait le visage, difficilement dissimulée sous un foulard qui entourait la tête. Puis les lunettes de Soleil d’un style plutôt rétro, le modèle papillon des pin-up. Et enfin, la jupe rouge Vichy et le bustier blanc. On aurait dit, couleur de cheveux en moins, Grace Kelly. Elle tournait sa tête de droite à gauche, comme à la recherche de quelque chose, ou de quelqu’un. Alexandre, son sac à dos sur l’épaule s’approcha d’elle.

  - Bonjour.

  - Oh ! Bonjour. Vous devez être Alex ? Enfin, je veux dire, veuillez m’excuser, Monsieur Beaulieu ?

  - Alex, ça me va. Et vous êtes ?

  - Julie. Julie De Luca. C’est drôle, ç’a un côté James Bond. Je m’appelle De Luca. Julie De Luca, reprit-elle en mimant la posture typiquement bondienne. Oui bon, De Luca c’est italien et je n’ai pas trop le look italien je sais, mais c’est parce que mes origines remontent à plusieurs générations. Mais je connais quelques mots. Installez-vous, dit-elle en ouvrant la porte, Renaud, je veux dire Monsieur Taillefer m’a envoyée vous conduire à lui. Que voulez-vous écouter comme musique pendant la route ?

  - Je vous remercie. Rien de précis, la musique m’oppresse.

  - Sans rire ? Bon, comme vous voulez. Mais vous ratez quelque chose. J’ai le meilleur album des Cranberries. Pas Zombie, non, Bury The Hatchet, ça c’était de l’album. Cela dit, ça ne vous laissez pas trop de choix pour la musique, donc ma question était plus rhétorique qu’autre chose. Vous aimez le cinéma ? Moi j’adore.

  Tout en parlant, Julie s’était installée au volant et avait démarré la voiture. Tout en continuant de parler de ce qu’elle avait regardé la soirée précédente, elle avait commencé à braquer pour sortir de la place et s’insérer sur la voie.

  -Excusez-moi, reprit Alexandre, vous allez parler comme ça pendant tout le trajet ? Non pas que ça ne m’intéresse pas, j’adorerais savoir ce que vous avez mangé en regardant P.S. I Love You, mais je vous avoue que le train et les dernières nouvelles m’ont donné un mal de tête assez fort.

  - Euh, oui, pardon. Je parle beaucoup quand je suis stressée. Et là, je suis stressée. Renaud m’a confié une mission importante, vous êtes son meilleur ami alors je veux que ce trajet se passe bien et que vous soyez à l’aise.

  - Il n’y a pas de mal. Mais j’ai vraiment mal à la tête et… Vous savez… Il n’y a que dix minutes de trajet. Tout ira bien.


  Environ douze minutes plus tard, et parce qu’Alexandre avait guidé Julie dans des petites ruelles pour éviter le gros de la circulation, la voiture se garait sur la place de parking réservée au personnel de l’office notariale.

  - Eh bien ! Ton ami connaît drôlement bien le coin. Il m’a fait passer par des tas de petites routes que je n’aurais jamais trouvées toute seule. Si ça se trouve, j’aurais tourné en rond et on serait encore à la gare à cette heure-ci, dit Julie avec un rire clair et honnête qui résonna comme du cristal.

  - Oui, répondit Renaud, qui avançait pour serrer la main de son ami, Alex a grandi ici avec moi.

  Les deux amis s’enlacèrent chaleureusement et Renaud tendit un bras vers son bureau, l’invitant à entrer.

  Une fois que son assistante eut porté les cafés et refermé la porte derrière eux, les deux hommes se regardèrent sans parler. Ils n’en éprouvaient pas le besoin.

  - Alors, commença Renaud, que peux-tu me dire sur ton père ?

  - Que puis-je te dire, que tu ne saches déjà, tu veux dire. Tu sais déjà tout sur tout ça. Je suis parti à seize ans, je ne lui ai plus jamais parlé.

  - « C’est un peu court jeune homme ! On pouvait dire, O Dieu, bien des choses en somme et en variant le ton ! Par exemple, tenez... » Plagiat Renaud en riant. On pourrait dire qu’il n’était pas très présent… Ou qu’il t’a transmis ses angoisses…

  - Pas très présent… Non. Il était là tout en étant indisponible. C’est un sentiment curieux. Je me souviens de lui toujours parti en affaires, ses « responsabilités », mais tout de même là pour les moments importants. Des anniversaires, des fêtes, des soirées en famille… Alexandre resta pensif. En fait, c’est même un peu plus compliqué que ça. C’est comme s’il était absent pour un anniversaire par exemple, mais que dans la seconde qui suivait il réapparaissait. Tu sais, comme ces choses que tu crois voir, comme un chat qui passerait dans ton couloir, et le coup d’oeil que tu jettes après te montre qu’il n’y avait rien ? Eh bien, pareil mais à l’envers.

  - Je vois. Et quoi d’autres ?

  - Eh bien, je pense que c’est à cause de lui si je suis associable et si je suis névrosé. Il m’a tellement inculqué qu’il fallait que je me méfie de tout le monde, et que je n’étais pas comme les autres que j’ai développé mes TOC. Il passait son temps à me dire que je n’en faisais jamais assez, que je pouvais faire mieux, que je me laissais porter par le courant… Que si je voulais je pourrais faire de grandes choses mais que je préférais me vautrer dans l’inaction. C’est lui qui m’a donné cette obsession du temps… « Le temps passe vite, répétait-il tous les jours, Alexandre si tu ne te bouges pas, le temps te rattrapera et il sera trop tard ! Il faut sans cesse gagner la course contre lui. Tu ne gagneras jamais la course tant que tu seras veule et inutile ! » Quelles conneries ! En tout cas, merci papa pour tous ces encouragements.

  - Et ta mère ? Elle n’a jamais fait de remarques par rapport à ces absences. Ou cet effet de « fausse vue » ?

  - Non. Elle l’a même plutôt excusé. Elle aussi se plaisait à me répéter qu’il avait des obligations, qu’il ne pouvait pas faire ce qu’il voulait mais… « qu’il oeuvrait pour le bien de tous »… C’était sa formule exacte. « Il oeuvrait pour le bien de tous. » Je m’en souviens encore tellement je trouvais cette phrase emphatique.

  - Est-ce que tu sais ce qu’elle entendait par là ? Demanda Renaud soudain très intrigué.

  - Non pas vraiment. J’imagine qu’elle faisait référence à des multinationales dont l’action était orientée écologie, ou sociale, ou même médecine… Ou peut-être les trois… Comme une entreprise qui chercherait un vaccin bio sans brevet, tu vois le genre. Je n’en sais rien en fait. J’ai toujours pensé que nos rentes venaient d’acquisitions plus ou moins légales de grandes sociétés industrielles et d’autres placements fructueux. Mais si tu me disais plutôt où tu veux en venir ?

  Ce fut alors au tour de Renaud de prendre la parole. Il lui expliqua son arrivée, il prit le temps de lui expliquer quelques rouages de son métier et comment il était donc improbable que son collègue fut au courant de sa prise de fonction. Puis il en vint à lui parler du courrier et de l’histoire délirante que lui avait rapporté son confrère.

  - Et tu l’as encore cette lettre ? Répondit Alexandre quand il eut fini. Il y avait comme de l’incompréhension dans sa voix. Je suis désolé mais c’est complètement ridicule. Comment puis-je avoir hérité d’un domaine que je n’ai jamais connu. Nous avons toujours vécu dans un appartement des quartiers chics de Paris.

  - Non seulement je l’ai, mais je l’ai relue au moins trois fois. Je te la donnerai tout à l’heure. Mais pour résumer… Alex, tes parents sont morts et tu hérites d’un château de mil-deux-cents mètres-carrés, environ vingt pièces, sur un terrain avec forêt domaniale d’environ dix hectares, pour un terrain total d’environ deux-milles hectares. Nous irons visiter ta nouvelle demeure après-demain. Pour l’instant, prend ton sac, tu vas avoir besoin de te reposer et de digérer tout cela. Je t’ai trouvé une petite chambre dans un hôtel agréable en plein centre-ville.


  Complètement incrédule, Alexandre suivit son ami sans rien dire.

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