L'histoire des lieutenants

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 Daebyol, prince suprême de l'au-delà et premier fils de Sang-Je et Baji, reine suprême de la Terre, avait dix lieutenants, les Shiwang, dits « rois des enfers » par les mortels, jugeant les morts. Faisant preuve d'une justice impartiale quoique sévère, les lieutenants remplissaient leurs devoirs jours après jours, années après années.

 Parmi eux, Hyeonmu la tortue noire s'occupait de l'enfer des insectes et animaux dévoreurs ; Jujak le phoenix rouge gérait l'enfer des pendaisons pour trahison envers l'empereur ou l'impératrice ; Chyeong-ryong était en charge de l'enfer des couteaux volants et imprévisibles ; enfin, Baek ho le tigre blanc, préféré de Daebyol, régnait sur l'enfer des remords. Puissant et vénéré, autant par les divinités que les mortels, il ravissait les cœurs de par son statut, sa prestance, son apparence.

 Malheureusement, il ravit également celui de Baji... L'empereur, furieux, déchut Baek ho de son poste et voulut l'envoyer pour mille ans de réincarnations mortelles, vivant sans cesse les grandes douleurs des pertes, de la mort, de la maladie, de la vieillesse et de la trahison... Jujak, entendant cela, emporta le tigre sous sa forme de phœnix, loin du royaume des morts. Leurs amis les suivirent mais ils furent tôt rattrapés par les autres lieutenants obligés ; Chyeong-ryong, en dragon, les empêcha d'attaquer.

 L'empereur, fou de rage, décida d'appliquer sa punition à tous trois, alors, Hyeonmu plaida en leur faveur. Ses paroles touchèrent Baji et Baji intervint auprès de son mari. Ainsi, la punition changea et s'allégea : les quatre lieutenants, bien que déchus de leur poste, n'eurent pas à souffrir mille ans. Leur âme fut attachée à un temple soumis à la malédiction de l'impiété ; aucun mortel ne pouvait le voir et lui apporter ses prières où son attention. Ainsi, le temple lentement se dégrada et chaque dégradation réduisait un peu plus la force des quatre maudits. Encore et encore... jusqu'à leur totale destruction.

 « Mais alors... vous allez vraiment mourir ? » laissai-je échapper, la tête pleine de tout ce qu'il venait de me raconter. Il hocha la tête.

 « Toutefois, nous nous réincarnerons en autre divinité, et cette souffrance est moindre que mille ans de mortalité inconsciente. Car le temple s'effondrera en moins de temps. La nature reprend ses droits bien vite... » Il jeta un œil à mon chocolat. Je n'avais pu le boire tant son récit m'avait captivée.

 « Oh, oui, c'est froid... », remarquai-je, triste. Il eut un rire.

 « Ne t'inquiète pas, nous allons manger ensemble, si tu le souhaites. Je pourrai demander aux cuisinières de t'en préparer un autre. »

 Le jour entrait à présent par la fenêtre, et l'ombre du mur se projetait sur la cour et l'arbre, me donnant envie d'aller sur le kiosque afin d'observer le soleil. Nous nous levâmes. Le lac s'arrondissait sous les lueurs, chauffant son dos, sa tête aux pieds des collines et ses pieds à nos têtes ; éclats d'or.

 « Comme c'est beau..., murmurai-je, rêveuse.

 - Eh les amoureux, qu'est-ce que vous faites ? » La brusquerie de cette voix claquante à nos oreilles apaisées me fit bondir. Chyeong-ryong, goguenard, s'avançait vers nous ; je grimaçai. Attrapant cette mimique, il s'approcha et passa un bras autour de mes épaules. Je le repoussai aussitôt :

 « Malpoli ! Même pas bonjour ? Enlève tes pattes de là.

 - Pimbêche... »

 Hyeonmu le tira en arrière, lèvres pincées.

 « Ne l'ennuie pas, dragon.

 - Vous faites la paire. De toute façon, je venais vous avertir que Baek ho nous attend pour manger et discuter. » Il tourna les talons. Nous nous regardâmes en haussant les épaules puis le suivîmes. Mon cœur s'était mis à tambouriner un peu plus depuis qu'il avait prononcé le nom du tigre blanc ; je me préparai mentalement à l'interrogatoire certain qui allait survenir.

 Les servantes avaient préparé une telle quantité de plats alléchants que je ne sus par quoi commencer, une fois assise entre mes amis et hôtes. Sur le banc d'en face, Baek ho et Chyeong-ryong, ce qui faisait que j'étais entourée des plus agréables. Intimidée, j'hésitai à piocher dans la nourriture même lorsqu'ils commencèrent à manger ; le phœnix posa dans mon bol de riz un morceau de viande, des champignons frits en sauce et quelques pousses. Je le remerciai d'un grand sourire, attristée de l'indifférence du tigre face à ce geste.

 Le dragon s'exclama :

 « Eh bien Iseul, tu manges à tous les râteliers ! La tortue, puis le phœnix ? Quelle dévergondée !

 - Mais ça va pas ? Calme tes ardeurs, on va croire que t'as pas ***** depuis des lustres ! » Un silence choqué suivit ma tirade. Oooops, j'avais un peu oublié à qui je parlais. Sans un mot de plus, j'apportai mes baguettes à ma bouche, les yeux rivés sur mon bol. C'était dit, c'était dit. Puis un rire éclata, frais ; je relevai mes yeux, tressaillant : le tigre riait, riait, riait ! Hyeonmu et Jujak le suivirent très vite, hilares. Seul Chyeong-ryong, fulminant, paraissait vouloir tuer quelqu'un. Moi. Ses éclairs m'effrayèrent, mais, entourée ainsi, je sus que je ne craignais rien et continuai à manger, riant avec eux. Les servantes elles-mêmes vinrent voir ce qu'il se passait, surprises de tant de gaieté en une place qui n'en avait pas eu depuis longtemps.

 Au moment du thé (et de mon chocolat chaud, galamment souhaité par mon adorable guide), on me demanda enfin des précisions sur mes aventures. Je les leur servis avec joie, contant depuis mon départ de chez moi, à la poursuite du gingembre... Baek ho m'interrompit lorsque je mentionnai l'urne :

 « Une urne ?

 - Oui, je l'ai trouvée enfouie dans un jardin de temple abandonné, il y a maintenant six ans.

 - Vous rappelez-vous à qui appartenait ce temple ? À quelle divinité ? »

 Je fis un effort de mémoire. Le bois pourri de la terrasse à l'entrée ; l'odeur d'humidité régnant à l'intérieur ; la poussière amalgamée en moutons noirs ; les ronces, rosiers sauvages et autres plantes prenant d'assaut les murs fissurés. Les gens du village autrefois prospère avaient tous ou presque migré vers la grande ville et ses fausses promesses de succès et de richesses. Ils avaient abandonné leurs croyances, leur folklore. Depuis, la pagode n'attirait plus personne, en haut du petit mont, et les marches y menant étaient devenues glissantes, dangereuses. J'y étais tout de même allée, par curiosité déjà, et avais pénétré le jardin. Il y avait un petit arbre, un pêcher... entre ses racines, un détail m'avait attirée, une couleur différente qui se révélait une partie d'un objet dissimulé. Ronde, à col large et couleur brune, son diamètre était suffisamment petit pour que je l'emportasse alors. Mais, la divinité ? Non, cela ne me revenait pas. Je secouai la tête, dépitée. Ils soupirèrent, Chyeong-ryong quitta la table et Hyeonmu soupira une seconde fois.

 Baek ho était plongé en une profonde réflexion dont il sortit finalement :

 « Peut-on voir cette urne ? »

 Assis au-dehors sous le toit clair du kiosque, l'urne passait de main en main. Le dragon était aux abonnés absents, et j'étais beaucoup plus relaxée. Apparemment, l'objet leur disait quelque chose :

 « Ce n'est pas une urne funéraire, mais de stockage de denrées, souvent sèches. Il y a longtemps sur Terre, elles étaient utilisées dans les maisons, à la cuisine. Comment s'est-elle retrouvée dans un jardin de temple, voilà qui est étrange. Aussi, au pied d'un pêcher, qui est le symbole sacré par excellence. Et tu dis qu'elle chauffe lorsque tu t'approches de ton but ? Je la sens froide. »

 Surprise, je la repris.

 « Elle est chaude pourtant, murmurai-je.

 - Alors, elle n'agit que pour toi, comprit Jujak, songeur. Ton but... était le gingembre rouge, n'est-ce pas ? (J'acquiesçai.) En es-tu certaine ?

 - Eh bien... je souhaitais peut-être m'échapper un temps de mes activités quotidiennes, je suppose. J'ai toujours eu le secret espoir, lors de mes escapades, d'atteindre un autre monde. J'ai été plus qu'exaucée !

 - À votre avis, qui pourrait utiliser un tel objet comme véhiculaire de sorts ? Ce n'est pas courant. Nous préférons d'ordinaire utiliser des choses plus pratiques, telles que les chaussures, le parapluie, ou des bijoux.

 - L'on dirait le fait d'une ancienne divinité, attachée aux traditions... Où qui souhaiterait rester très discrète. Un objet empreint d'un sort peut être repéré par d'autres puissances. Mieux vaut donc ne pas le montrer trop souvent. Une urne de stockage alimentaire ne sortirait guère, en temps normal, d'un sac (si la personne se rend compte de son pouvoir) ou d'une maison. »

 Soudain le tigre se leva.

 « Je reviens, j'ai une idée. Iseul, je crois savoir de qui il s'agit. »

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