Quand le ciel blanchit

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 Grelots lointains à ma mémoire, l'apaisante mélodie d'un gomungo (cithare coréenne à six cordes) parvenait jusqu'à moi tel la brise à l'oiseau, naturellement.

 J'ouvris les yeux. Il était tard à présent, car l'éclat opalin de la lune chatouillait mes rideaux prune ; je me redressai, un peu inquiète. Avais-je rêvé ce son si pur ? Sur un tabouret avaient été posés quelques vêtements pliés, un hanbok de soie à la jupe noire et au gilet bleu foncé, couleurs représentatives de l'univers et de la création. J'en fus touchée, encore plus en le mettant, remarquant son mouvement fluide et élégant. Était-ce à cause de ma participation sur Terre ? Nous avions pourtant raté, et je supposai qu'il s'agissait en partie de ma faute.

 Dehors, le vent froid attaqua mes joues et mon cou non protégés ; je ramenai mes bras contre mon corps, percevant les fils à mon mollet tirer la chair et la douleur lentement revenir. Une fourrure épaisse se déposa sur mes épaules.

 « Vous aurez moins froid ainsi », sourit une voix dans mon dos. Je me retournai, touchée. Jujak, l'or de ses cheveux ruisselant à ses épais vêtements, avait un éclat aux pupilles, une chaleur nouvelle et surtout, une couleur rouge tout à fait surprenante. Je devinai sa gratitude, sa gentillesse, la confiance que je pouvais lui accorder et l'ampleur de sa compréhension. Jeune humaine perdue dans le royaume de l'empereur céleste Sang-Je, au milieu d'un folklore considéré comme contes à dormir debout sur ma terre, j'avais bravé la mort, la douleur et la peur, bousculée et emportée sans consentement le plus souvent.

 « Merci, Jujak. J'apprécie. Vraiment. » Il m'était difficile de lui exprimer mon angoisse et l'émotion véhiculée par le remède qu'il lui apportait. Était-ce depuis mon entrée en leur monde ? Je ne pense pas. Les flots inarrêtables de la mélancolie frappèrent à mon plexus, rayons pulsar. Une vie entière ne se conte pas à un inconnu, aussi charmant soit-il, pourtant, en avais-je envie !

 « Pourquoi vos yeux sont-ils rouges à présent ?

 - Ppaleun les avait volés au bulyeowoo* que nous avions envoyé sur Terre afin de les récupérer.

 - Oh, alors... comment les aviez-vous perdus ?

 - C'était il y a fort longtemps, lorsque notre temple n'était pas encore laissé pour compte. Un voleur s'est emparé des rubis de ma statue, ce qui m'a rendu immédiatement aveugle. J'ai attendu sa mort pour lui voler ses propres yeux en enfer, car je ne pouvais le tuer. Mais nous avions eu des nouvelles à propos des véritables. »

 Le phœnix m'invita au kiosque ; le gomungo reposait sur le banc de pierre et sur la table une théière et ses deux tasses. Je souris. La vapeur montait en volutes blanches, j'étais bien. Il me servit puis s'assit et commença à jouer. Yeux clos, je me laissai emportée par cette mélodie familière...

 Je me relevai dans un sursaut. J'étais dans mon lit ! Un coup d’œil à ma tenue me certifia que je n'avais pas rêvé tout cela. M'étais-je endormie pendant sa performance ? Il m'avait donc portée jusqu'au lit et je ne m'en souvenais absolument pas. Un coup à mon ego, encore une fois.

 Je n'avais plus sommeil et la nuit s'estompait à la fenêtre. L'heure bleue. Les diurnes dormaient encore et les nocturnes venaient de les rejoindre. Un temps à pensées douces. J'avais faim, me relevai lentement, prenant garde à ne pas me blesser. Dans la journée, le médecin viendrait changer mon bandage. Mon ventre gargouillant, je me dirigeai vers la cuisine, jetant un œil au kiosque au passage : il était vide. Une bonne odeur se dégageait de la pièce aux soupières, de jeunes créatures les entouraient, occupées. M'apercevant à l'entrée, l'une d'elle, un peu à l'écart, paraissant surveiller les autres, vint à moi et s'enquit :

 « Désirez-vous manger quelque chose, dame Iseul ?

 - J'aimerais bien... juste un petit bout. Avez-vous... du chocolat chaud ? » Qui ne tente rien n'a rien. Des gloussements fusèrent que la gérante fit taire d'un froncement de sourcils. Néanmoins, sa voix contenait un rire :

 « Du... chocolat ? Bien sûr. C'est une boisson privilégiée chez les humains, n'est-ce pas ?

 - Heu... oui, en partie, je suppose.

 - Bien. Prenez place ici, si vous le désirez. » Elle m'indiquait une table basse en bois rouge à l'écart de la cuisine, dans une sorte de salon adjacent, séparé d'une cloison fine qu'elle referma derrière moi, afin de me laisser plus d'intimité. C'était agréable, une fenêtre ouverte laissait passer le jour naissant et la vue sur le jardin arrière, au cerisier fleuri (y avait-il des saisons ?). Une ombre s'y détacha et ma vision s'accrut soudainement telle une flèche sûre : Baek ho observait les étoiles restantes s'évanouir lentement sous les lueurs de l'aurore ; je ne pouvais partir, ni détacher mes yeux de son visage, sa tenue, son souffle, frêle vapeur. « Ma vieille, secoue-toi, reprends-toi, détaches-toi. Il va remarquer que tu le regardes ! Allez, fais pas l'andouille ! » Mais, par esprit de contradiction peut-être, ou par envie de me prouver que je n'avais pas peur d'affronter, je poursuivis mon tranquille examen. Je ne fus pas préparée à sa transformation soudaine : le tigre devint véritablement tigre, une bête blanche aux yeux de glace, bondissant au-dessus du muret et disparaissant à ma vue. J'étais figée, yeux et bouche ouverts, lorsque une des servantes vint m'apporter mon chocolat chaud. Elle eut un gloussement et me laissa. Des rumeurs allaient finir par courir sur mon mental : humaine bavant sur le maître des lieux. Oops.

 « Non... pas du tout », marmonnai-je pour moi-même, tâtant mes joues. Fraîches. Ok, j'avais le contrôle.

 « Pas du tout quoi ? » Je bondis. Punaise, je n'avais pas vu Hyeonmu entrer ! Son long hanbok noir faisait écho au mien ; il avait attaché son interminable chevelure en chignon haut.

 « Vous êtes... tu es vraiment splendide », lâchai-je avec affront et sincérité. Ce genre de remarques ne coûtaient rien et faisaient plaisir, pourquoi m'en priver ? Il eut toutefois une réaction étrange : ses yeux s'assombrirent et une crispation involontaire de la bouche m'indiqua que j'avais fait fausse route.

 « Tu ne devrais pas dire ce genre de choses à la légère. »

 Je fronçai des sourcils. Comment ça ? Fallait se décontracter, je n'en étais pas à la demande en mariage. Bon sang ! Avaient-ils un ou deux siècles de retard, en ce monde ?

 « Ne le prends pas si sérieusement, répliquai-je, un peu agacée. C'était la vérité, mais cela ne veut pas dire que j'ai des sentiments pour toi. » Était-ce un peu trop rude ? Il ne le prit pas mal et s'assit à mes côtés, une tasse en main.

 « Qu'est-ce que c'est ? lorgnai-je.

 - Du thé au gingembre.

 - Gin... gembre ! Rouge ? » Je pris des couleurs, confuse de mon balbutiement.

 « Oui, rouge ! éclata-t-il de rire. Tu en cherchais, n'est-ce pas ?

 - Je le cherche toujours... Y en a-t-il ici ? » Je devais avoir des étoiles plein les yeux, car son regard pétilla de malice.

 « Il y en a, sur nos montagnes. Je t'y emmènerai, si tu le veux. Quand ton mollet sera complètement guéri. »

 Je grommelai. Si je pouvais ramener une telle denrée chez moi, je serais riche ! Je n'aurais plus à m'en faire. Peut-être même pourrais-je en faire la culture dans mon propre jardin, s'ils en avaient beaucoup ici. Quel rêve !

 « J'espère que je guérirai vite, avant que le département des affaires mortelles ne se réveille, alors », soupirai-je.

 Il inspira.

 « Je l'espère aussi... mais..., rajouta-t-il après un moment d'hésitation, je pense que tu as encore à faire ici. Il est évident qu'une divinité t'a aidée à trouver notre temple. Nous devons savoir de qui il s'agit, car si elle l'a fait, c'est qu'une révolte se prépare et qu'elle sera de taille. Peut-être même est-ce en lien avec l'attaque des renards de basse-terre... »

 Ah, oui ! Pourtant, je n'avais pas eu le sentiment d'être guidée. Ça n'avait pas été si différent de d'habitude. Mon urne m'aidait toujours à atteindre mes objectifs.

 « À ce propos, il y a quelque chose dont je voulais vous parler, mais peut-être devrais-je attendre Baek ho... ? » Je n'étais pas certaine de leur hiérarchie, toutefois, le tigre semblait commandant et maître des lieux. Hyeonmu hocha la tête, confirmant ma question et mon sous-entendu dans le même temps.

 « Vous êtes tous quatre les gardiens des tombeaux, comment vous êtes-vous connus véritablement ? »

*Bulyeowoo, renard vivant plus de cent ans et capable de se changer en femme.

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