Promenade indolente

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La gérante nous apporta une théière fumante et ses deux tasses de porcelaine rosée. Mon cœur se mit à chatouiller ma corde sensible : la musique, l'odeur légère et sucrée émanant du bec court, ce bel être assis en face... mieux qu'un autre monde, un conte, c'était un rêve. Je n'en avais jamais fait d'aussi beau ni aussi stable. Délicatement, mon guide fit une pause dans son observation tout à fait respectueuse et nous servit à boire.

« Que désirez-vous manger ?

- Oh... je ne sais pas... Je vous laisse choisir. » Mieux valait éviter un impair. Il passa commande avec cette grâce séculaire dont je ne me lassais pas. Je me mordis la lèvre puis gloussai :

« Nous avons oublié de nous présenter. Je m'appelle Iseul. Je suis... une Kkoktu. » Je relevai les yeux baissés sur mes mains, timide. L'être sourit et ses yeux prirent une acuité gênante. Venait-il de repérer mon mensonge ? Il n'en dit rien toutefois.

« Il est vrai, nous avons oublié, tant les chemins sont clairs et les colombes blanches... »

Était-ce une expression de leur pays ? Je la trouvai très romantique.

« Je m'appelle Hyeonmu... et je n'ai jamais vu d'aussi ravissante Kkoktu, ajouta-t-il, esquivant la précision de son origine, que j'imaginai aussitôt suffisamment importante pour rester secrète.

- Oh... Je... » L'arrivée de notre plat m'empêcha de balbutier plus encore. Fichtre, c'était bien loin de mes burgers en solitaire à la maison ! Et quel fumet ! Nous nous souhaitâmes mutuellement bon appétit avant de prendre les baguettes. Du coin de l’œil, j'aperçus un mendiant nous regarder, par-delà la fenêtre basse.

Ma baguette s'arrêta à quelques centimètres de ma bouche. Il m'était criminel d'ignorer les souffrances d'autrui et ne pouvais décemment poursuivre le repas avec ce pauvre hère nous observant. Mon ami fit un bref aller-retour visuel entre l'affamé et mon visage désolé.

« Hmm... je connais ce Manlidongigae, il possède suffisamment de têtes de bétail pour se nourrir chaque année. Sa nature le pousse cependant à raconter à qui veut l'entendre un bien triste roman afin d'attirer la pitié des citoyens aisés. » « Aisés ». Ha, à vrai dire, entre nous deux, il l'était bien le plus. Ses bijoux aux pierres fines et brillantes l'assuraient. Entre un gingembre rouge et le splendide diadème ornant son front, j'aurais pu faire mon choix si je n'étais pas si attachée aux indications de mon urne magique...

Allons bon, me voilà repartie sur les chemins opposés aux vertus du munjado ; bonne à lyncher, me fustigeai-je en pensée, ignorant difficilement la silhouette du mendiant disparaissant au coin des carreaux.

« N'en soyez pas incommodée, je vous assure, il n'est pas misérable. »

Je hochai la tête et pris une bouchée, parfaitement délicieuse. J'étais une grande fan de ces tiges vertes saupoudrées d'épices, dont j'oublie toujours le nom. La viande de bœuf marinée était fondante, le riz parfait, les pousses de soja croquantes à souhait. À continuer ainsi, j'allais devenir une citerne sur pattes, mais je ne m'en voulais pas, cela faisait bien longtemps que je n'avais goûté pareil délice. Surprise, je distinguai au fond de ma tasse vide un signe du zodiaque asiatique : le buffle, mon propre signe ! Le dessin était élégant et je le voyais si bien en poster dans ma chambre « terrienne » que je sortis mes fiches et mon stylo dans le but d'en faire un rapide croquis.

Le cerveau en vadrouille, je ne remarquai pas tout de suite le froncement de sourcils de mon compagnon de table. Il m'interrogea tout de go :

« Que faites-vous ? D'où tenez-vous ces objets humains ? »

Je sursautai, prise sur le fait. Mince ! Allait-on me découper en rondelles pour un tel geste ? Remettant prestement le stylo au fond de mon sac, je tentai une défense :

« Je... je viens d'un temple abandonné et... ces objets étaient laissés à l'intérieur. J'ai toujours... été fascinée par les humains. »

Il eut un sourire très conscient. Partagions-nous la même expérience ?

« Ha ha, je vois. Dites-moi, pourquoi n'enlevez-vous jamais totalement votre masque de bois ? Les autres convives vous observent depuis tout à l'heure. N'est-ce pas impoli ? »

J'étais certaine de m'être mise à transpirer. Comme j'allais répondre (je ne sais quoi, d'ailleurs), un tohu-bohu, provenant des ruelles, rompit notre attention. Des clients se levèrent pour se poser au pas de la porte. Comme mon guide ne bougeait pas, je tâchai de voir quelque chose au travers de la fenêtre. Ce que j'y observai m'éberlua : d'étranges humanoïdes à tête de chat marchaient en cadence, frappant des yonggo brodés de noir, et je crus être tombée en pleine Égypte ancienne !

« Que... qui sont-ils ? »

Hyeonmu répondit, crispé soudain :

« Des militants pour la cause des renards de basse-terre naturalisés citoyens de Munshin.

- Est-ce... une mauvaise chose ? »

Il me jeta un tel ardent regard que je sursautai presque. Je ne sus qu'en supposer, entre victoire, colère et surprise ; les clients se tenaient toujours à la porte et les tambours frappaient mes tympans de leur incompréhensible vigueur. Renards ? Basse-terre ? Munshin ? On me parlait un autre langage. Munshin était le dieu des portes dans la mythologie coréenne, mais ne venait-il pas de me parler de citoyens ? Était-ce alors un pays plutôt qu'une divinité ? Ces histoires abracadabrantes étaient en train de perforer lentement mais sûrement mes restes de cultures bien terriennes, cultures qui ne devaient être ici, comme les leurs l'étaient chez-moi, des vérités d'almanach, accrochées aux murs des toilettes ou sous le pied d'un meuble bancal. Toutes à ces profondes réflexions, je ne vis pas entrer, large et fastueuse, une dame à l'échine bulbeuse, au cheveu rare et aux sabots fendus, de la fourrure au col jurant absolument avec le style du petit restaurant. Ce ne fut que lorsqu'elle se mit à vaporiser une fragrance des plus lourde et capiteuse que je la repérai, toussant à qui mieux-mieux. Nom d'un chat. Voyant que j'avais terminé mes plats et comprenant mon malaise, mon mystérieux accompagnateur s'enquit sans prévenir :

« Vous chantez ? »

Je le regardai de travers.

« Je n'en ai pas... le potentiel. Pourquoi... ? »

Il éclata de rire.

« Venez, allons dehors, je connais une jolie place où vous pourrez apprécier de nombreux chants traditionnels. La plupart sont des imitations de chansons humaines, vous aimerez. Moi-même m'y égaye, lors de mes temps libres. »

J'étais très curieuse de ce que cela pouvait donner, aussi suivis-je le mouvement, également ravie de pouvoir quitter la pièce à présent trop odorante. Les militants s'étaient éloignés, quoique je perçusse encore leur rythme lancinant, en de plus bas quartiers. Modernes amazones, de jeunes filles au visage peint tenaient en leurs trois mains de grands arcs décoratifs, allant d'un si bon pas qu'on entendait encore longtemps la grêle musicale de leurs bracelets d'or. La foule indolente et diverse fuyait d'un lieu à l'autre, créant au loin, à mes yeux d'humaine, un artistique flou que je regrettais parfois ne pouvoir détailler de plus près. Nous croisâmes d'aquatiques jumelles, dont la membrane bleue les attachait toutes deux ; vîmes une danseuse (« terriblement sexy », appréciai-je mentalement) torsader son corps de plantes en de multiples positions lascives, volant assurément le cœur de tous les spectateurs présents, y compris celui de mon guide, notai-je avec humour. Percevant mon regard, ce dernier quitta la scène comme à regret et me livra un splendide sourire sans-gêne.

« Poursuivons, les chanteurs ne sont plus très loin. »

Il n'avait pas menti. Passant un grand portail ouvert sur un jardin joliment aménagé, à l'herbe tendre et grasse et les mares multiples, où sautaient quelques gros crapauds indifférents, nous pénétrâmes au cœur des sentes vertes, comme coupées de la précédente vie citadine, quoique leurs cités n'eussent rien à voir avec les nôtres. Les ramures de saules paraissaient se relever à notre passage et je dus cligner des yeux plusieurs fois pour m'en assurer : mon guide irradiait ici une force que je ne lui avais pas encore vue, et son aisance et sa grâce se multiplièrent encore lorsque nous arrivâmes face à une immense fontaine dissimulant en partie la plus grandiose des demeures jamais observées. Le château du Comte d'Artois faisait bien pâle figure à côté ! Ma copine aurait encore sorti une de ses expressions hilarantes : « Ça roule comme sur des patins, tout ça ! »

J'eus une petite pensée compatissante pour Jujak et Chyeong-ryong qui devaient être en train de me chercher partout à l'heure qu'il était... Eh bien, je ne pouvais tout de même pas demander à mon guide de me ramener chez-moi ce soir ou demain matin, c'eût été révéler mon identité. « Attends. Ils avaient réservé pour une seule fois à Main d'Azur, comment pourrais-je passer la nuit ici ? C'est trop dangereux. Enfin, à moins d'être manchot, je devrais pouvoir me débrouiller, surtout si Hyeonmu reste avec moi. »

« Nous y voilà ! » m'indiqua-t-il, me sortant de mes inquiétudes. En effet, je pouvais entendre déjà quelques musiques trot totalement année 60. Je m'y attendais si peu que je me figeai, n'y croyant pas. Ma raison fit lever l'accusée – madame Crédule – et la blâma de folie précoce. Qu'est-ce qui avait pu abuser ainsi les molécules de ma cochlée ?!

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