Petit tas de gros mensonges

5 minutes de lecture

Ne saisissant pas mon désarroi, le bel être se pencha vers moi :

« Tout va bien ? »

Devais-je lui parler de cette absurdité sans fin me grignotant en insatiable rongeur depuis mon arrivée en leur monde ? Oui, le mystère m'avait toujours attirée et oui, j'étais piquée depuis l'enfance à la magie, au surnaturel et aux folklores - particulièrement asiatiques. Mais fallait pas trop pousser mémé dans les orties. Mordillant l'ongle de mon pouce, je finis par répondre :

« Heu... j'ai été surprise par une abeille. Ce n'est rien. J'aime beaucoup la musique ! Allons-y ! » Et je l'entraînai aussitôt par la manche sans lui laisser le temps de dire un mot.

Entourée d'immenses flamboyants, un cercle de pelouse avait été aménagé ; une éthérée créature chantait là au milieu, au corps diaphane et à la voix d'ange s'élevant si fluidement au-dessus des spectateurs, que je me sentis transportée. Je reconnaissais bien là l'ancien style des chansons coréennes, et sa diction parfaite des consonnes et voyelles étrangères pourtant à ses cordes vocales, m'emplissait d'émotions. Quelques enfants dansaient, se lançant à tour de rôle une grosse balle rose, tandis que d'autres, assis, mangeaient ce qui me paraissait de loin une sorte de pizza au fromage... (et ça n'était sans doute pas cela).

« C'est beau, n'est-ce pas ? » me chuchota Hyeonmu en se penchant à mon oreille. Il devait certainement ne pas vouloir déranger l'auditoire en parlant trop fort, mais empiétait ainsi mon espace personnel. Le sentiment de gêne, depuis le restaurant, s'intensifia. Dans la rubrique « créatures » de mon futur magazine de survie, penser à rappeler qu'elles n'étaient pas toutes monstrueuses, pouvait aider de futures victimes dans mon genre. Enfin, tout n'allait pas de pis en pis, au contraire.

« À quoi pensez-vous ? » demanda mon guide, me prenant au dépourvu. Je regardai autour de moi, cherchant une inspiration. Sous un toit de bambous, une créature tout en plumes vendait quelques fruits et jus frais.

« Je songeai que j'aimerais beaucoup manger quelque chose de sucré. » Et je pointai du doigt la mansarde ouverte. À ma grande surprise, il acquiesça et nous nous y dirigeâmes ; il y avait de nombreux fruits inconnus de mon répertoire, mais je repérai de la pastèque et des kiwis.

« Cela me semble délicieux », dis-je en les désignant. Parfait, voilà de quoi étoffer mon nouveau personnage fan des choses humaines.

Comme il passait commande, j'eus le troublant sentiment que nous étions en plein rendez-vous amoureux.

« Gardez la monnaie », lança-t-il galamment au vendeur, lui glissant une perle magnifique. Quel chevalier ! J'en avais connu, des hommes terriens, de ces Orang-outang stupides et brutes, sans manière, se persuadant être en haut de la chaîne à cause de leur bourse, leur visage ou leurs relations. Tu parles ! Dans l'au-delà, ils ne feraient pas long feu. On les décapiterai pour arrogance, ou les pendrai par leur fichu chandail. Fulminante, je mis quelques secondes avant de remarquer que je venais de laisser mon esprit partir sur la mauvaise pente du passé et que je devais aussitôt faire marche arrière.

« Hm, hm », toussota le jeune homme en me tendant mon verre de fruits coupés. (Bon, oui, décidément, il ressemblait à un humain. Un demi-dieu. Était-il un dieu?) Je le remerciai, confuse.

« Vous m'avez dit être nouvelle ici, vous êtes-vous déjà rendue à une A.T.E ? - Une... heu... Je... je crois. »

Il éclata de rire.

« Vous ne savez pas ce qu'est une A.T.E. D'où venez-vous ? Des campagnes froides ? »

Je ris en retour, un peu maladroitement. Me testait-il ? J'étais fichue.

« Il s'agit d'une Agence de Tourisme et Entrée », répondit-il néanmoins d'un air doux.

Je ne voulais pas aller voir une A.T.E. Et s'ils m'obligeaient à enlever mon masque ? Le spectre du passé s'agita faiblement en moi, lorsque je me laissai bien trop diriger sans oser m'affirmer. Décidément, ça n'allait pas fort, il me faudrait bientôt un extracteur à mauvaises pensées.

« Je devrais peut-être retourner à Main d'Azur, maintenant. Des amis m'y attendent, je crois qu'il est l'heure... Je me suis laissée étourdir par toutes ces festivités et j'ai un peu oublié.

- Oh... Je comprends. »

Sur le chemin du retour, il m'expliqua que je ne devais pas me laisser trop abuser par toute cette bonne joie nous entourant. Munshin était un pays riche et prospère, mais des clans ennemis s'étaient organisés il y avait peu afin de l'attaquer, aux frontières.

« Des clans ennemis ? »

Il me regarda sans un mot puis se mordit la lèvre :

« Eh bien, des regroupements de familles souhaitant plus de pouvoir. Les renards de basse-terre, entre autres.

- Heu... je croyais qu'ils étaient naturalisés citoyens d'ici ?

- C'est vrai. Mais seulement une partie ayant fui leur clans. Toutefois, je ne leur fais pas confiance. Il est fort possible qu'ils fomentent quelques traîtrises et cette attaque subite n'a peut-être pas rien à voir avec eux. Surtout considérant leurs tactiques effroyablement précises. »

Je hochai la tête, ne sachant qu'en dire. Par tranches, leur Histoire m'apparaissait lentement, pleine de subtiles détails tels qu'il y en avait sur Terre. Nous revînmes enfin à la ruelle du motel. Je me sentais un peu triste et lasse, comme une bobine en fin de course. Si Jujak et l'autre m'apercevaient, ils en feraient une jaunisse, c'était certain. Et retour à la case départ pour moi, moins tous les beaux souvenirs d'ici. Mais qu'y pouvais-je ? Je n'avais aucun avenir en ce monde, pas en tant qu'humaine sans abri.

« Nous y voilà. Nous reverrons-nous un jour ? » souhaita-t-il en me souriant, d'un sourire si doux que je ne sus que répondre. La vérité ? Certainement pas. J'avais de quoi me sentir mal à l'aise, avec tous ces mensonges à la pelle.

« Je... j'aimerais beaucoup », choisis-je. C'était une vérité. Une dernière analyse de ma situation me confortait dans le choix de taire mon identité à ce beau guide fort charmant, et de rentrer bien sagement à l'intérieur du motel. Les deux viendraient bien m'y rechercher, à un moment ou un autre. Quelles possibilités avais-je ? Je n'étais pas une fille de riche avec majordome prêt à se montrer au moindre appel ; je n'avais aucune place ici.

« Vous avez l'air triste..., nota Hyeonmu avec sagacité. Nous pouvons attendre vos amis dans le salon, et discuter encore un peu, si vous le désirez. En tous les cas, j'ai à profiter encore quelques jours ici, ayant réservé. » Puis il rajouta, voyant mon hésitation :

« J'avoue être un peu paresseux. Le divan m'a semblé très confortable ! » Il disait ça pour me faire rire. L'idée de rentrer me parut soudainement aussi infranchissable que l'Himalaya en petite tenue. Bah, il fallait bien que je récupérasse mon pyjama boueux, trempé et déchiré. « Comme si je pouvais pas l'abandonner derrière. »

L'affaire s'annonçait mentalement épineuse.

Annotations

Vous aimez lire Ruby Neige ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0