Yrélia (2)

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Garian ne savait rien du sorcier, si ce n'est les rumeurs qui couraient à son sujet. Maintenant qu'il était dans sa maison et pris en flagrant délit, le jeune homme demeurait malgré tout d'avis de ne pas s'appuyer sur des idées probablement mal-fondées. Dans l'ignorance la plus totale des événements à suivre, l'attente de la sentence n'était pas pour calmer son appréhension. La poigne refermée sur le haut de sa cape se desserra, et Garian tomba au sol à plat ventre, écrasant par la même occasion ses mains liées sous lui. Le carrelage était d’un froid doux et agréable, après la chaleur écrasante de l'extérieur. Il entendit des pas s'éloigner, probablement ceux du garde qui l'avait traîné jusqu'ici. Encore aurait-il fallu être sûr que ce fût un garde : il ne l'avait pas vu, balloté à bouts de bras dans l’absence de lumière. Un dernier pas, puis plus un son qui pollua l'air. Jusqu'à la résonance d'une voix venue d'outre-tombe :

« Alors, voilà le sale brigand ! »

L'intonation rauque devait être celle du sorcier en personne. Il y avait une pointe d'amertume dans cette seule phrase. La méchanceté ou la cruauté ne se faisaient cependant sentir d'aucune manière. Garian se trouvait face à un homme contrarié. Mais puissant. Alors plus d’imprudence.

« Pourquoi as-tu tenté de me voler ? continua-t-il.

- Pour aider quelqu’un.

- Ah oui ? Et qu'est-ce que... que,… »

Une quinte de toux l'interrompit. Sa voix oscillait à chaque coup, martelant les oreilles du jeune voleur. Il ne réagit pas et attendit, en intrus poli qu'il était, pensant qu'un vieil homme pouvait avoir la gorge sèche ou irritée. Ce dernier manqua de s'étouffer dans une dernière toux, puis parvint à s'arrêter. Alors que le sorcier marmonnait dans sa barbe, le jeune homme entendit qu'il parlait d'une voix de trois tons plus aigüe. Curieux, Garian se permit de lever la tête.

« Ne te moque pas ! menaça le sorcier.

- Un gosse ?

- Et alors, un problème ?

- Aucun, répondit le jeune homme en haussant les épaules.

Il ne voulait pas résister face à une personne âgée d'une dizaine d'années. Ses habits étaient au moins à sa taille, pas si petite pour la jeunesse parcourant ses traits. Dans un geste las de la main apparut le fameux livre-clé, dont on voyait encore le titre « Origines et histoire des sorts et maléfices ».

- Bon… reprit le sorcier. Pourquoi veux-tu mon bien ?

Garian était déstabilisé à la vue de son interlocuteur. Visiblement, il ne s'y attendait pas.

- J'ai besoin de votre livre, concéda le voleur. Juste pour quelques temps. Je veux venir en aide à quelqu'un. Ça fait dix ans. S'il vous plaît, ajouta-t-il par politesse.

- Je t'avoue ne pas tout comprendre…

- Moi non plus. »

Il ne s'attendait pas à l’émouvoir. Seulement, il n'avait plus vraiment le choix. Le jeune homme conta ses motivations, son histoire, son voyage jusqu'à son arrestation dans la bibliothèque. Le sorcier demeurait impassible, mais écoutant avec une réelle attention.

Quand Garian eut fini, l'homme... l'enfant de magie dit :

« Tu es honnête, c'est déjà ça ; tu as l'air d'être un bon gars. Il se pourrait que je te prête mon livre. Mais ! Tu dois me le ramener une fois ton usage terminé.

- Très bien, je ferai comme vous voudrez.

- Je n'en doute pas. Je te demanderai tout de même de laisser un petit objet. Pas grand-chose, un... gage de ta parole. Crois-tu ! Toutes mes années d'expérience de vie incitent à la prudence. »

Garian s'interrogea sur son âge, puis sur ce qu'il pouvait donner. Surtout les mains liées. Voyant le sorcier attendre, il leva les bras d’un air entendu.

« Ah oui, bien sûr, détachez-le.

- Oui, monsieur Etien, répondit un garde.

Une armure vint couper ses liens.

- Merci, Etien.

- Pour toi, c'est monsieur le grand sorcier. »

Tandis que le faiseur de magie parlait d'expérience, l'immaturité de son apparence semblait atteindre sa vieille sagesse.

Le jeune homme fouilla ses poches. Il sentit une petite chaîne, perçut son tintement.

« Voilà, l'informa Garian.

- Qu'est-ce ?

- Le bracelet de ma sœur. »

Etien sourit. Il n'en attendait pas tant, c'était parfait. Le jeune homme déposa le bracelet dans la main du sorcier, et le sorcier tendit le livre au jeune homme.

L'accord était conclu.

« Dernière chose, ajouta M. Etien. Fais gaffe aux Cavaliers dehors. Ils me protègent, mais je ne peux pas les contrôler. S'ils te voient, je ne donne pas cher de ta peau.

- Que pourraient-ils me faire ? Me tuer ? demanda Garian.

Il en avait entendu parler, de ces Cavaliers, parmi les multiples bruits à propos du coin. Ces créatures qui effrayaient les plus courageux et tuaient d'un regard, disait-on.

- C'est-à-dire qu'ils peuvent s'infiltrer dans tes voies respiratoires, ce qui te brûlera dans un premier temps, puis t'étouffera. Donc... oui.

- Je ferai attention.

- De toute manière, tu auras peur d'eux, maintint le sorcier. A moins que tu ne tiennes pas à la vie, ton instinct de survie devrait faire le reste et te permettre de les éviter.

- Pourquoi ? lança le jeune homme d'un regard curieux.

- Je leur ai donné cette capacité d'insuffler une peur soudaine chez les imprudents qui les approchent, une telle frousse que tu pleurerais en appelant ta mère pendant ta fuite, expliqua-t-il d'un ton très naturel.

- À quoi c'est censé servir ?

- Tu commences à me chauffer avec tes questions, marmonna le sorcier devant l'air incrédule de Garian. Réfléchis un peu, ça te paraît pas logique que pour garder les intrus à distance, on leur fiche la trouille, qu'ils n'aient pas l'idée de venir jusqu'ici ?

- Si, bredouilla le jeune homme.

- Bon, va-t'en, dit-il, accompagnant son ordre d'un geste de main. Mais je veux revoir mon livre ici, compris ?

- Promis.

- Je n'ai pas besoin d'une promesse. C'est un ordre.

Alors qu'il s'apprêtait à faire demi-tour, Garian reprit :

- Puis-je vous poser une dernière question ?

- Soyons fous... soupira l’interpellé.

- Ça vous dérange pas de vivre isolé dans cette grande demeure ? Et pourquoi cet âge ?

La situation apparaissait plutôt incongrue, Garian s'adressant à un petit enfant comme il aurait parlé à un adulte respectable. L'attitude du sorcier se fit moins dure, comme touché par la question. Il répondit avec un petit sourire, une lueur de tristesse dans les yeux :

- À dire vrai, non. Je me plais bien. Je lis, fais des recherches avec mes merveilleux bouquins et m'entraîne avec ma magie. Je reçois aussi d'autres sorciers et magiciens qui viennent discuter avec moi. Quant à ma famille... penses-tu que quiconque ait pu me suivre à 108 ans d'âge ? Je ne les fais pas, puisque tu te poses sûrement la question. A cause d'un sort de jeunesse… n’est-ce pas génial d'être jeune ? En principe, si. Pas d'urticaire ou de cheveux grisonnants, de peau qui se plie ou de mobilité limitée, alors…

- Pourquoi laisser les gens croire que vous êtes un terrible et maléfique sorcier, coupable des disparitions ? insista le jeune voleur. Vous pourriez vous ouvrir à eux.

- Sûrement pas ! s'exclama le vieil enfant en bondissant de sa chaise ornée. Déjà que certains ne sont pas fichus de se retrouver dans les montagnes, et c'est toujours ma faute.... Ces idiots craignent la magie, noire, rouge ou toutes autres couleurs imaginables au même titre. Ils n'y connaissent absolument rien, et ne saurait qu’engendrer des bêtises avec. Ça les amuserait bien de me regarder faire des tours de passe-passe, ou céder à leur moindre requête, ce que je peux évidemment accomplir avec mes pouvoirs. Je préfère plutôt vivre dans ce trou à jamais, je suis très bien ainsi. D'ailleurs, tu n'avais pas dit une seule question ?

- Si, je m'en vais. »

*

* *

Ainsi Garian put-il repartir sans plus de cérémonie. Il était reconnaissant envers le sorcier de l'avoir prévenu, bien qu'il sous-estimait la puissance de la peur. Il était toujours ratatiné au fond de sa cachette. Tout son être vibrait d’effroi, compressant avec la force du désespoir son sac contenant le livre. Son apnée prit fin quand le Cavalier s’éloigna enfin. Il ne l'avait pas vu. Le jeune homme partit des lieux à la hâte. Il s'en allait pour la dernière étape de son voyage, quittant la région du Sud à pas de loups, vers sa maison natale.

Quelques jours plus tard…

Ce coin du Nord lui avait manqué. Les brins de verdure qui entouraient la maison étaient devenus de longues herbes s'écartant au niveau de ses hanches. Garian s'approchait avec émerveillement de son foyer, qu'il avait quitté il y a une décennie. La maison paraissait abandonnée, à juste titre, mais elle avait gardé la magie et le réconfort d'un lieu de vie paisible. Des lucioles semblaient voler autour, le long des murs et sur le toit. Il restait les traces d'un ancien jardin, maintenant parsemé d'autant de fleurs que de mauvaises herbes. Parmi elles, une rose des vents. À l'époque, elle adorait les voir grandir, les arroser chaque midi de perles d'eau et leur prélever gentiment des pétales parfumés d'une douce odeur de bourgeons en fleurs. Yrélia. Il la revoyait, penchée à la fenêtre. Elle le saluait. Garian sentit une goutte tomber sur le dos de sa main. Il ne pleuvait pas.

Le jeune homme arrivait à hauteur de la porte. Il l'ouvrit d'une délicatesse timide, la retrouvant en même temps que l'habitat, et de peur que son bois lui tombe sur la tête.

Garian observait les lieux avec un regard intense, comme s'il les découvrait pour la première fois. Le plancher en bois du couloir se soulevait par endroit. À part l'usure, rien n'avait changé, rien n'avait bougé. Elle non plus n'avait pas changé ; les années avaient glissé sur sa peau bleue. Yrélia était encore assise sur une sorte de canapé, et elle servait du thé à la saveur de sa fleur préférée. Elle aimait cueillir la rose des vents, mais un vent glacial l'avait emportée. Sa petite sœur avait toujours son visage fin et elle souriait, ses cheveux étendus par-delà les épaules, vêtue de la robe en lin qu'elle portait le jour où elle avait servi ce thé. Le jeune homme, alors jeune d’une vingtaine d’années, était entré dans la pièce d'un pas si naturel, encore insouciant, et découvrit Yrélia, figée. Elle était comme une statue d'une telle perfection que cela ne pouvait être l'œuvre de l'homme. La glace avait épousé chacun de ses traits. Son épiderme bleuté était lisse, sans usure et sans faille, mais si pâle... elle semblait morte.

Garian frôla les joues de sa sœur du bout des doigts, pas plus. Le plus petit contact lui frigorifiait la main, jusqu'à l'épaule. Il s'assit à côté d'elle, et posa le livre sur ses cuisses. Il retrouva ensuite sa page, et poursuivit :

Pour en guérir, seuls suffisent ce livre et un objet appartenant de près à la personne concernée. Refermer l'ouvrage sur cet objet, assez fin pour se glisser entre ses pages regorgeant de magie. Poser le tout sur cette personne, prononcer quelques mots* et laisser faire.

*pas de formule particulière, transmettre juste l'intention de manière intelligible.

Le jeune homme relut et réfléchit devant ses instructions claires et peu précises à la fois. Pour commencer, quelque chose personnellement lié à Yrélia. Il avait déjà donné son bracelet, mais il devait rester des bibelots dans la chambre de cette dernière. Garian abandonna ses affaires dans le petit salon pour aller inspecter.

La chambre avait l'air endormie, à l'image de son occupante d'antan.

Des étagères, le lit froid, une commode... Comme il revoyait le réceptacle de tant de souvenirs, la nostalgie le toucha en plein cœur. Il écarta méticuleusement les rideaux, comme si bouger le décor relevait de l'interdit. La lumière nouvelle de l'extérieur lui permit de balayer la pièce du regard. Garian aperçut dans un coin de la commode un bout de tissu à carreaux. Un foulard qu'Yrélia utilisait souvent pour attacher ses cheveux. Le jeune homme le saisit, passa le tissu sur sa peau, sentit l'odeur de la poussière qui le recouvrait. Cela ferait l'affaire. La chambre retourna à l'abandon, tandis qu'il revenait sur ses pas, auprès de la fille gelée.

Ses allers-retours le faisaient valser entre toutes les pièces de sa maison, comme dans le bon vieux temps où ensemble, frère et sœur vivaient, riaient, se disputaient, se partageaient les tâches comme les peines. C'était la tradition : quand un jeune atteignait 13 ans, les parents devaient le laisser partir. Dans d'autres régions, c'était à 18 ans, voire 21 ans. Quoiqu’il en soit, Garian était parti vivre dans cette maisonnette l'âge atteint, laissant ses parents avec sa sœur alors âgée d'une dizaine d'années. Un an plus tard, leur mère mourut dans un bête accident au village, puis leur père, de vieillesse. Elle n'avait pas encore 12 ans qu'un jour de pluie battante, elle était apparue à l'entrée de la maison de son frère. C'est ainsi qu'ils avaient commencé à vivre dans l'entraide fraternelle.

Puis à la surface de sa peau avaient surgi de nulle part des plaques de glace. Un courant de magie, une cristalace vacante et un manque de chance. Elle avait continué de vivre avec, sans se laisser abattre par le mal qui la rongeait, l'ignorant jusqu'à la solidification, pour ne pas se peiner ni inquiéter Garian. Il en résultait qu’à cet instant, il était seul.

« Plus pour longtemps. »

Le petit foulard à présent coincé entre les deux pages de la partie VI, le frère déposa le livre sur les genoux de sa sœur, encore à table. Depuis qu'il était rentré, elle demeurait statue, toujours la même expression, la même posture, le même sourire, la même grâce de l'arrêt dans le temps. Elle serait surprise de le voir si âgé.

Le cœur du jeune homme battait fort, très fort. Après tout ce temps, il s’apprêtait à vivre un instant attendu depuis trop longtemps. Garian dit simplement :

« S'il te plaît, Yrélia, reviens… »

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