Querelle au volant

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Les rues sont peu fréquentées. Cela leur facilite grandement la traque. Seule voiture à rouler, seul moteur à vibrer, les deux compères se concentrent sur les environs. Ils doivent le retrouver, et faire le nécessaire. Barry serre le volant de ses grosses mains moites, comme de crainte qu'il ne s'échappe et glisse sous ses doigts, si bien qu'il se tord les jointures malgré lui. Daniel, un poivre et sel plus fin assis côté passager, scrute le moindre recoin de trottoir, et fume, recrachant le poison par la vitre baissée.

"Tu l'as vu ? demande Barry, une anxiété palpable naissant dans la gorge.

- Non, mais il doit être dans le coin, continue de rouler, répond Daniel. Et regarde la route.

- Ça fait presqu'une heure qu'on roule entre des kilomètres de pavillons et immeubles résidentiels, sans qu'on n'ait même aperçu le bout de sa casquette !

- Voudrais-tu abandonner ? lance son voisin, comme pour le défier.

- Non, non, Danny, proteste le conducteur. Que penses-tu ? Ce serait idiot. »

Les traits renfrognés, Barry se tait. Comme s'il avait le choix ! Ils doivent le retrouver. Plus vite ce sera fait, plus vite ils s'en iront de ce quartier aux petites habitations tranquilles, de familles banales, de jardins fleuris de mille parfums dont ils ne peuvent profiter, mais qui au contraire irritent le museau du conducteur. Ce dernier fait des efforts énormes -pour sa personne- afin de ne pas dépasser la limite de vitesse autorisée. Être arrêté par un policier ? Inenvisageable. Le manquer par bêtise ? Encore moins.

Leur cheminement se poursuit encore, dans un silence de mort que seul le moteur rompt. La paire ne pipe plus mot, les lèvres scellées par l'urgence. Le temps est compté, et il semble filer de plus en plus vite, le cœur de chacun battant de plus en plus fort. Danny a une attitude moins crispée que son camarade. Il ne ferait qu’assister.

Les roues de l'auto les mènent vers un nouveau croisement. C'est alors qu'un homme surgit de derrière une haie de jardin à gauche de la route. Avec une enfant.

"Le voilà ! s'écrie Daniel. C'est lui ! »

Barry tourne la tête. En effet, ce visage, ces cheveux noirs bien lisses, ces vêtements même, appartiennent bien à leur cible. Puis son regard se pose sur la fillette. Son pied presse brusquement la pédale de frein. Un crissement horriblement strident résonne dans la cabine. Tous deux sont projetés vers l'avant. La surprise se peigne sur le visage de Danny. Qu'est-ce qu'il fabrique, bon sang ! Ils vacillent vers la gauche et à droite, puis s'arrêtent. Leurs corps déjà retournés se laissent retomber lourdement sur leurs sièges.

La distance les séparant de l'homme et la petite est suffisante pour que leur arrêt précipité ne se fasse pas remarquer. Ils sont protégés de vue par cette haie dont les lointaines silhouettes qu'ils guettent ne s'écartent pas, emportés dans un rire innocent, celui de l’enfant.

Danny, dont les idées se bousculent dans sa tête, reconstitue le puzzle de ses pensées. Quand la situation lui redevient claire, il jette un regard étrange à Barry. Il est en colère contre lui, parce qu'ils auraient pu se faire repérer, parce que l'homme aurait pu partir le temps de son hésitation. Il l'interroge également des yeux, car bien qu'il ait une idée de la réponse, il ne comprend pas l'attitude de son compagnon. Et il a peur. Que se passera-t-il s'ils échouent ?

"Désolé Danny, souffle le conducteur, la respiration saccadée par l'effort, la peur, la panique, ou que sait-on encore.

- Qu'est-ce qui t'a pris ? hurle-t-il presque.

- Pas avec un gosse. Je ne peux pas faire ça, pas sur un gosse, tu comprends ?

- Mais on n'a pas le droit à l'erreur ! insiste Danny. Tu te dégonfles ? Tu ne peux pas, Barry !

- Non, hors de question ! Même pour tout l'or du monde, plutôt crever ! »

Le passager tente d'attraper le volant, mais rencontre la résistance du conducteur. Ce dernier lui attrape un bras. Danny s'agite, proteste et se débat, tâche peu aisée dans cet espace exigu. Une goutte de sueur coule le long de sa tempe. La main de Barry plaquée sur son visage, il ne distingue plus rien. Il sent sa peau rougir de chaleur, son épiderme devient un four dans lequel il est prisonnier. En ayant plus qu'assez de cette bataille infantile, un gain de volonté l'envahit jusqu'aux bras. Il repousse la main de Barry et de son autre membre libre lui décoche un coup de poing dans la mâchoire. Le conducteur gémit, et la force de sa résistance diminue. Chacun s'arrête. Ils essaient de reprendre leur souffle perdu, sans aucune harmonie, à un rythme irrégulier. L'homme et la gamine n'ont pas perdu leur bonne humeur. L'enjeu leur passe au-dessus de la tête.

"Je te demande pardon... bafouille Barry.

- Va dire ça aux autres, réplique Daniel.

- J'irai si ça te chante…

- Non, laisse... Je prends le volant.

- Tu es fou ? s'exclame-t-il. Tu oserais... tuer un enfant ?

- Non ! contre son voisin, piqué au vif. Je l'éviterai pour n'avoir que lui. Celui qu'on recherche depuis trois plombes. Elle ne devrait pas être là... mais il faut faire avec.

- D'a... d’accord."

C'est Danny qui descend et fait le tour pendant que Barry se traîne vers le siège passager. Le nouveau conducteur s'installe. Ceinture, volant, moteur.

"Je crois que j'ai besoin d'un remontant, bredouille Barry, qui semble au plus mal, l'air de se retenir de vomir.

Ce dernier glisse sa main vers l'arrière du véhicule, à la recherche d'une bouteille perdue.

- Ça y est, les voilà qui traversent..." murmure Danny.

Sans laisser le temps à son compagnon de reprendre ses esprits, il redémarre la voiture.

Daniel ne laisse rien paraître. Comment savoir ce qu'il ressent face à son action à venir ? Il appuie sur la pédale d'accélération d'un coup sec.

*

* *

Sa tête la fait souffrir. Une infirmière dépose un verre d'eau avant de repartir. Elle a entendu les adultes dire que son oncle est mort dans l'accident. Elle a eu de la chance, elle s'en est sortie avec un bras cassé et une vilaine bosse.

De l'autre côté de la vitre, sur un banc est assis un patient avec un bras bandé, comme elle. À côté de lui se tient ce qui semble être son ami, un grand brun avec quelques cheveux gris. La fillette se demande comment il s'est fait mal au bras.

*

* *

Ils courent, leur amie nuit les abritant de son doux voile sombre. Barry suit Danny de près, malgré son bras enveloppé dans un épais tissu. Quelle idée avait-il eu de coincer son bras vers l'arrière alors que la voiture accélérait ? Le choc lui a littéralement déboité l'épaule. Heureusement, il va mieux. Mais il aurait préféré rester encore un peu à l'hôpital pour souffler après la dure journée qu'ils ont passé, lui et son ami. Car bien que peu expressif, Danny est son ami, et lui-même se doute bien qu'il lui a fallu un certain courage pour prendre sa place.

"Pstt, siffle ce dernier à son attention. Par ici », articule-t-il en sourdine.

Ils vont derrière un buisson. Quelques épines les griffent au visage, mais l'épaisseur de ce coin de verdure leur accorde un peu de répit.

"Ces chiens nous ont vite retrouvés, hein ? commente Daniel.

- Oui..."

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