Perdus en forêt (1)

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C'est merveilleux, la montagne. Son air frais, sa riche verdure, ses pentes et sommets altiers, la vie qu'elle abrite et qui grouille au point du jour.

Émilie regardait le paysage défiler tandis qu'elle poursuivait sa marche. Elle descendait un chemin rocheux en pente, envoyant promener dans l'herbe les cailloux que ses chaussures percutaient. Les distances étaient longues dans le massif de montagnes anciennes où elle vivait, mais elle aimait marcher dans cette nature qui vivifiait son cœur. Il lui suffisait de fermer les yeux, le visage au vent, et ralentir sa respiration pour se sentir détendue. Elle aimait la montagne, terre où elle avait grandi.

Le pas allant, Émilie aperçut droit devant, au loin, un troupeau de moutons paissant paisiblement. Leur laine avait l'air prête à tomber, la récolte du berger allait être bonne. Cela donnerait du travail à sa voisine, à qui il donnait parfois un peu de laine pour qu'elle la file, la tricote, la brode. La jeune fille avait déjà vu le résultat de son talent, une fois où son ami lui avait montré les mitaines qu'il avait aux mains, fabriquées par sa mère avec la laine de leur voisin avec qui la famille s'entendait. Elle approchait de chez lui, une maison campagnarde avec un charme de foyer familiale. Après les rêveries de la marche, Émilie n'oubliait pas qu'elle venait pour répéter leur scène : une scène de théâtre.

Elle avait fait la connaissance de Pierre à l'atelier théâtre du lycée. Un grand brun, discret, mais excellent sur scène, préférant pourtant les petits rôles. D'abord distants l'un avec l'autre, ils ont sympathisé après avoir joué ensemble les servants d'Arnolphe dans L'École des femmes. Un merveilleux duo pour la professeure, une équipe de malade d'après les autres jeunes comédiens. Depuis, ils gardaient une très bonne entente, on pourrait même dire qu'ils sont devenus amis. Émilie l'appréciait beaucoup, il était gentil et bon acteur, les cheveux jamais en place, le sourire toujours sincère.

Pas plus tard que la veille, ils débutaient une nouvelle pièce, Les Fourberies de Scapin.

*

* *

Pierre terminait de mettre un peu d'ordre dans sa chambre. Recevoir quelqu'un des tee-shirts traînant par terre, non merci ! L'air lui paraissait porter une odeur de renfermé, ou c'était lui qui oubliait de respirer à l'idée d'avoir une invitée, son amie. Qu'importe, il ouvrit la fenêtre afin d'aérer, et inspira à plein poumons. Rien ne sert de s’inquiéter...

Ils avaient prévu de répéter une scène impliquant leurs deux personnages dans une situation des plus comiques, menée par le double-jeu de Scapin. Émilie, elle, jouait Géronte, personnage pris dans les entourloupes du valet jusqu'à être enfermé dans un sac à recevoir des coups de bâtons ; leur professeure, après aboir attribué les rôles, avait ri rien qu'en l’évoquant.

On sonna à la porte. Il entendit sa sœur plus âgée ouvrir, puis Émilie la saluer. Un dernier coup d'œil vers la fenêtre, Pierre descendit les quelques marches d'escalier qui jouxtaient la porte de sa chambre. Il salua son amie, puis l'invita à passer devant lui avant de remonter à sa suite.

Quand ils furent seuls dans la pièce, Émilie avança doucement vers la fenêtre toujours ouverte.

« Je peux fermer si tu veux, dit Pierre.

- Non, c'est très bien comme ça, assura-t-elle. La vue est magnifique…

- D'accord, concéda-il. On commence ? »

Contourner sa gêne apparente parvint à la rendre plus à l'aise, permettant de voir sans plus attendre le début de leur scène. Au fur et à mesure, ils recherchaient dans chaque détail de geste ou d'intonation une manière toujours plus comique de jouer, et y travaillaient à cœur joie. Il fallut synthétiser le sac par la couverture du lit, le bâton par un balai, travailler l'accent de Scapin imitant des soi-disant ennemis de Géronte, la panique de ce dernier…

« Attends, regarde.

Émilie sortit la tête de son « sac » pour que Pierre lui montra comment il imaginait la réaction de Géronte découvrant la fourberie. Il s'approcha d'elle afin de mieux lui expliquer, les mains qui valsaient dans l'air pour illustrer son propos. Il posa ensuite son regard sur les yeux verts de la jeune blonde. Les joues de cette dernière étaient rougies par la chaleur qu'il faisait sous la couverture épaisse.

- Très... très bien... répondit-elle. »

Sa voix était étrangement enrouée. Malgré la fenêtre ouverte, elle n'avait pas froid, au contraire. Pourquoi tant de pression d'un coup ? N'importe quoi... ce qu'elle faisait par la suite était n'importe quoi.

« Ah ! je... je…

- Je suis roué, lui souffla son partenaire.

- Oui, pardon... Ah ! je suis roué ! reprit Émilie.

- Ah ! je suis mort ! jouait-il, censé avoir défendu son maître alors qu'il s'amusait juste avant avec le balai sur la couverture.

- ...Diantre ! Euh... Désolée, je ne sais plus ce qu'il y a après…

- Ce n'est rien, bois un coup, dit Pierre tandis qu'il lui tendait une bouteille d'eau.

Après une petite pause, ils parvinrent à aller jusqu'au bout de la scène. Mis à part le petit blocage de la jeune fille, ils avaient appris le texte jusqu'à le connaître sur le bout des doigts, fluidifié leur jeu à présent plus naturel. À la fin de la répétition, ils s'assirent enfin dans un soupir de soulagement.

- Ouf, c'est pas mal, ce qu'on a fait, s'exclama le jeune homme.

- Oui, on était bien.

- Les meilleurs !

- Des étoiles montantes ! ajouta Émilie.

- Ouais, c'est ça ! rit-il. Il est temps de prendre l'air, tu viens ?

- Attends, on va où ? l’interrogea-t-elle.

- Voir Robert, répondit le malicieux. »

Pierre remarqua quand ils redescendirent que sa sœur manquait à l'appel, mais avait laissé un mot expliquant qu'elle allait cueillir des champignons, la saison était favorable. Olivia avait disposé un casse-croûte sur la table. Chacun prit un petit gâteau puis ils sortirent dehors, bien couverts, vers le troupeau qu'Emilie avait vu en arrivant.

Son ami partait en avant afin de la guider. Ils progressaient à pas cadencés dans la pente douce menant à l'enclos des moutons. Parmi cette masse mouvante de laine blanc cassé, la jeune fille n'avait pas remarqué une autre boule de poils à quatre pattes qui se mit à aboyer joyeusement à l'approche de Pierre.

« Hé ! lança-t-il.

- C'est donc lui Robert.

- Oui, c'est un chien de berger, il garde les moutons du voisin.

- Je vois... coucou, dit-elle tout en s'accroupissant. C'est impressionnant de se dire qu'il arrive à protéger un troupeau.

- Oui, c'est vrai, c'est le meilleur ! Quand j'étais petit, j'ai déjà essayé de le distraire. Ça l'énervait, il m'a mordu une fois... mais je l'avais cherché, précisa Pierre. Le berger a accouru très vite pour m'aider, Robert n'a pas compris pourquoi il avait mal fait. Et puis en grandissant, j'ai commencé à traîner seul, dans le coin. Je n'avais pas le droit d'aller trop loin dans la montagne, alors je restais autour du troupeau, j'aidais parfois M. Michel à s'occuper des moutons, et... laisse, je t’ennuie.

- Non, continue, l'encouragea la jeune fille.

- Ok... un jour, on a fait la paix. Je rentrais de l'école, un bleu au genou, du foot. Je n'étais pas très doué, et j'ai laissé échapper le ballon dans notre cage de but. On s'est moqué de moi à cause de ça... poursuivit-il, croisant le regard compatissant de son amie. M'enfin, Robert est venu jusqu'à la barrière où j'étais assis à ruminer, il a passé sa tête sur mon genou... sans pouvoir l'expliquer, ça m'a fait du bien de l'avoir en ami, à mes côtés. J'ai du laver mains et blessure en rentrant, ordre de ma mère, car les animaux ne sont pas propres, mais tant pis. Depuis je passe le voir assez souvent, et il ne m'a plus mordu !

Son récit terminé, Émilie n'osa briser le silence qui s'ensuivit. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il lui confie quelque anecdote de sa vie. Néanmoins, cette marque de confiance, si petite soit-elle, lui collait un sourire qu'elle espérait pas niais sur le visage. Elle se tourna vers Robert. Le calme semblait ne pas l'atteindre, mais plutôt l'anxiété le gagner.

Le chien avait cessé de japper, s'était éloigné d'eux, et commença à renifler l'air, attentif. Avant de commencer à pousser des cris plus forts, le son roulant dans sa gorge, percutant les tympans. En équilibre fragile sur ses appuis, Émilie tomba sur le postérieur sous le coup de la surprise.

Pierre écarquilla les yeux.

- Qu'est-ce qu'il a ? se demanda-t-il. Il doit y avoir un problème.

Le berger sortit précipitamment dans la maison se tenant à proximité des lieux. Dès son apparition, le chien bifurqua à l'opposé, vers la forêt d'un versant voisin.

- Non ! s'exclama Pierre. Reviens !

Il se tourna vers Émilie, l'aida à se relever.

- Je te suis, allez avance ! dit-elle. »

Filant comme deux flèches, ils s'élancèrent à la poursuite du chien, sans prêter plus attention au berger resté à ses moutons.

Les branches craquaient sur leur passage, les feuilles mortes se tassaient ou voltigeaient hors du sentier. Ils l'avaient perdu de vue, même en le poursuivant à vitesse maximum. À présent, Pierre et Émilie erraient entre les arbres qui n'en finissaient plus. Des troncs plus ou moins épais, larges, tordus ou droits, se succédaient de part et d'autre du chemin forestier. Ce dernier se déroulait sous leurs pas sans finalité au bout. Tous deux ne purent tenir la cadence très longtemps ; ils durent se résigner, le chien s'était volatilisé. Tandis qu'ils ralentissaient pour revenir à un rythme de marche, un écho animal s'éleva d'entre les feuillus et conifères. Emilie sursauta, et la même étincelle avait atteint son compagnon, comme le jeune homme pesta :

« Il faut le retrouver ! »

Sans plus attendre, il s'élança à nouveau, ne prenant guère en considération où il mettait les pieds. Émilie accéléra juste derrière lui, gagnée par sa détermination rallumée, mais malgré cela, elle ne put le rattraper ; il allait trop vite. Elle sentit sa course fragilisée par le terrain irrégulier, comment diable pouvait-il être si rapide sur ce chemin escarpé ?

Pierre réfléchissait à toute allure, et se vidait l'esprit à la fois. Progressant plus profondément dans le foret, le jeune homme sentait ses appuis devenir plus fragiles à mesure qu'il s'épuisait mais ne fléchit pas. Il trébucha soudain contre un roche.

Dans la montagne s'éleva un cri de douleur.

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