Perdus en forêt (2)

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Son corps porté par l'élan, il s'écrasa lourdement au sol parmi les feuilles mortes. Le jeune homme cherchait à tâtons son pied bloqué dans sa course, mais ne pouvait le bouger d'un pouce. Il se rétracta, les dents serrés par la désagréable sensation qui en émanait.

« Pierre ! s'écria Émilie, qui se laissa tomber à genoux à ses côtés. Ça va ?

Elle semblait préoccupée, sans vouloir trop le montrer. Cela lui arracha un sourire, bien qu'il s'apparentait plutôt à une grimace involontaire.

- Oui, ne t'en fais... aïe !

Émilie eut le malheur de faire bouger son pied, et la douleur l'empêchait de cacher son mal.

- On ne t'a jamais dit que c'est pas beau de mentir ? remarqua-t-elle avec une pointe de reproche.

- Possible…

- Ça ne m'étonnerait pas que ce soit une entorse, ajouta-t-elle, le regard baissé. Ta cheville est dans un état ! »

Elle paraissait inquiète, mais gardait une pensée rationnelle. Son ami devrait immobiliser sa blessure et éviter tout mouvement, mais Émilie ne pouvait pas le laisser seul pour aller chercher de l'aide. Pierre sentait l'impasse venir, aussi il chercha à se redresser. Mais ses nerfs ne pouvaient pas le supporter, il gémit à nouveau et se décida à rester tranquille, affalé sur le côté comme une baleine échouée.

La jeune fille saisit son bras pour l'aider à se remettre sur ses pieds - au moins un. Pierre relâcha la pression uniquement quand il fut debout, le souffle saccadé par la résistance contre l'envie de hurler.

Il fallait rebrousser chemin, mais par où…

« Viens, dit simplement Émilie.

- Où ?

La voix de Pierre s’amenuisait.

- Je ne sais pas encore, peu importe. Avec un peu de chance, on tombera sur ta maison ou sur le chien, qui pourra nous ramener avec lui.

- Bon, je te suis.

- As-tu seulement le choix... »

Pierre s'affairait tant bien que mal, largement aidé par la jeune fille. Elle lui enserrait la taille pour lui éviter une seconde chute. Le bras passé derrière son cou, il sentait sa main dans celle d'Emilie, et le souffle de cette dernière en caresser le dos. Son cœur fit un bond en y songeant. Non, c'est ridicule... sa cheville le faisait délirer.

Après plusieurs minutes de marche, Émilie présentait déjà des difficultés grandissantes à traîner son compagnon. Il pesait son pesant d'homme ! Cependant, l'abandonner ne lui avait même pas traverser l'esprit. Le laisser seul, livré à lui-même dans ce milieu sauvage, sans savoir si elle le parviendrait à le retrouver plus tard. Une idée lui effleura l'esprit. Ne plus revoir Pierre ? Et si un jour, ils cessaient d'être amis ? Elle en serait profondément affectée... Elle ferma très fort les yeux avant de les rouvrir. Non, il ne fallait pas y penser... déjà, sortir de là.

Ils semblaient avancer au ralenti depuis des heures, chacun avait le front qui suait sous l’effort.

« Arrête-toi, s'il te plaît, murmura Pierre.

- Bien sûr…

Elle le posa contre un arbre juste à côté. Il semblait reprendre son souffle après un marathon, elle aussi était essoufflée.

- Il n'y a pas moyen de se repérer ? reprit-il.

- Si on pouvait voir autre chose que ces feuilles... attends, j'ai une idée !

- C'est quoi ? »

Pour toute réponse, elle agrippa l'écorce pour se hisser en hauteur, d'une branche à une autre, de plus en plus haut jusqu'au sommet.

- Pierre !

- Oui ? s'efforca-t-il de répondre.

- Il fait presque nuit ! On doit se dépêcher de rentrer... je vois même pas ta maison, mais on longe le versant, alors qu'on devrait s'en éloigner... on doit être dans la mauvaise direction, je pense.

- C'est... bon à savoir…

Il avait atrocement mal, ventilait avec effort. Quand Émilie revint vers lui, il leva la main :

- Non, c'est mieux, que tu restes, où tu es…

- Pourquoi ? répliqua-t-elle.

- Parce que si tu approches encore, j'aurai encore plus de mal à respirer…

- Pierre, tu es livide !

- C'est beau quand tu t'inquiètes, on dirait un écureuil avec les grands yeux, plaisanta le blessé, c'est mignon un écureuil…

- Reprends tes esprits, il faut te soigner cette cheville, avant que la surexploiter n'aggrave ton cas et ta douleur. Pierre…

Il leva un peu la tête pour la capter dans son champ de vision.

- Mais... tu pleures ? s'étonna le jeune homme.

- Non, non, assura Émilie alors qu'elle essuyait une larme naissante. Je suis juste fatiguée…

- Désolé, vraiment.

- Ce n'est pas ta faute, rétorqua-t-elle.

- Si, si j'avais fait attention…

- Ce n'est pas ça, dit la jeune fille.

- Quoi alors ?

- Et bien…

Elle sentait une énergie de personnage tragique affluer, tant elle souhaitait soulager son cœur lourd.

- Je ne comprends pas, vois-tu, mon esprit ne cesse de se perdre en ta présence. Comment se fait-il que je m'inquiète tant pour toi ? Je sais que tu vas t'en sortir ! Et pourtant je souffre tant de te voir souffrir ainsi, tu peux m'expliquer ?

- Je…

- Quoi, Pierre ?

Il voulut la rejoindre et se sépara du tronc qui le retenait, vite rattrapé par sa condition. Émilie se jeta en avant pour l'aider. Leur proximité les faisaient presque respirer dans le souffle de l'autre.

Il voulait la rassurer, elle tremblait un peu, peut-être de froid ou d’anxiété.

- Je me demandais un truc aussi... pourquoi je suis heureux d'être coincé en ta compagnie, dit-il d'un ton qu'il voulait léger.

- Vraiment ?

Ils se regardaient dans les yeux sans s'en apercevoir réellement.

- Amusant, non ?

- Oui », souffla-t-elle.

Il lui sourit. Le visage de la jeune fille se détendit.

« Aouu... ouaf !

- Tu as entendu ça ? réagit Émilie.

- Robert ! Je l'avais presque oublié, marmonna Pierre, se tapant le front de la main.

- C'est reparti ! Doucement…

Le chien continuait à faire du bruit, assourdissant dans ce calme crépusculaire, mais signe qu'il était proche. Reprenant leur marche, les deux lycéens atteignirent finalement un rythme d'avancée correct, désormais synchronisés dans leurs mouvements. Ils arrivèrent dans une petite clairière ponctuée de deux taches clairs, dont l'une un peu plus coloré que l’autre.

- Robert ! essaya d'appeler Pierre.

- Attends, on se rapproche…

La couleur était rouge, un rouge qui tachait au flanc la fine laine de l'agneau, étendu aux pattes du chien de berger. Il s'est vraisemblablement blessé, quand à savoir comment... Peut-être un chasseur qui profitait de son dimanche.

- L'agneau a du s'égarer du troupeau et se faire mal une fois isolé, fit remarquer Pierre. Ce que Robert reniflait tout à l'heure... c'était l'odeur du sang. Il est parti chercher l'agneau manquant.

- Bien sûr, tu dois avoir raison, confirma la jeune fille. Il est adorable, le pauvre... et maintenant, comment s'y prendre pour le ramener ?

- Euh…

Il inspecta les environs et entrevit une branche d'épaisseur conséquente non loin.

- Tiens, tu peux prendre le gros bâton, là-bas ?

- Pour quoi faire ?

- Je marcherais avec pour que tu puisses porter l’agneau.

- Ben voyons, quand c'est pas l'un que je soutiens, c'est l'autre ! ironisa Émilie.

- T'inquiète, ce n'est pas lourd », pouffa Pierre.

Pierre eut son bâton, et Émilie son nouveau bagage à laine, qu'elle caressait afin de l'apaiser.

Le jeune homme ordonna au chien de leur montrer le chemin de la maison, et celui-ci commença sa route, suivi des jeunes adolescents.

*

* *

« Non mais, il a vu l'heure ? s'exclama Olivia, déposant son panier sur une table, seule dans la cuisine.

À son retour de la cueillette, Olivia s'attendait à trouver Pierre seul ou avec son amie, mais n'avait croisé personne. Il arrivait qu'il sorte de temps en temps sans problème, mais jamais si tard. Elle a pensé à l'appeler mais son téléphone sonnait à l'étage. Elle marmonna, irritée :

- À quoi lui sert un portable qu'il n'emporte jamais ? »

Son frère s'était volatilisé. La jeune femme s'en retourna vivement hors de la maison. La lune apparaissait au-delà des sommets, une faible obscurité s'étendait sur leurs versants tandis que la nuit voilait doucement la campagne. Olivia aperçut M. Michel qui gardait ses moutons dehors. Elle le héla en accourant à sa rencontre. Quand il la remarqua, elle enchaîna :

« Savez-vous où est Pierre ? Vous ne l'auriez pas vu par hasard ?

- Oui oui, ma p'tite, répondit le berger. 'Fin où exactement, j'en sais rien, mais ils sont quelque part dans la forêt.

- Ils ?

- Il y avait une fille avec lui.»

Il entreprit de raconter la course des jeunes après son chien, dont ils n'étaient pas encore revenus. D'abord rassurée de le savoir dans les parages, son inquiétude alla crescendo avec le temps, et la jeune femme se soutint le front d'une main pour réfléchir, l'air accablée. Pourquoi lui fallait-il tant de temps pour retrouver la maison ? Il avait dû se perdre, ou pire, il lui était arrivé quelque chose... Elle le remercia et traîna les pieds jusque chez elle.

Pénétrant à nouveau dans la cuisine, Olivia essaya de penser à autre chose afin de ne pas s'agiter trop vite. Leurs parents devaient être sur le trajet de retour du travail. En les attendant, elle prépara le repas, rangea un peu, lut un journal qui traînait, mais l'horloge battait toujours la seconde et elle voyait bien le temps passer, sans nouvelle. Elle résolut d'aller le chercher quand il ferait nuit noire. Et elle attendit, encore et toujours, dans une éternité ponctué par le balancement infernal de la pendule, chaque seconde. Elle approchait du point de rupture quand on toqua à la porte.

Portée par un nouvel élan, elle ouvrit d'un large geste la porte d'entrée. Sous le cadre se tenait Émilie, le visage ruisselant caché à moitié derrière ses cheveux désordonnés, soutenant Pierre, qui serrait un bâton dans la main. Pas un mot ne franchit leurs lèvres ; tous deux semblaient épuisés, haletants. Pierre soulevait un pied vers l'arrière, gonflé au niveau de l'articulation. Voyant cela, Olivia saisit son frère par les aisselles et l'assit sur une chaise avec une énergie qui prit le jeune homme au dépourvu.

« Je peux savoir ce qui vous a pris ? gronda soudain la grande sœur. T'as intérêt à t'expliquer fissa, j'étais folle d'inquiétude !

- Je suis désolé…

- Désolé ?

Une boule dans la gorge l'empêcha de le réprimander autant qu'elle l'aurait voulu. Ses yeux bruns croisant ceux de son frère, ils s'humidifièrent malgré elle. Quel idiot ! Olivia l'entoura de ses bras, heureuse de le sentir contre elle, bien présent. Son petit frère, si jeune et aimable, avec qui elle s'entendait bien malgré leurs six ans d'écart. Son frère qui se promène seul dans les champs, qui fait du théâtre... et revient blessé à cause de quelque maladresse !

- Bon, va t'allonger dans le canapé, toi, lança-t-elle en desserrant son étreinte. Et Émilie, tu peux t'occuper du bandage ? Je ne sais pas faire avec les chevilles tordues, alors je vais plutôt appeler tes parents.»

La jeune fille demanda poliment où trouver la trousse de secours, puis une fois le tout en main, se mit au travail. Elle écoutait d'une oreille distraite la conversation d'Olivia tout en s'appliquant à caler le blessé. Ensuite, elle banda la cheville avec le pied pour la maintenir immobile. Émilie essayait de limiter la douleur qu'elle occasionnait à son ami. Il la regardait faire, et s'amusa un instant à jouer le comédien dramatique souffrant le martyre pour l’embêter.

- Arrête ça, protesta Émilie dans un rire.

- Si t’insistes...

- Ta sœur a raison, quel imbécile tu peux être ! Comment tu te sens ?

- Mieux, merci.

- Super... J'ai dit arrête ça !

- Quoi ?

- Ce sourire…

- Éblouie ? »

Son amie leva les yeux au ciel. Olivia revint alors les informer que ce sera leur père qui amènera Émilie chez elle pour des raisons pratiques. Elle attendait donc avec eux que leurs parents arrivent de la ville. Pendant ce temps, le jeune homme raconta leur mésaventure à sa sœur, et il fut décidé que le lendemain, Pierre irait à l'hôpital se soigner.

Olivia finit par s'assoupir dans un fauteuil. Émilie s'assit sur une chaise en face de Pierre, et ils discutèrent, histoire de passer le temps. Pendant qu'elle conversait, il déposa sa main sur celle de la jeune fille. Elle sourit, sans la retirer. Ils se tinrent ainsi jusqu'au coup de klaxon qui signalait l'arrivée de son père. Alors elle s'en alla, non sans déposer un furtif baiser sur la joue du jeune homme. Émilie disparut dans le noir. Quand son amie fut partie et sa mère rentrée, Pierre sentit une évidence s'imposer à son esprit. Il songea, amusé, qu'elle avait oublié le texte de leur scène de théâtre dans sa chambre.

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