Yrélia (1)

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Une ombre se déplaçait furtivement dans l’obscurité grandissante des montagnes, à mesure que le soleil descendait le long de la voûte céleste.

« Ne regarde pas en haut… »

Garian rasait le versant de près, suivant un chemin étroit et escarpé. Il progressait entre les parois rocheuses qui s'élevaient tout autour de lui.

Le jeune homme se montrait prudent mais dépêché par une certaine impatience. Mis à part les passages creusés par le temps qui serpentaient en contre-bas, tout n'était que sommets imperceptibles, pentes irrégulières, à en donner le vertige. Pas une plaine, ni une parcelle de verdure. Il était tenté de s'arrêter pour reprendre son souffle, l'effort se faisant plus difficile, mais il continua d'avancer envers et contre tout.

Garian suait. Malgré le beau temps, il était vêtu d'une tunique en cuir, d'un épais pantalon sale et de bottes qui lui enserraient les chevilles mais ménageaient ses pieds qu'il ne sentait presque plus. Il marchait -ou plutôt courait - depuis le matin. En chemin, il avait perdu sa gourde accrochée auparavant à sa ceinture, et regrettait de ne disposer de rien dans son sac pour se désaltérer. Tout son corps avançait seul, animé par l'espoir de revoir son chez-lui.

Dans un immense désir de discrétion, il avait emporté avec lui, afin de dérober sa silhouette à la vue des autres, une cape d'un brun sombre qui volait dans son élan. Son visage demeurait un mystère pour lui-même. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était plus vu. Il devait avoir les traits d'un jeune homme de vingt-huit ans - peut-être vingt-neuf ? il ne comptait plus les jours. Une capuche baissée jusqu'au niveau de ses yeux blancs aux reflets bleutés dissimulait ses cheveux blond soleil.

Son regard était impénétrable, barrière qui retenait ses émotions mêlées. La fatigue, la détermination, la peur... le glaça soudain, coupant net son avancée. Il concentra son attention sur le bruit environnant. Et l'entendit à nouveau.

Un soupir rauque, qui résonnait dans l'air ambiant. Un soupir qui lui insufflait une crainte incontrôlable au fond de l’âme.

Sa surprise ne dura qu'une seconde. Il avisa une faille rocheuse sur sa gauche. Il fallait se dépêcher. Garian se précipita à grandes enjambées vers la cachette de fortune. Ses battements cardiaques accompagnaient sa course désespérée. Il fallait se cacher, fuir cette présence.

Il se glissa à l'intérieur, le souffle court. Il ne pouvait plus se décoller de la paroi protectrice. La chaleur redoubla d'intensité, insupportable.

« Quelle poisse… »

Garian se trouvait être un voleur depuis peu. Un bien piètre voleur, certes, puisqu’ayant failli se faire attraper la première fois, il avait été pris la seconde. Il ne jouait pas au chenapan par plaisir. Cependant, entre laisser tomber et retrouver ce qu'il avait perdu, le choix fut rapide.

Le jeune homme n'osait risquer un coup d'œil vers l'extérieur. Il attendit qu'un Cavalier passât devant sa cachette afin d'être certain de leur présence. À sa vue, il constata que le garde n'était cavalier que de nom. À ce qui se disait dans l’arrière-pays, cette appellation faisait référence aux échecs, jeu originaire d'une contrée hors des cartes d'usage habituel, dans cet esprit de protection d'un roi. En l'occurrence, le sorcier faisait office de monarque. C'est à une pareille métaphore qu'on mesure son estime de lui-même, ou la puissance imaginative du peuple, pour l’élever ainsi au trône, ne put s'empêcher de penser Garian.

Le garde ressemblait à un nuage de poussière ocre à forme humaine, sans distinguer les détails, comme les doigts (il semblait avoir des moufles), les traits du visage... une masse de petits grains de sable formant l'être gardien. La lance qu'il tenait demeurait en revanche bien compacte. Garian ne fut pas rassuré de savoir l'adversaire armé. Le regard du nuage ambulant épiait les environs. Ou bien le statut de la créature faisait imaginer au fugitif qu'on le recherchait, car il ne pouvait que déduire l'emplacement des yeux sous la poussière.

La lame de la crainte coupa le fil de ses pensées. L'ombre d'un second Cavalier se profilait à l'entrée de l'étroite ruelle naturelle qu'était la faille. Celui-ci paraissait bien plus proche que le précédent, et semblait vouloir inspecter le creux où Garian se terrait.

*

* *

Deux années lui furent nécessaires pour seulement localiser ce qu'il tenait à présent dans son sac, bien au chaud. Combien d'efforts pour le serrer contre son cœur. Dix ans de sa vie.

Tout partit d'un coup bas du destin. Garian en fut brisé.

Après une période sombre qu'il préférait oublier, il avait recommencé à vivre, pour chercher une solution, un moyen de retrouver ce qui lui fut enlevé. Il avait voyagé dans tout le pays ou presque, n'ayant osé pénétrer sur le territoire des Clochettes (le nom est trompeur, ce peuple est redoutable), et dont il était certain, après tout, de revenir bredouille. Il avait parcouru plaines et monts, déambulé au milieu de multiples cultures, de villages, découvert le monde dans sa fantastique splendeur sans pouvoir en profiter pleinement dans sa quête... Finalement, après sept années de recherches plus ou moins concluantes, il trouva par un heureux hasard son bonheur dans une énième librairie, dans un énième livre, un petit paragraphe qui illumina instantanément son espoir en partance.

Garian avait organisé ses idées bousculées par cette trouvaille.

Il devait se rendre au Montalta, une forteresse située en milieu montagneux. Personne ne l'avait réellement vu, mais un sorcier y habiterait. Peu lui importait ! Le jeune homme s'était concentré sur la localisation de cet édifice et le moyen d'y entrer, comme les montagnes pouvaient être dangereuses ou surveillées. Malheureusement pour lui, le livre ne disait pas où il se situait. Il avait passé plusieurs jours à le lire intégralement et à le relire, toujours rien.

L'homme en peine repartit sillonner les chemins et demander aux habitants toute information sur sa destination. Pendant longtemps, personne ne put l'aider, ni les hommes, ni les elfensyls surnommés elfes, pas même les géants des montagnes (ils possédaient un nom bien à eux, mais trop difficile à prononcer pour le commun des mortels). Quand la fortune eut terminé de faire tourner en rond le pauvre homme, Garian posa le pied dans les alentours du Montalta.

Il se promenait dans un village, entre de sympathiques maisons à cheminées fumantes pendant un hiver clément. La place était très animée, beaucoup de villageois discutaient, riaient, s'occupaient de leur besogne. Garian avait vu un homme moustachu qui poussait une citrouille d’un diamètre de sa taille sur une énorme brouette. Il héla le fermier et lui demanda :

« Excusez-moi ! Connaissez-vous le Montalta ? »

Le vieux ne daigna pas lui adresser un regard ou une parole, et fila avec sa brouette. Déconcerté, Garian réitéra avec une dame âgée en compagnie de sa fille. La dame fut d'abord offusquée, puis elle murmura au voyageur :

« Écoute, mon garçon, il ne faut pas aller là-bas. Lâche l'affaire et retourne chez toi.

- Expliquez-moi, la pria Garian. Je ne comprends pas.

- Tu vois la haute montagne, là-bas ?

- Oui…

Il la voyait. La montagne qu'il recherchait sur les routes depuis un an, et plus longtemps encore.

- N'y va pas, dit-elle, insistant sur chaque mot. Le sorcier te f’rait des choses horribles s'il t’surprend.

Le jeune homme ne comptait pas abandonner, et entreprit de se renseigner.

- Comme quoi ?

- Te faire mourir.

C'était la fille qui, jusqu’ici silencieuse, avait dit ces quelques mots.

- C'est ce qui est arrivé à mon père... on ne l'a jamais revu.

Sa mère retenait des larmes à la mention de son amour perdu. Garian fut surpris de ce qu'il avait entendu, et fort embarassé.

- Sauf si tu veux mourir, dégage. Tu ne parviendras pas jusqu'au sommet, même si tu essayais. Les Cavaliers protègent les lieux.

- C'est curieux... des Cavaliers ?

- Tu connais le jeu d'échecs ? Ce sont les fidèles serviteurs. C'est mon père qui me l'a expliqué. Tu es déjà mort avant de le voir, car un d’eux t'aura vu. »

Garian recueillait les informations dans sa mémoire. Les paroles de la jeune fille lui avait fait froid dans le dos, mais il était déjà décidé pour la suite. Il les remercia toutes deux avant de les laisser.

Âme errante dans les petites allées gravilloneuses du village, Garian marchait sans prêter attention à ses pas. Une mèche blonde se rebellait devant ses yeux. Il ne la voyait pas. Absorbé par ses pensées, seule une collision le ramena à la réalité tandis qu'on l'envoyait dans les choux. Le jeune homme tomba dans une botte de foin dont une partie s'envola à son arrivée. Des brindilles sèches lui irritaient les yeux ; il était aveuglé. Son ouïe libérée de la vue ne l'arrangeait pas, car un grondement sourd et d'un grave profond lui arracha un cri. Ses tympans menaçaient d'imploser.

Il ne fut pas le seul à craindre pour ses oreilles. Plusieurs autres cris se mêlèrent au grognement. Un élément doux lui écrasa le côté de la tête avec force, l'envoyant paître plus loin. Des plumes. Une aile. Quelle que fût cette chose, elle pouvait voler. Garian dégagea le foin de ses yeux et vit un grand bec, surmontés de grands yeux sombres et d'ailes d'une grande majesté. Sans réfléchir très longtemps, il sauta vers le griffon en esquivant les membres agités de ce dernier. Il trébucha sur la queue, mais s'accrocha derechef au plumage du dos, puis se hissa en gémissant sous la douloureuse tension de ses bras.

La présence d'un griffon faisait pourtant tache dans le décor. Son milieu correspondait à la région du temple du temps. Ils vivaient dans les tempêtes de sable, et possédaient diverses propriétés magiques qui en faisaient des êtres de valeur. Il était alors loin de chez lui.

Garian perçut des protestations dans le vacarme. Il se tourna vers leur source, une personne qui d'après son habit ne venait pas du coin, comme le griffon. Il s'imagina que c'était un marchand qui perdait sa monture, car lui-même était en train de la voler.

La surprise passée, les villageois entreprirent d'immobiliser la bête incontrôlable. Le jeune homme devait agir maintenant. Quelques paires de mains agrippèrent l'animal, qui se débattait de plus belle. Garian tentait de les repousser tout en manœuvrant un décollage laborieux. Il avait mal tandis qu’il serrait sa monture d'une force démolissant ses muscles. Le voleur tira sur des plumes au hasard. Une d’elles fit réagir le griffon, qui prit de l'élan vers le ciel. Le jeune homme se décrispa seulement lorsqu'il fut en équilibre sur la bête, loin du danger qui l'attendait plus bas.

En quelques minutes, il atteignit la forteresse du Montalta. Garian avait maintenu sa monture le plus haut possible, malgré le manque d'oxygène et le soleil tapant. Il faisait étrangement chaud pour l'altitude à laquelle il se trouvait. Mais il supportait, respirait lentement sans perdre de vue son objectif, dans la mesure où ses cheveux au vent ne bloquaient pas entièrement son champ de vision. Le sorcier n'avait manifestement pas prévu de défense aérienne. L'intérieur en était peut-être d’autant plus protégé ; le voleur espérait se tromper. Parvenu à la bâtisse de pierre, il stabilisa la bête avant de sauter à pieds joints sur les tuiles du sommet de la tour. Libéré de son étau humain, l’animal ailé reprit dès lors sa route vers l'horizon de la liberté, tandis que le jeune homme cheminait avec précaution jusqu'à la plus proche ouverture accessible, une fenêtre sans barreau. Il parvint à se glisser à l'intérieur de la tour et posa pied dans une pièce peu meublée, avec un placard et un lit sans matelas. La pièce devait de toute évidence être abandonnée à l'oubli dans l'immensité des lieux. Il referma sa cape de voyage sur lui, en saisit l'envers dont le tissu était plus sombre.

Ses pas effleuraient le sol tandis qu'il approchait de la porte d'entrée de la sordide chambre. A peine tenta-t-il de l'ouvrir qu'elle grinça d'un bruit dissonant, à le faire grimacer. Garian s'immobilisa. Ce bruit s’entendait bien fort à son goût. Il ne fit plus un geste, les sens en alerte, la sueur dévalant sa nuque. Comme il ne vit personne se manifester, il récupéra son souffle et se faufila dans l'entrebâillement déjà disponible de la porte. Dans le sombre couloir désert, l’intrus se laissait guider par le hasard. Il ne savait où aller. Il entraperçut des marches et descendit un étage.

Garian fouilla petit à petit chaque pièce. Il avait déjà passé tant d'années à chercher et chercher encore. À présent, il n'était pas pressé, et prenait garde à chaque déplacement même infime. À force de patience, un passage l'emmena dans une bibliothèque aux rayons infinis de livres. Quel meilleur endroit pour débusquer un livre ?

Epargnons-nous les détails de la fouille ; Garian trouva le bon livre. Le jeune homme pouvait remercier le ciel, personne ne l'avait encore remarqué. Il songea au temps passé à agir. Quelques heures au moins, mais durant lesquelles il était resté invisible, inaudible, et maintenant qu'il avait ce qu'il cherchait...

Garian pourrait partir tout de suite. Il pourrait, mais... ce livre était d'une importance immense à ces yeux. Et il le tenait, il suffisait de soulever la couverture... Il l'ouvrit, tourna les pages, et s'arrêta sur un paragraphe qui attira son attention. S'asseyant discrètement dans un coin, il lut :

VI - Le feu et la glace

De l'extrême Nord venait un vent nommé Bora. Kalie venait de l'extrême Sud.

Le froid et le chaud s'étendait chacun dans le rayonnement des pôles, vers le milieu 0 de longitude, le parfait équilibre entre les deux forces contraires.

La population riait sous les flocons, ou souriait au soleil. Le temps était peu clément, mais des générations successives suffirent à s'adapter.

Cependant, un jour qui devait arriver, Bora et Kalie se rencontrèrent à la ligne de séparation des deux hémisphères. Ils avançaient inévitablement vers leur voisin. La collision créa une onde de choc qui atteignit les deux extrémités du monde. Leurs sources de magie contraires se mêlèrent, feu et glace se percutaient. De ce choc ressortit la tiédeur, qui équilibra les températures du Nord et du Sud sans effacer les tendances climatiques de chaque région. Mais les habitants firent l’expérience d'un mal né dans cette collision. Il frappait au petit bonheur la "chance", quiconque dont l'énergie vitale croisait un flux magique porteur du mal.

La fiébriole provoque une montée de température à laquelle peu survive. Reste d'eux une flamme, que même le froid le plus glacial ne pouvait éteindre.

La cristalace, quand elle s'infiltre chez une personne, la change dans un temps indéterminé en glace, qu'aucune flamme ne peut fondre.

Pour en guérir, …

Il put à peine finir, qu'il fut soulevé du sol. L'ouvrage chuta de ses mains. S'inviter en tant qu’intrus ne dure pas, songea Garian. Un piège se refermait sur lui. Il aurait dû partir quand il en avait eu l'opportunité. Où en était-il désormais ? À perdre, au dernier moment, l'objet de dix années d'une vie. Il ne pensait plus, le regard dans le vague, le livre rétrécissant à vue d'œil. La situation lui échappait. Le garde qui l'avait surpris partait déjà, après lui avoir lié les poignets, le remettre au maître des lieux.

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