Andy est un simple passant, qui déambule sur le bitume, parmi les nombreux piétons nonchalants ou pressés, et les voitures du décor urbain. Pourtant, les protestations de la rue, les klaxons des véhicules, le bruit de leurs moteurs n'atteignent pas ses pensées, imperturbables, profondes, désordonnées, des mots enfermés dans sa tête. Il est heureux, les yeux brillants comme la surface de la mer dont ils empruntent la couleur, parce que cette année, celle qui entame son cours en ce jour, il a pris une décision. Il est peut-être naïf, pourrait-on dire. Cela semble tellement irréaliste, mais il y tient.

Andy a des rêves. Depuis petit, il grandit dans cette espèce d'espoir qui nourrit les projets de chacun. Et son plus grand rêve, parmi tous : connaître l'inconnu. Lui n'a jamais su ce qu'est un son, un bruit, une explosion, un bruissement, un sifflement. Toute explication est vaine, pour lui qui peut comprendre la nature d'une onde sonore, savoir sa vitesse de propagation, sans percevoir quelles sensations provoquent ces ondes sonores lorsque leur résonance dépasse la barrière des oreilles, quand elles prennent du sens. Il ne le saura probablement jamais. Pour lui, ce n'est qu'une vibration qui retentit à même son épiderme, fait vibrer ses membres, mais pas ses tympans.

Andy est sourd. Il a l'habitude, comme il a grandi ainsi. Son quotidien est de se mouvoir, manger, travailler, même faire la conversation dans le silence le plus complet. Inutile de l'apostropher depuis l'autre bout d'une rue ou d'une pièce, si ce dernier ne vous a pas vu, car il ne répondra pas, et comment le blâmer ! Quand on lui parle, il doit faire attention à bien lire sur les lèvres, ne pas détourner la tête, espérer que l'interlocuteur n'ait pas la mauvaise idée de se retourner en continuant son propos, sinon, dommage ! Il faut tout de même reconnaître que pour communiquer avec les autres, il y a mieux. Le jeune homme maîtrise bien sûr la langue des signes, les images dessinées par ses mains habiles passant plus ou moins, mais il voudrait pouvoir en apprendre d'autres. Il veut savoir ce que ça fait de sentir ses cordes vocales vibrer dans sa gorge. Comme il a pu le tâter, quand il déposait ses deux doigts sur la gorge de sa sœur tandis que celle-ci protestait faussement afin d'accentuer d'autant plus le délice de cette faible perception de la vie criant sous sa peau. Elle le laissait toujours faire pourtant, il est juste curieux, et elle comprend cela.

Andy est muet. On n'a pas pu lui enseigner l'utilisation de la parole, quand il était petit. Il ne peut toujours pas, en fait, faire du son sans avoir de référence.

Mais c'est décidé, il veut apprendre à parler.

Sentir ce son qui lui a toujours été inaccessible naître de l'intérieur même de son être, s'échapper vers le reste du monde.

Peut-être réussira-t-il à chanter ! Même sans écouter la musique comme les autres, les vibrations qu'elle émet sont très agréables à sentir, l'entourant de toutes parts dans un doux moment de calme. Pour les autres, un peu moins, quand il met la musique bien trop fort. Il ressent mieux les notes glissant le long de ses membres comme cela, alors il ne se rend pas compte du volume, et baisse innocemment quand il aperçoit quelqu'un qui se bouche les oreilles avec zèle, une grimace en travers du visage. Comme il adore rester assis, tout simplement, avec cette musique qu'il n'entend pas mais ressent !

Il ne pense pas forcément arriver jusque-là, on lui a dit que c'est peu probable qu'il puisse entonner une quelconque mélodie sans pouvoir écouter. Ce n'était pas si grave, son optimiste l'avait élevé un temps un peu trop haut, parler serait déjà énorme. Vraiment énorme, et pourrait même l'aider ! Parce qu'il est d'un naturel joyeux et souriant, mais les regards qu'il reçoit si souvent finissent par lui peser sur le cœur.

Andy n'est pas stupide. On le regarde comme si, pourtant c'est loin d'être le cas. Comme il reste silencieux, en dehors de tout ce qui se passe autour de lui, on le pointe du doigt, sans discrétion oubliant qu'il peut voir et comprendre que ce n'est pas positif comme attention. Il ne peut qu'agiter les mains pour s'expliquer, tandis qu'ils ne comprennent pas. Sa petite famille a appris pour lui la langue des signes, et lui a même enseigné ce moyen de communication qui lui permet de s'exprimer. En dehors du cocon familial, les autres comprennent de façon plus aléatoire : parfois oui, parfois non, parfois de travers. On le prend pour un idiot à gesticuler ainsi. Alors il veut pouvoir dire « Bonjour ! Je suis sourd. »

Il aimerait dire à sa mère, son père, sa sœur, à tous leur dire « Je t'aime, merci pour tout ». Il n'a jamais suffisamment exprimé sa reconnaissance, à son goût. Ils seraient fiers de le voir s'adresser à eux de vive voix, enfin.

Andy va apprendre à parler cette année. Il sait que ce sera difficile, laborieux. Il ne sait pas comment il procédera, mais il a déjà rendez-vous avec un spécialiste que connaît sa mère et qui a accepté de l'aider. En fait, Andy ne demande pas la lune, quelques mots et expressions suffiraient. Il sait qu'il ne réussira pas à parler couramment en une année, même plus, pas par mauvaise foi, mais par lucidité. Et puis, il pourrait réitérer son souhait l'année prochaine.

Il veut juste sortir de ce silence qui résume sa vie. Au moins dans un sens.

Andy s'accepte. Il ne renie pas sa surdité, n'essaie de faire comme les autres, d'imiter, juste réussir un peu mieux à vivre parmi les entendants et ne pas arrêter à vivre pour son absence d'ouïe, rêver tant qu'il peut pour avancer. Il ne fait pas cela pour les autres, ou pas que. Il fait ça pour lui.

Et Andy le fera.