Chère mer...

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Le soleil brillait sur la ville, apparent dans le ciel clair, ses rayons réchauffait le sable et les galets. Heureusement, Elène avait pensé à un large chapeau protégeant ses yeux, encadrés par des cheveux couleur de biscuit doré, et à des tongs pour éviter de se brûler les pieds sur la falaise ensoleillée. La jeunesse de ses traits adoucissait son regard tourné vers le lointain. L'éclat de ses yeux se perdait vers la ligne d'horizon, interrompue par le tracé irrégulier d'une côte voisine. Le bas de sa robe, un doux tissu agité par le vent et subtilement coloré, lui chatouillait les jambes.

Elle marchait avec prudence sur le sol rocheux sans s'approcher trop près du bord. Elle profitait du beau temps, du panorama large et magnifique qui s’offrait à sa vue.

La promenade semblait noire de monde. La plage, très calme, était longée par quelques passants qui se mouillaient les pieds dans l'écume des vaguelettes. Elène imaginait sa mère dans la foule à côté des petits commerces et restaurants sympathiques, ou son père, l'eau jusqu'aux genoux avec sa petite sœur sur les épaules. Elle les savait cependant tous dans leur chambre d'hôtel, vers le centre de l'île, en train de faire la sieste. Ils étaient venus y passer les vacances parmi la multitude d’autres îles peuplant le Pacifique.

La jeune fille se sentait bien dans ce coin de nature, en famille. Le destin semblait cependant vouloir aller à l'encontre de ses volontés, tandis qu’elle était partie se balader, à la recherche d'un peu d'air frais pour penser sereinement.

Ses yeux furent soudain attirés par une zone éloignée de la voûte céleste. Une tache d’ombre avait obscurci le ciel au-dessus d’une autre île de l’archipel. Intruse grisâtre dans ce tableau ensoleillé, elle étendait ses nuages de mauvais augure sous le regard effaré de la jeune fille. Tandis qu’ils envahissaient les environs avec une rapidité déconcertante, elle pouvait voir la pluie depuis son point d’observation. Un son claquant et sourd se fit entendre sur sa droite. Elle reporta son attention sur la source du bruit : la plage. Les eaux commençaient à s'agiter. Un étrange sentiment d'inquiétude lui souleva la poitrine. L'air ambiant s'électrisait. L'orage menaçait d’éclater.

Il suffit de quelques minutes pour que l’enfer aquatique arriva jusqu’à elle, au fil desquelles Elène regrettait d'avoir vu juste. La tempête s'étirait jusqu'ici, les passants commençaient à fuir du sable vers la terre. Elle n'avait pas beaucoup à craindre depuis la hauteur où elle se trouvait. Se fixant sur cette pensée afin de garder son sang froid, ses efforts pour prétendre à une simple pluie s'envolèrent à la vue de la falaise dont le bord venait de s'effondrer sous l'attaque des vagues. La roche s'effritait à l'image de sa dernière once de maîtrise de soi. La promenade prenait l'eau. La foule informe se mouvait sans aucune logique, en tous sens, comme des fourmis qui se bousculent, se concentrent dans les ruelles, qui remontaient vers le centre-ville, à l’opposé de la mer. Des cris de panique se joignaient à la fureur assourdissante des eaux.

Elène rebroussa chemin, la pluie s'abattant sur sa tête. En plus du fouet de vent sur sa peau, la bourrasque précipitait chaque goutte sur chaque parcelle découverte de sa peau ; la pluie s'en fit plus agressive. Elle examina la situation comme le lui permettait sa vision altérée par précipitation et brouillard. La mer était noire. Sans même user d'une quelconque expression, il semblait que la mer était réellement noire. Auparavant très plate, il se formait à sa surface des montagnes marines, dont certaines houles se fracassaient sur la plage dans un boucan qui manquait de percer les tympans des êtres vivants alentour. Tout se passait bien trop vite. L'océan se déchaînait, lâchait toute sa force en un instant. Il dévorait les petites dunes sableuses, heureusement dépeuplées. Mais le danger demeurait. La promenade ne contiendrait que peu longtemps l'inondation. Tout bâtiment perché sur un terrain trop bas était déjà grignoté, menacé de destruction. Elle descendit la falaise en faisant attention à se tenir à bonne distance de la déferlante.

Alors qu'une énième vague claquait devant elle, quelque chose apparut au milieu de l'eau se retirant. Une bouteille. En verre, et vide. Comme celles des naufragés lançant un appel au secours muet, mais sans message enroulé à l’intérieur ; pas encore. À pas rapides, le cœur tambourinant à l'approche de l'eau en furie, elle l'empoigna par le goulot et recula tout aussi rapidement pour retourner sur un escarpement plus élevé. Une idée jaillit dans sa tête. Bouteille en main, Elène courut jusqu'à l'hôtel sans s'arrêter, même quand ses tongs qui la ralentissaient tombèrent sur le côté d'une ruelle. Qu’elles aillent au diable ! Elle ignora la douleur de ses pieds nus pendant sa course.

Sur le chemin, elle croisa des forces de sécurité qui s'occupaient d'emmener les habitants à l'abri, leur indiquant les pentes de la montagne au centre de l'île. Se mettre en hauteur à bonne distance de l'eau, c'est tout ce qu'il y avait à faire. Les côtes étaient désertées depuis bien longtemps ; le démon marin n'avait pas dit son dernier mot, et semblait déterminé à immerger l'île entière.

Elène se précipita vers l'accueil, refroidie par le vent glacial et trempée de la tête aux pieds. Il n'y avait plus personne. La jeune fille hésita à monter les escaliers pour rejoindre sa famille. Leur chambre se situait au sixième étage, mais peut-être s'étaient-ils déjà enfuis, en sécurité. Que devait-elle faire à présent ? Elle commençait à douter que se réfugier dans les hauteurs suffisent à les protéger. Il y avait plus grand comme île, et tout le monde n’est pas un alpiniste capable de grimper jusqu’au sommet du cratère central. Hors si la tempête poursuivait ainsi, cela deviendrait leur dernier recours. Un bloc-notes muni d'un stylo traînait sur le comptoir. Cela fit germer une idée dans son esprit, la seule idée à laquelle elle parvint pour laisser une miette d’espoir derrière elle, et même si cette raison lui parut folle, pour apaiser la tourmente du monde marin. Elle saisit le stylo et commença à griffonner sur le premier feuillet :

Chère mer,

Toi qui est infinie, immense, éternelle et source d'inspiration, tu es la belle bleue, calme et maîtresse de la Terre, de deux tiers en tout cas. Pourquoi t'acharnes-tu ainsi sur cette petite île tranquille ? Qu'avons-nous fait pour déclencher ta colère ?

Je me rends compte de l'idiotie de cette question. Les hommes t'ont évidemment causé beaucoup de torts. Cette bouteille que j'ai trouvée ne vient pas de tes entrailles, mais d’un inconscient qui l'a égarée dans tes flots. Et encore, celle-ci est en verre. Tu es milieu de vie pour nombre d'animaux, poissons, coraux, et même des mammifères, comme les hommes, sauf qu’eux polluent tes eaux, tuent tes populations. Il ne faudra pas se plaindre quand il ne restera rien, n'est-ce pas ?

C'est parfois dur, tu subis sans te faire comprendre, et un jour comme aujourd'hui, tu exploses. La colère rend aveugle, l‘amour aussi dit-on, ce sentiment si proche de la haine. Tu te déchaînes sans regarder, ni prêter attention aux conséquences mais s'il te plaît, prends un temps pour observer. Si tu continues, tu vas faire des victimes. Est-ce vraiment ce que tu veux ? Devenir mer meurtrière ? Pourtant... Et puis mince, pourquoi te parler philosophie ? Tu es incapable de réfléchir.

J'ai peur. Pour moi et ma famille. Je ne les ai pas encore revus, je me demande comment ils vont. On va peut-être finir noyés et c'est dans un élan de pur désespoir que j'écris à une nature inconsciente. Quand on entendra parler d'une tempête au milieu du Pacifique, avec ou sans survivants, on ne sera peut-être plus, ou dans le meilleur des cas, l'île sera épargnée, mais pour le moment c'est si incertain.

Tu es là, vaste océan, tu nous attends sur les côtes, prêt à nous dévorer.

Sa main tremblait. Le stylo menaçait de glisser entre ses doigts en sueur. L'écriture se faisait plus petite, moins nette. Respirant profondément, elle continua en s'appliquant :

Je suis désolée de ce qui t’arrive. Dans tes abysses les plus profonds se cachent des merveilles, mêlées à des ombres. Ils m’ont toujours fascinés, autant qu’ils m’effraient à présent.

Je voudrais revoir ma maison. Me le permettras-tu ? Et ma petite peluche. Elle me rappelle toute mon enfance, la belle et douce enfance. Avec les biscuits à la fraise des bois, fondant dans la bouche, faisaient apparaître un sourire angélique sur ma petite bouille.

Mais tout cela remonte à loin.

Je ne peux t’en vouloir. Nous faisons tous partie de la nature, la belle et luxuriante nature ternie par notre égoïsme. Est-ce le karma ? Une vengeance divine ?

Je me surprends à prier pour que nous nous en sortions. Stupide espoir... car à quoi s'accrocher ?

*

* *

La revoilà sur la falaise déjà réduite de moitié. Le message embouteillé dans la main. L'esprit au moins aussi torturé que l’océan, Elène paraissait enchainée dans ses mouvements, si bien qu'elle affichait un calme presque total. Et d'un geste sûr, elle jeta la bouteille à la mer. Elle médita son action encore quelques secondes, devant le paysage de désolation.

La jeune fille recula de quelques pas, jusqu’à retrouver le sol pavé. Quel chaos, et en même temps, quel instant de suspens. Aucun cri, juste celui des éléments déchaînés. Aucun mouvement, excepté celui la déesse mer. Il n’existait qu’elle, dans toute sa majesté et sa fureur. Il n’y avait tout simplement pas de mot qui puisse décrire cet instant. Pas de nom, pas de lexique. Un instant aussi terrifiant qu’impérial. Alors que dire de la suite…

Avant qu’Elène ne le réalisa, les choses se précipitèrent. La mer retomba, descendit de plusieurs mètres en quelques minutes. Auparavant foudroyante, la pluie cessa. L'eau retrouva progressivement sa surface brillante, peu à peu ses couleurs et son bleu profond. Le ciel redevint visible, les nuages s’amincissant. Le paysage revivait, sous un halo de lumière, celle du soleil.

La jeune fille put à nouveau respirer, l'air redevenu léger. Elle fut paralysée par la surprise, qui se mua en un soulagement tel que cela dépassait son propre entendement. Le calme était revenu. Ils étaient hors de danger, sains et saufs.

Elle crut rêver. Ou avoir rêvé. Ses pensées s’entortillaient, cherchant à démêler le vrai du merveilleux.

Aurait-elle touché le cœur de l'océan ?

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