Ohé, matelot !

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Les quelques vagues formées par le vent du Nord jetaient leur écume contre le pont dans un doux fracas. Les voiles gonflées sous la bourrasque étaient manœuvrées par des pirates qui criaient entre eux comme pour se rendre sourds. Leurs exclamations se répercutaient dans l'air jusqu'aux nuages ; leurs échos semblaient atteindre l’horizon.

Ils s'agitaient sous le regard admiratif de Léon. À l'aide d'une caisse en bois, il était parvenu à se hisser du haut de ses cinq ans au-dessus d'une barre de poupe élevée. Léon ignorait comment il avait intégré l'équipage, mais ne s'en souciait guère. Il était amusé par le voyage, promesse d'aventure qui ravivait son enthousiasme enfantin, de plus accompagné de cette joyeuse troupe en marinière avec pantalon noir déchiré au niveau des genoux. Le capitaine était reconnaissable à son chapeau, seul couvre-chef sur tout le bateau. Ce dernier l'aimait bien et disait qu'il ferait un grand pirate, la main posée sur l'épaule du petit bombant le torse de fierté.

Enfin, tout ceci, c'était avant leur mésaventure. Un jour où aucune terre ne se profilait à l'horizon, ils naviguaient sans encombre sur le chemin du trésor. Le fameux trésor. On en entendait parler à travers diverses légendes dans les rues et les bars. Pourtant, personne ne savait ce qu'il renfermait, ni même si les rumeurs sur son existence étaient fondées. Mais eux étaient des pirates, ils sillonnaient les mers à la quête de trésors enfouis. Quand les loups de mer avaient besoin de quelques pièces, ils se permettaient un abordage ou deux. Le reste du temps, ils bravaient les tempêtes.

Ce jour-là, il n'y avait pas de tempête. Ils furent néanmoins immobilisés par une attraction venue des profondeurs. Les pirates s'éparpillèrent tout le long du bastingage, s'attendant à une apparition hostile. Alors surgit des flots un être agité. C'était une demoiselle qui se débattait pour rester à la surface et faisait signe aux marins au milieu des remous de l'eau. Seul Léon eut le réflexe de lui lancer une corde abandonnée sur le pont. Le visage dissimulé par endroit, derrière ses longs cheveux bruns collés par l'eau salée, la jeune femme tomba à genoux et baissa la tête. Ses mains toutes maigrelettes couvraient ses frêles membres. Tremblotante sous sa robe de chambre grise, elle tentait de se réchauffer, tandis que rien ne couvrait ses jambes luisantes d'eau.

Léon s'approcha d'un pas. La femme, quant à elle, décroisa les bras, se redressa avec effort, puis d'un pas réduit à son tour la distance qui la séparait du petit garçon, sans un mot. Est-elle muette ? se demanda-t-il avec tristesse, en même temps qu'ils se rapprochaient. Ses mains glacées frôlèrent les douces pommettes de l'enfant ; elle rit doucement. Derrière elle, un pirate fronça les sourcils. Elle émettait un rire étrange. Soudain, son sourire fut remplacée par un rictus malin. Comme pour donner raison au destin, Léon poussa un cri de douleur.

« Recule, sorcière ! s'écria le pirate.

- Je ne suis pas une sorcière ! répliqua méchamment l'interpellée au regard d'une nouvelle dureté. Je suis la princesse des sirènes. Et ce petit homme... on n'en voit pas souvent des pirates aussi jeunes, je voulais le voir de plus près, reprit-elle avec une douceur trompeuse dans la voix. N'est-il pas mignon comme cela ? »

À ces mots, tous affichèrent une expression terrifiée et hargneuse. Les sirènes étaient les ennemies des pirates depuis des décennies. La princesse représentait à leurs yeux le diable de l'océan. Entendre sa voix enchanteresse était une véritable torture, comparé à tout ce qu'ils ont pu traverser. Certains se tournèrent vers Léon. Le singe. Poil châtain comme l'étaient ses cheveux. Des grandes oreilles pesant de chaque côté de sa tête. Une queue aux mouvements désordonnés. Des yeux brillants de surprise. Il avait été transformé en singe.

La princesse soutint un regard mauvais, tout comme son sourire naissant.

« À l'attaque ! cria le capitaine. Chassez-la de ce navire ! »

Avant qu'il finisse de parler, ses hommes se jetèrent sur la créature marine. Quelques-uns furent repoussés par les pouvoirs de la sirène, comme frappés d'une force invisible dans le ventre, mais le nombre donna l'avantage à l'équipage. Ils aggripèrent chacun de ses membres pour la jeter à la mer, son élément, rejoindre les poissons. Mais le mal était fait. Léon était condamné à rester macaque jusqu'à annulation du sort.

Le capitaine accueillit le petit singe sur son épaule, en guise de perroquet, la mode de l'époque et du milieu de la piraterie. Les jours suivants, le voyage reprit à une bonne cadence, tandis que l'équipage approchait de l'emplacement présumé du trésor.

Ils jetèrent l'ancre à l'aube, sous un ciel joliment coloré, et posèrent le pied sur le sable fin de l'île, laissant une poignée d'hommes sur le bateau. Le capitaine sortit de sa poche une carte très approximative des lieux. Elle n'était pas d'une grande utilité, l'île se résumait à un désert miniature perdu au milieu de l'océan. Sans le relief et la végétation, on aurait pu voir l'autre côté de l'île. Léon sentit une sorte d'instinct animal qui le fit sauter de l'épaule de son capitaine et guida ses pas plus loin.

« Où vas-tu, matelot ? » demanda le vieux pirate au jeune primate.

Ce dernier ne pouvait répondre que par des grands cris aigus. Alors il continua sa route, les marins sur ses talons afin de ne pas le perdre de vue. Quelques dizaines de mètres plus loin, Léon s'arrêta. Les autres aussi. Le singe sautilla sur place en criant, seul moyen de communication orale dont il disposait, au grand malheur des paires d'oreilles alentour. Même pour des pirates, cela devenait irritant. Malgré tout, ils s’activèrent.

Quand le soleil atteint son zénith, tous, excepté Léon, extirpèrent un lourd coffre de bois d'un trou creusé à l'emplacement indiqué par le petit animal. Il était étonnamment sans serrure. Ce fut la rouille autour de la serrure qui compliqua son ouverture. Deux des pirates qui gémissaient sous l'effort réussirent à soulever le couvercle. Une vive et chaleureuse lumière jaillit de l'intérieur. Sans réfléchir, Léon le singe sauta à l'intérieur du coffre. Il espérait retrouver son apparence normale devant l'aspect magique de ce lumineux rayonnement. Il ne vit plus rien.

*

* *

« Allez, debout matelot ! »

Léon émergea en se frottant les yeux. Ils lui piquaient un peu, comme lorsqu'on est subitement exposé à une forte lumière après l'obscurité. Il finit par distinguer une haute silhouette, des longs et doux cheveux de chaque côté d'un visage aux traits encore flous pour le petit garçon.

« On est arrivé », continua la voix féminine.

Léon gémit et étira ses petits bras pour se décoller de son siège. Sa mère avait déjà rangé toutes les affaires qu'elle avait sorties pendant le vol. Désormais, elle entreprenait d'habiller chaudement son enfant et s'engagea dans la file vers la sortie sans lui lâcher la main. Son père était installé de l'autre côté du couloir et les rejoignit à coups d'épaule et d’excuses.

Le petit garçon descendit les marches de l'escalier accolé à la sortie de l'avion, encadré par ses parents. Ils posaient le pied sur le sol de Saint-Pierre, une petite île de l'archipel français du même nom, avec Miquelon, à l'Est du Canada. Léon et ses parents étaient venus du Québec pour voir la famille vivant sur l’île.

En plein mois de février, la température était glaciale. Aussi le vent d'air marin lui congela le visage dès leur sortie de l'aéroport Pointe Blanche. Sa mère se félicita d'avoir enfoncé le bonnet de Léon sur sa tête jusqu'aux oreilles. Elle fit signe de la main vers une voiture garée plus loin. Léon regarda dans la même direction. Sa mère saluait sa tante, venue les ramener avec leurs bagages, prévus pour une dizaine de jours. Allant à sa rencontre, le petit garçon aperçut également sa grand-mère qui lui souriait de l'arrière de la voiture. Les deux sœurs s'assirent ensemble à l'avant. Les autres allèrent derrière, puis les écoutaient discuter avec animation pendant tout le trajet. La vieille dame demandait des nouvelles à son petit-fils entre deux interventions dans la conversation de ses deux filles.

La maison était voisine de la mer bordée de galets et surplombée de nuages. Un bateau flottait plus loin. À leur arrivée, ses cousins, oncle et grand-père les attendaient près de la porte d'entrée. Une embrassade collective et ponctuée de rires enjoués les occupa un bon moment avant d'enfin se mettre au chaud. Léon, ses parents, ses cousins, ses grands-parents et ses oncle et tante furent tous rassemblés dans le salon. Leur habitat avait du charme avec ses murs en vieux bois et son ambiance chaleureuse, la cheminée illuminant la pièce de ses vives et petites flammes dorées. Léon racontait son rêve à l'assemblée avec des gestes et exclamations. Il se sentait bien. Il le revit vaguement dans son esprit. Le trésor...

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