Chapitre 0 : La mort au corps - Partie 2.

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Le cœur pompait tout son sang à ses tempes et semblait vouloir briser ses os du crâne de son torrent furibond. Le jeune homme cherchait à se concentrer sur les battements réguliers bien qu'ultra rapides de son palpitant pour éviter de déborder. De déborder de désespoir. La colère permettait au moins une chose : détourner Kashj de son but premier, soit le sermonner une énième fois sur ses passions autodestructrices. Il n'était pas furieux au point de délester ses problèmes internes sur celui qui l'avait recueilli et qui n'était pas le cœur de ses tourments, mais la colère répondait justement à l'aigreur teintée de lassitude qui ornait le visage figé de son maître.

- Ça suffit, Adevar.

La colère était le seul mauvais sentiment qui ne laissait pas transparaître la faiblesse. La colère ne le rongeait pas, Adevar avait arrêté depuis bien longtemps l'ire qui bordait jadis sa conscience. Cela lui arrivait rarement de plonger le nez dedans, mais il se devait d'admettre qu'elle était bien utile. Elle maintenait les larmes dans leurs digues. Elle masquait la fissure de son âme et l'éclat mort de son corps.

La colère rendait vivant et noyait tous les autres sentiments au passage, enfin se nourrissait d'eux comme combustible pour enflammer son esprit et le dévorer tout entier. Mais pour Adevar, elle n'était qu'une parade de plus, qu'il avait trouvé à la va vite lorsqu'il avait vu son maître devant la maison close, à l'attendre dans une patience qu'il feintait avec facilité. Si Kashj était son maître à penser, s'il était son apprenti dans tous les domaines, de l'art du mensonge, il en était passé maître tout seul.

En écho à ses pensées, l'air narquois de Kashj, si bien joué qu'il en devenait véridique, crispa ses pommettes volontaires et leur propriétaire leva le menton si haut qu'Adevar ne vit presque plus ses yeux. Ses sourcils fins froncés jusqu'à toucher ses cils le vissèrent sur place. Il avait eu l'occasion de nombreuses fois d'agacer son maître, de le mettre en colère même ! Mais l'éclat déçu qui brilla dans son regard et sur son facies percutèrent son cœur avec la force d'un cheval enragé. Il parlait en connaissance de cause.

- Je... Vous ne pouvez pas comprendre, Maître. Il... il n'est plus là. Je- (Il s'empêcha d'en dire plus, tant les larmes invisibles rouaient sa voix de coups de poignards.)

Son raisonnement, de plus, semblait complètement absurde, puisqu'il n'avait aucun argument ni logique. Même pour lui.

- Je ne peux pas comprendre, dis-tu ? Dois-je te rappeler que celui qui a brisé ton cœur est parti avec une de mes plus proches amies ? Ou penses-tu que je suis vierge de toute relation amoureuse ou même sociale depuis... 380 ans de vie ? A ton avis, ne suis-je qu'un vieil ermite complètement sénile qui ne peut rien comprendre à une douleur profonde ? Dis-moi, Adevar, je suis tout ouïe.

La tirade bloqua les mots dans la gorge du jeune homme. La culpabilité le poignarda une énième fois et il soupira en évitant le regard perçant de Kashj. Les mots asséchaient sa gorge, autant ceux qu'il écoutait que ceux qu'il ne pouvait faire sortir. Les mots arrachaient sa chaire et les incompréhensions brûlaient ses pensées qui devenaient poussières. Les mots étouffaient tout.

Un souvenir le frappa de plein fouet et ce fut à peine s'il ne tituba sous la puissance de l'image mentale. Les mots étouffaient mais leur absence tuait.

- Adevar... Je suis sincèrement désolé. Tu sais que... je comprends.

- Ouais. J'sais.

Il se mordit la lèvre en entendant les mots de son enfant intérieur émerger de la couche de politesse qu'il tartinait sur chacune de ses phrases. Il avait pris l'habitude d'esquisser les traits de ses mots dans sa tête avant de parler pour éviter de faire ressortir son phrasé naturel, mais parfois les sentiments l'emportaient sur la raison. Le cœur au bord des lèvres, il les pinça pour endiguer le flux.

- Ce que je voulais dire c'est que... je sais, euh, ne sais pas pourquoi il est parti... juste comme ça, vous voyez ? Pourquoi il s'est (Il posa un silence, cherchant le mot exact.) évaporé, sans rien dire. Juste parti, en fait.

Kashj médita un instant ces paroles. Il existait sans doute une logique à cette action, une raison banale, normale, qui conviendrait tout le monde, qui s'accommoderait à tous. Mais pour avoir lui-même vécu la... trahison, Sérianifé étant partie avec lui, il ne saurait dire s'il serait capable d'accepter simplement, s'ils avaient jamais la possibilité de revoir l'un ou l'autre.

Ce qui était fort peu probable... Sans parler du fait qu'il avait fait le deuil de ces relations, et s'y été habitué sans trop de mal. Il secoua la tête pour chasser les pensées parasites de son esprit qui réfléchissait trop vite et partait trop loin et se concentra sur son élève qui, complètement perdu, contemplait le soleil se levant sur la rangée de grands bâtiments traditionnels. Une maison close dans un quartier riche... le paradoxe l'amusa. Adevar parvint à convaincre son esprit de penser à autre chose, juste un moment pour se permettre de souffler. Mais cela ne dura pas.

Les souvenirs remontaient toujours au mauvais moment, en pleine fellation par exemple. Il fronça les sourcils à la pensée de sa jouissance précoce, la gêne obstruant son objectivité. Pauvre Ioturn'Ga qui avait dû trouver cela douloureux. Et en écho à ce souvenir de scène, il se souvint aussi des sentiments qui l'avaient traversé à cet instant. Il jeta un coup d'œil derrière lui, vers le bâtiment duquel il sortait, et tomba droit sur deux prunelles vert pomme qui fixaient la scène.

Il sentit l'angoisse couler comme du miel liquide d'un regard à l'autre, comme des vases communicants ou un double miroir reflétant les âmes douloureuses. Adevar oscilla entre afficher à Ioturn'Ga le désespoir teinté de lassitude qui s'emparait de lui et la colère feinte qu'il faisait jaillir en gerbes étincelantes. Il déglutit en sentant toute la compassion éternelle que transmettait Ioturn'Ga à chaque être qu'il croisait. Tandis que lui restait enfermé dans ses sentiments trop forts.

L'instant ne dura rien, à peine un instant dans une vie trop longue pour lui. Mais juste un moment, il eut l'impression que quelqu'un comprenait ce qu'il ressentait, tout le vide en lui, que ses émotions cherchaient à combler avec trop de facilité. Des émotions engluantes, étouffantes, qui giclaient contre les parois de son esprit et le noyaient.

Adevar sentait profondément, mué par cet instinct inhérent à sa personne, que Ioturn'Ga souffrait, il le voyait à travers les limbes de son âme déchiquetée. Mais, la douleur des autres se troublaient face à la sienne, pour ne plus former qu'un magma informe qui gigotait et duquel il ne pouvait que se détourner, trop occupé par sa propre noirceur.

Une bile acide lui remonta à la gorge et un mal de tête pointa le bout de son nez lorsqu'il vit, derrière les parois de son mal, le regard de Ioturn'Ga se détourner de lui et s'effacer derrière le vieux store. Il avait pris sa décision bien avant de revoir ses yeux magnifiques, d'une nuance verte tout à fait remarquable, il savait qu'il ne reviendrait plus ici, théâtre de sa déchéance. Le fait de croiser Kashj ne faisait que confirmer sa résolution. Mais le jeune homme lui manquerait, pas comme Ylne lui manquait tous les jours, mais un petit coin de sa tête et de son cœur serait toujours consacré à penser à ce pauvre prostitué qui l'avait côtoyé bien des jours durant l'année.

Cette idée ne s'accrocha pas bien longtemps à son esprit cependant, car, lorsque Kashj saisit son bras avec une force étonnante venant de son corps si longiligne, tandis qu'il l'emmenait loin de cet endroit sordide, une décharge fulgurante pénétra ses os et chevaucha chacun de ses muscles en enfonçant sa cravache dans ses tendons. Une atroce douleur mentale somatisa son action sur tout son physique. Il se sentait si seul, bien qu'il soit accompagné. Il se sentait si vide et si plein à la fois.

- En fait, il est sans doute mort (Et mon âme avec lui.).

Le cœur au bord des lèvres, il suivit Kashj jusqu'à chez lui et y revint comme un étranger.

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