Chapitre 0 : La mort au corps - Partie 3.

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Quelques temps plus tard, qui parurent une éternité à Adevar, dont le cœur en miettes battait toujours plus fort malgré ses déficiences, le maître et l'apprenti se retrouvèrent dans la clairière. Un endroit paradoxal, puisqu'il s'y sentait à la fois chez lui, qu'il sentait qu'ici il était accepté tel qu'il était – à quelques nuances près – et à la fois terriblement mal à l'aise. Il savait que la clairière ne voulait pas de lui. Elle le rejetait.

Elle était peut-être possédée par son esprit venu le hanter dans ses cauchemars, ses parties de jambes en l'air et la réalité de son entraînement. Il soupira nerveusement pour évacuer la sourde angoisse qui pulsait au même rythme que son sang. Il avait la terrible impression de toujours répéter les mêmes erreurs, de n'être jamais à sa place nulle part. Et cette pensée lui écartait toujours les côtes pour y caler son plus grand coup de pied et lui coupait le souffle. Répétition des mêmes scènes, encore, et encore. Adevar sentit la nausée taquiner son palet, le haut-le-cœur barbouiller sa langue, sa gorge. L'odeur putride du vomi envahir l'entièreté de son visage et lui cracher sa fumée de cigarette à la gueule.

Il s'adossa à un arbre, à la lisière de la clairière pour apaiser son esprit de la pression constante qu'elle exerçait sur lui, et parcourut l'espace du regard. L'endroit était certes beau, mais il manquait de quelque chose... D'un lieu où se cacher, où se terrer s'il n'allait pas bien – euphémisme déluré –, sans que personne ne pût jamais le voir pourrir sur l'humus. L'idée de simplement se laisser mourir sous terre, de progressivement laisser la Nature reprendre ses droits sur lui, lui plut. Juste, ne rien faire, ne plus rien faire. Juste laisser le silence égrener les instants de vie jusqu'à la mort. Il rêvait de se laisser aller, mais il l'avait déjà fait depuis trop longtemps. Adevar avait la sensation de se noyer dans le magma de souffrance qui brûlait et rongeait chacune des parties de son corps. Il ne pouvait relever la tête, regarder autre chose que la terre, qui l'attachait terriblement. Le ciel l'appelait plus qu'il ne pouvait répondre. Un sanglot se bloqua dans sa gorge.

Il l'étreignit, l'étrangla, jusqu'à ce qu'il s'éteignît sans bruit. Il n'avait pas honte de ses sentiments, ses sentiments les plus purs et les plus dérangeants qu'il n'avait connu, mais même lui n'arrivait pas à se les communiquer à lui-même. Il n'arrivait pas à mettre un mot ou une larme sur sa douleur et son amour. Il se sentait devenir, doucement, lentement, progressivement, fou. Il finirait fou, c'était sûr.

Il devait le détestait... il devait détestait Adevar. Lui-même en était convaincu. C'était normal, logique, il n'avait rien. Il... La pression de ce manque d'estime l'étouffa. C'était l'idée qu'il le détestât qui le dévora, plus que son propre manque de confiance. Il ne comprenait pas, il ne comprenait jamais rien, lorsque cela le concernait.

- Adevar, va te laver.

Kashj revenait, sa chemise immaculée, sans un seul pli marquant le tissu, avec un large poisson sur l'épaule qu'il maintenait par-dessus une étoffe tendue. Son petit-déjeuner se résumerait donc à un vieux poisson grillé. Adevar fit le vide dans sa tête, du moins essaya, car ses sentiments semblaient vouloir le posséder pour l'éternité, et s'empressa de quitter le lieu, ne supportant plus la présence humaine. Et l'idée même de manger le débecta un peu plus. Rien que d'imaginer l'aliment glisser dans sa gorge, s'introduire dans son intimité et vivre un instant sur sa langue et dans ses dents, lui tordit de nouveau les tripes.

Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu'il avait mangé... Il avait envie d'une cigarette. Là, maintenant. Immédiatement. Il hésita à repartir à la maison close pour s'offrir le luxe de la drogue, mais très vite il s'enjoignit à ne pas le faire. Kashj le ramènerait sans doute de force s'il refusait de coopérer. Il se mordit violemment les lèvres, les blanchit jusqu'à les faire saigner. Pour s'empêcher de hurler, de combler son vide intérieur, trop creux qui attirait toutes les mauvaises émotions à lui.

Une branche basse fouetta sa joue et il laissa une mince coupure. Il serra à peine les dents et laissa la gouttelette écarlate tracer un sillon macabre sur sa joue. La fraîcheur d'un sang qu'il pensait disparu devant plus de vingt ans raviva sa vie, son impression de n'être pas qu'une marionnette ballotée par le destin, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il atteignit la petite rivière rapidement, après quelques foulées lentes. Même lui sentait son odeur. Ses narines gonflèrent d'inconfort en humant l'aura sensorielle qui stagnait autour de lui comme une seconde peau. Une union de sueur et de détritus. Ce n'était pas glorieux, songea-t-il en promenant une main faible d'un courant à l'autre du point d'eau.

Sa fraîcheur donnait à Adevar l'occasion d'émerger de son état semi-comateux qui ne le quittait plus depuis le début de la nuit jusqu'à ce pâle matin où le soleil peinait à faire apercevoir ses premiers rayons. Le brouillon de son reflet dans l'eau miroitante perça ses défenses une à une jusqu'à atteindre son crâne et son cœur, intrinsèquement liés. Il ne connaissait pas l'homme qui lui faisait face, avec sa mâchoire décharnée, ses poches sous les yeux qui lui formaient des besaces violacées, ses lèvres pendantes et son teint pâle comme la mort. Il se sentait observer par cet homme qui lui rappelait quelque chose.

Adevar avait beau s'accrocher, il ne voyait, en cet homme fissuré, que du noir, de la désolation et une perte atroce. Il n'y avait rien à regarder de beau, il n'y avait rien qui pût faire office de qualité. Il n'y avait qu'un cadavre.

Il plongea la tête dans l'eau et effaça ainsi son reflet.

La froideur de l'élément saisit sa peau à vif et sembla la cristalliser. Son cœur s'arrêta un instant de battre pour s'habituer à la température fraîche. Le jeune homme entrouvrit ses lèvres pour aspirer un peu de ce liquide doux qui caressait son visage d'un doigt malicieux. Il ferma les yeux et prit place au milieu du silence. Il s'autorisa à apaiser ses émotions, pour profiter du calme que lui conférait ce lieu béni où il ne pouvait rester indéfiniment.

Lorsqu'il remonta à la surface, rapidement, il se releva et entreprit de défaire sa chemise froissée. Le vent chatouilla ses côtes et remonta le long de son menton pour embrasser ses paupières et faire grésiller ses cils châtains. La nature tentait de l'aider à se libérer de ses entraves. Mais il n'y avait qu'Adevar qui pouvait les effacer, Adevar ou lui...

Il posa ses bottes en cuir de côté et trempa ses pieds dans l'eau, remontant au préalable, comme une danse chronométrée, les ourlets de son pantalon fin. Son ongle râpa le galbe de son mollet mince. Il tressaillit en sentant combien il avait perdu, combien ses forces premières, ses muscles souples, l'avaient abandonné pour une sécheresse de cœur qui transperçait même sa peau par la saillie des os. Sa gorge se serra en imaginant son corps émacié, triste réalité, sinistre représentation de son état intérieur. Il remonta lentement les mains jusqu'au bas de sa chemise pour la défaire, bouton par bouton, frôlant sa peau chaude par moment.

Il frissonnait, à peu près éveillé, par la kyrielle de sensations qu'offrait l'endroit idyllique. Le vent jouait une mélodie dans ses mèches de cheveux et le clapotis de l'eau sur ses chevilles l'accompagnaient en percussions. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas quitté sa chambre, qu'il n'était pas revenu ici... La tension de son esprit s'apaisait légèrement. Il manqua verser une larme. Le sentiment ne le quittait jamais mais sa raideur s'effaçait et brisait les digues qu'il avait érigé tout autour de lui pour ne pas souffrir davantage, pour ne plus laisser quiconque interférer dans son introspection.

Adevar laissa tomber la chemise et entreprit de défaire son pantalon lorsque son bas-ventre se réveilla. Figé, il attendit que la sensation passât, mais son désir semblait se décupler à mesure qu'il ne bougeait pas. Il s'était découvert un appétit insatiable après la... disparition, mais jamais ce besoin irrépressible de se satisfaire ne l'avait saisi aussi loin dans son corps. Il lui paraissait impossible de bouger autre que sa main. Un râle s'échappa d'entre ses lèvres, rauque et animal. Puissant. Il s'accrocha à un rocher jaillissant de la rivière, véritable force de la nature, pour se donner le courage de continuer à se déshabiller tranquillement.

Il se mordit les lèvres plus violemment encore qu'il ne l'avait jamais fait. Revenait ce visage... ce visage si... Les mots manquaient, ils avaient toujours manqué entre eux. Les mots, les mots, les mots. Le hurlement de son lui du passé résonna dans ton son être et s'échoua contre les parois de son crâne.

- Ylne...

Prononcer le prénom traître fut un déchirement intérieur qui brisa ses barrières. Jamais il ne pleurait, jamais il n'y était arrivé, comme apathique. Et les larmes roulèrent sur ses joues blêmes, cascadèrent sur le velours de sa peau et se retinrent à la barbe drue de quelques jours. Une lance venait de s'enfoncer profondément dans sa poitrine qui avait déjà une cicatrice mal soignée.

La douleur saisissait sa gorge et l'étranglait. Elle posait ses doigts décharnés, maigre, morts, sur la peau fine et sentait passer le sang qui affluait et refluait jusqu'à son cerveau avec une rapidité anormale. La carotide sensible souffrait de la pression terrible et la trachée semblait sur le point de se déchirer, la douleur voulait aspirer tout son air, alors qu'il y en avait tant à côté de lui. Elle voulait aspirer sa vie. Adevar voulut hurler de peur, de terreur face à ce lui-même complètement fou qui voulait mourir et vivre à la fois. La douleur revint à la charge, plus forte cette fois.

Il se courba, le souffle coupé, les paupières closes. Son ventre hurlait, ses entrailles se tordaient comme si elles étaient vivantes et voulaient perforer sa chaire et déverser leur contenu dans la rivière, pour qu'il s'en fût loin, trop loin de leur propriétaire qui n'avait de vivant que le nom.

Les larmes continuaient, toujours plus puissantes, et lui brûlaient les joues. Le sel de sa douleur se répandaient sur ses lèvres comme un baiser empoisonné. Il s'assit dans la rivière, se souciant peu de tremper son pantalon, de s'écorcher le dos avec les parois coupantes du rocher contre lui. Ses omoplates protestèrent et frappèrent la pierre avec vigueur pour l'éloigner. Sa colonne vertébrale se tordit. Adevar haletait.

- Adevar.

Son propre prénom le percuta. La voix aussi, brisée en mille morceaux de cristal à son oreille. Le caléidoscope de sa tessiture fit vibrer chaque parcelle vivante de son corps atrophié. Son souffle se coupa brutalement. Toute émotion se suspendit, jaillit de son corps pour former une coupole au-dessus de sa tête et le protéger de cet espoir sordide. La violence de l'amour oublié, l'éclat de la colère refoulée, l'avidité de l'espérance qui aspirait tout en lui, combattaient au sein de son esprit pour choisir lequel de ces émotions dévoratrices l'emporteraient.

Une sueur froide suivit la courbe de sa colonne vertébrale. Toute la puissance dévastatrice de son mal-être venait de s'étioler pour reformer un instant plus tard le plus terrible espoir qu'il eût jamais connu. Adevar suffoqua en s'empêchant de songer à lui. Sa voix – si c'était la sienne – n'avait pas beaucoup changé... Elle restait profondément douce et sensible, mais avait saisi sur ses cordes vocales une pression plus intense. Elle semblait provenir de son intérieur même, de son ventre.

Mais ce n'était pas la sienne. Ce n'était pas la voix d'Ylne. Ylne était mort, un mortel qui vivait avec autant de force et de longévité qu'un fétu de paille. Une éclaboussure parvint à ses oreilles et une gouttelette perdue cogna sa mâchoire drue. L'homme derrière lui, qui ne pouvait être Ylne, qui lui ressemblait tant qu'une énième larme solitaire traça à l'encre de ses maux la plus douce des lignes, s'avança, presque jusqu'à lui. Il s'arrêta lorsqu'il vit la rigidité des épaules d'Adevar par-dessus le rocher.

Le soleil tapait son dos et son crâne, mais ne parvenait pas à faire fondre sa glace intérieure. Adevar ne voulait pas la faire fondre, de fait. Ni la briser. Car cette glace était le seul dernier rempart face à cet espoir dévorant qui cherchait à grignoter chaque parcelle de cohérence qui subsistait en lui.

- Adevar.

- Tais-toi... (Sa voix se déchira en une supplique atroce.) Tais-toi !

Il sentit l'homme frémir et reculer d'un pas hésitant. Ce ne pouvait être Ylne, lui si courageux, qui luttait contre ceux mêmes qui le détestaient, pour les libérer de leurs souffrances. Ylne respirait la volonté, l'obstination et l'attention, l'écoute des autres, de ceux qu'il aimait. La patience et l'amour de l'homme. Cet homme incertain ne pouvait être l'amour de sa vie et sa décadence. Il n'était qu'illusion dans l'eau de ses larmes, mirage dans l'aridité de son esprit asséché de bonheur. Il avait cru, avait fissuré à peine sa carapace qu'il apprenait que son espoir était vain.

La douleur reprit. Plus forte encore, que tout ce qu'il avait pu subir en vingt ans. Un sanglot bruyant traversa avec sauvagerie ses lèvres, découpa le silence en morceaux et cisailla le calme de l'endroit. Il fit frémir jusqu'au torrent d'eau qui continuait de le glacer à travers son pantalon et terrifia les arbres devenus silencieux. Adevar n'entendait plus que le bruit de ses pleurs. Plus rien... L'homme-mirage était-il enfin parti ? L'avait-il abandonné, comme Ylne l'avait fait auparavant ?

Une main saisit son menton avec brusquerie et souleva son visage pour lui offrir l'or du soleil. Ébloui par les larmes et la lumière de l'astre, il ne vit rien tout d'abord. Et après une réflexion très sommaire, il ne voulait pas voir. Il ferma les yeux, bloquant ainsi la lumière qui brûlait ses rétines, les larmes qu'il ne voulait offrir à personne et desquelles il commençait à avoir honte, et le visage de l'homme-mirage.

- Amour...

Le mot effleura son oreille dans un souffle chaud, doux et sentant la mer et le voyage. Le mot résonna longtemps dans l'esprit d'Adevar, qui, instinctivement, guidé par la voix beaucoup plus proche et toujours aussi lointaine, se calma. Les battements de son cœur vibrèrent au rythme de celui de l'homme-mirage, dont le visage restait toujours inconnu. Mais plus les instants passaient, plus Adevar pouvait discerner à travers ses paupières closes le sourire amoureux de celui qui lui faisait face.

Il voulut prononcer quelque chose, n'importe quoi pour réveiller la bête noire qui s'était enfin endormie, mais le don de parole lui avait été retiré. Et lorsqu'il pencha la tête en arrière pour parler, deux lèvres vinrent se poser sur les siennes. Une caresse fugace qui saisit Adevar aux tréfonds de son âme.

Les deux mains encadrèrent son visage mince en coupe et ses doigts glissèrent sur ses poils courts et sa mâchoire. Et l'homme-mirage recommença. Plus long, plus langoureux, plus essentiel aussi, le baiser accentua l'émotion étrange qui flottait et reliait les auras des deux hommes. Adevar n'eut pas à se forcer pour entrouvrir les yeux et assécher ses cils gorgés d'eau. Les larmes se tarirent et la glace fondit.

Il fit face à deux yeux bleus comme un lagon azur qui reflétait toute la lumière des Mondes. Un bleu si libre et si abyssal, d'une beauté si sensorielle, qu'il amena le soleil sur Adevar. Le soleil qui l'avait quitté depuis vingt ans. Un cercle d'argent entourait la pupille, noyé dans le bleu de la mer qui avait offert à son enfant cet beauté tropicale. Et pourtant, ce cercle d'argent faisait de lui le roi du cœur d'Adevar.

Contre ses lèvres, Adevar sentit le sourire de l'homme-roi s'élargir. Adevar venait de retrouver le souffle. Il avait retrouvé l'équilibre, le roi de son amour et le seul détenteur de la clef qui ouvrait le trésor de son cœur. Plus tard, ils auraient le temps de s'expliquer, mais pour l'instant, ils laissèrent le bonheur leur ouvrir la porte du monde.

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