Il louche : huit ans de prison

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Hello, je rappelle juste le principe des refaits divers : écrire une nouvelle à partir du titre d'un fait divers et du titre uniquement.

Autrement dit "la fiction réinvente la réalité".

***


– Mais vous louchez ! Vous louchez, monsieur.

Qu’est-ce qu’il a à m’emmerder ? Est-ce que je lui demande s’il boite cet abruti ?

– Vous boitez ?

Ah ! tiens, si je lui demande.

– Oui je boite ! Mais est-ce une question à poser à un boiteux ?

– C’est pas plus con que de demander à un loucheur s’il louche.

Il a une vraie sale trogne. Comme s’il boitait de la gueule. Oui, c’est ça il a la gueule boiteuse. Je vais lui dire.

– Dites, y a pas que de la guibole que vous boitez.

– Pardon ?

– Vous boitez aussi de la gueule.

Ahahaha, j’ai dû viser juste vu son air horrifié. Vieux con va. Ça t’apprendra.

– J’aimerais bien savoir comment vous pouvez juger que j’ai la gueule boiteuse vu que votre œil droit dit merde au gauche. Moi je crois que vous avez la vision qui claudique. Vous êtes presque aveugle alors comme tous les aveugles, vous êtes méchant et vous vous vengez contre le monde entier.

Il commence à me courir. D’où il sort ce vieil enculé ? Je suis là, à la cool, je mange ma glace dans le parc, j’emmerde personne, posé sur mon banc et ce vieux con me harcèle.

– Papi, vous allez me chercher longtemps ? Vous pouvez pas bancaler plus loin. Là où je vous verrai plus.

– Je veux bien.

À la bonne heure. Bon débarras. Pourquoi il bouge pas ?

– OK, merci, au revoir papi. Vous pouvez y aller.

– Par où ?

– Mais où vous voulez, que je vous vois plus, c’est tout.

– Oui, mais faut me dire, parce que là j’ai l’impression que je vais devoir me dédoubler. Avec vos loucheries, comment je sais si je dois partir à gauche ou à droite ? Faudrait que je parte dans les deux directions en même temps. Pas trop envie de me couper en deux pour vous faire plaisir.

OK. Le vieux a l’air là pour longtemps. Je ferme les yeux. Je me pose. Je réfléchis. Je conclue. Je vais lui péter la gueule.

– Monsieur, il faut toujours laisser le choix aux gens dans la vie. Alors voilà, soit vous partez, maintenant, ou je vous explose la rotule.

Quoi que, vu comme il boite, ça le changera pas trop. Non, la rotule c’est une menace blanche. D’ailleurs il se marre l’enculé.

– Vazy mon gars, explose.

– Je vous défonce l’autre !

Ah, le sourire a disparu. Boiter d’une jambe, c’est une chose, tu claudiques haut bas, haut bas, mais si je lui casse l’autre rotule, il va clauclaudiquer, ce sera encore plus ridicule : bas très bas, un peu haut, haut, bas, très bas, plic-ploc.

– Alors, on fait moins le malin papi.

– Le problème des jeunes, c’est qu’ils prennent la mouche pour un oui ou pour un non. On peut plus leur parler sans qu’ils interprètent tout mal, qu’ils trouvent tout louche. Les jeunes et les vieux, y a pas, ça diverge. Ils regardent à droite ou à gauche et nous plutôt derrière et…

Mais, c’est la journée des fous ou bien ? Y a Halloween et on m’a rien dit ? Pourtant, jusqu’ici, tout était normal.

Peut-être que je suis assis sur un banc qui attire les cons ? Doit être ça. Je me lève et je bouge.

– Allez, on ne va pas se fâcher monsieur. Je vous dis bonne journée et à bientôt.

Wow, si ma psy me voyait, si c’est pas de la gestion de la colère de compétition.

Je n’en reviens pas.

J’étais à deux doigts de lui arracher les genoux et je suis presque à lui filer une médaille.

Je pensais arrêter les séances, mais peut-être que je peux continuer un peu.

Ça fonctionne.

– Comment vous faites pour pas tomber ?

C’est pas vrai. Il me suit.

– … parce que vous devez voir votre pied droit à gauche, votre gauche à droite et du coup quand vous avancez, vous devez voir vos pieds se croiser, ça doit être perturbant. Non ?

– Ça doit être la remarque la plus conne depuis ce type qui a demandé à Joey Starr s’il avait un problème. Vous vivez dangereusement. Enfin, vous vivez, vous viviez parce que vous vous acheminez vers une fin de vie rapide. Douloureuse, mais rapide.

– Ça répond pas à ma question.

– Non, mais ça répond à une question plus existentielle que tout le monde se pose.

– Qui est ?

– Quand, où et comment vais-je mourir ? Je vous donne un indice « Aujourd’hui, dans un parc et ce sera un travail artisanal ».

Pas du tout impressionné le vieillard. Limite son regard me foutrait le trac, il me traverse, comme si j’étais pas là.

– Vous savez lire ?

Il me voit pas, mais il me cherche.

– Comment ça ?

– Vous louchez, vous n’êtes pas sourd. Alors, est-ce que vous savez lire ?

– Mais on n’a jamais vu ça ! Mais personne n’a jamais vu ça ! Je vous annonce que je vais vous buter et vous me demandez si je sais lire. Vous devriez courir, partir ou implorer grâce, pas me faire un quiz culture générale.

– N’empêche, vous savez ?

Je ne me suis jamais fait manger la tête comme ça. C’est nouveau. C’est fou. Fou... fou...

Et pourtant c’est fendard. Je peux pas m’empêcher de lui répondre.

Qui peut ne pas répondre à la question « vous savez lire ?». Même si c’est con, je dois répondre. À croire qu’il me manipule.

– Évidemment que je sais lire, c’est quoi cette question de merde !

– Évidemment, évidemment, non c’est pas évident. Votre œil droit est sur le premier mot, mais votre œil gauche est sur le sixième. Ou l’inverse, enfin, c’est pas évident du tout.

Je regarde autour de moi. Pas de caméra. C’est pas un jeu.

– Pourquoi ? Pourquoi vous m’emmerdez ? Je suis quand même pas le premier type qui louche que vous croisez ?

Qu’est-ce qu’il fait ? Il me tend un papier ce con.

– Lisez pour voir ? Je suis pas convaincu.

Ahahah je l’avais pas vu venir celle-là.

– Pas convaincu ? Pas convaincu !

La gifle est partie toute seule.

Merde. Autant pour la gestion de la colère.

Heureusement que j’ai pas frappé trop fort.

– C’est pour pas que je sache que vous savez pas lire la gifle ?

Il est incroyable. Je regarde son papelard

– « Je suis un connard de bigleux »

– Ah bah si, vous savez lire.

– Mais c’est de la préméditation ? Vous avez pris la peine d’écrire ce machin et de me suivre ? Ou vous avez une dent contre les gens qui louchent ?

Il regarde autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un ou quelque chose.

Je lui recollerais bien une petite mandale.

Pour le papier.

Bim.

Mais il bronche toujours pas. Faut que je monte en gamme.

Tiens je lui en remets une.

– Vos parents devaient pas vous aimer.

Mes parents, ils me lancent sur mes parents.

– D’où vous parlez de mes parents ?

– Vous fâchez pas, je compatis, c’est dur d’avoir des parents qui vous aiment pas !

– Mais mes parents m’aiment, mes parents m’adorent ! D’où vous sortez qu’ils m’aimaient pas ?

Il soupire genre désolé. Il est désolé pour qui ce golio ?

– Ça se soigne votre maladie ! Y a de la rééducation et tout, des exercices. Vos parents vous aimaient pas pour vous obliger à loucher.

Je vais pour parler, il secoue la tête

– Non, non, vous n’en avez pas fait, votre œil droit est collé à droite et votre œil gauche est collé à gauche. C’est le strabisme le plus divergent qui soit, me faites pas marrer. Donc de deux choses l’une, soit ils vous aimaient pas, mais vous me dites que c’est pas ça...

Et je me retrouve pendu à ses lèvres. C’est un sorcier vaudou ?

– Soit ?

– Soit ils sont complètement cons pour avoir laissé un gamin avec une tare pareil sans chercher à la corriger.

J’allais le claquer, je vous jure que j’allais le claquer. Lui faire manger sa rotule pétée.

Au lieu de quoi, je me suis mis à chialer comme un môme.

Jamais autant pleuré de ma vie.

Comme si le vieux pourri avait appuyé au bon endroit.

Comme si, comme s’il avait raison.

Ils m’aimaient pas.

Ou alors, alors ils m’ont laissé avec cette tare pour, pour que je reste dépendant d’eux, de leur amour.

Qu’est-ce que j’ai pu souffrir de cette maladie, ma vie a été détruite par ce strabisme, détruite. Ami, femme, boulot, tout a été moins bien, minoré, petit.

J’ai 33 ans, et aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été le bigleux, le loucheur.

J’ai perdu confiance en moi avant de l’avoir gagné.

À cause de mes parents, de mes parents.

Gestion de la colère mon cul, tu m’étonnes que je sois furax ! Mais j’ai trouvé, j’ai trouvé contre quoi, enfin contre qui j’étais en colère.

Mes putains de parents !

Il est passé où le vieux ? Que je le remercie ! Disparu.

***

Il tue ses parents : 8 ans de prison !


Pour découvrir la réalité :

http://www.lematin.ch/faits-divers/louche-huit-ans-prison/story/15628453

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