Chapitre 9 : Jusqu'au château du Roi

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Lorsque l'instant des retrouvailles arriva, le lendemain de leur arrivée, Théo n'en menait pas large. L'homme à l'encadrement de la porte était bien grand, en effet. Cousine Clarisse le fit entrer gaiement, c'en était déroutant. Elle qui semblait si distante au repas de la veille... Mais après tout, il est vrai qu'ils ne se connaissaient pas. De plus, elle avait fait venir une voyante pour amuser la soirée, et certainement pour épater la famille fruste qu'ils étaient. Cependant, la soirée s'était mal déroulée, et tout le monde était parti se coucher plus ou moins fâché. La sibylle avait prédit que l'enfant, Théo en l’occurrence, avait sur lui l’œil du Diable. Rien de ce qui pourra être fait ne lui permettra d'y échapper. Il était marqué. Et ça allait empirer. De ce fait, le petit-déjeuner du lendemain avait été des plus calmes. Quel changement donc, en voyant le cousin et la cousine faire preuve de temps de proximité. Lorsque ce fut au tour des époux, l'effusion parut affectée. Mais après tout, pouvait-on espérer mieux ? « Les choses se placeront avec le temps, il faut se montrer patient », avait assuré Élise.

- Allons mon fils, allons, encouragea l'homme que Théo découvrait autrement qu'en images. Le fiacre viendra nous prendre dans trois heures. Cela nous laisse bien le temps de ressembler à des hommes.

Si Théo ne comprit rien à ce que voulait dire son père, il n'en montra aucun signe. Il se tenait droit, prenant exemple sur son nouveau modèle de virilité à suivre.

- Où allons-nous Père ? Demanda-il timidement.

- Au barbier ! Un jour, tu verras que tu ne pourras plus te passer de ce genre d'homme. Il en va ainsi dans notre famille.

Cette fois, Théodore compris parfaitement. La grande barbe de son père ne laissait pas de place à la confusion. Un jour, lui aussi aurait sa grande barbe. Inconsciemment, il se gratta le menton. Il imaginait déjà le barbier. Ce serait un monsieur avec une barbe gigantesque, peut-être même qu'il y aurait des décorations incrustées, comme les petits nœuds de coiffures de sa mère. Ou même des pierreries. Pourquoi pas après tout ? L'homme s'affairerait partout à la fois, coupant une barbe par-ci, coiffant une mèche par-là, repositionnant un veston derrière, créant une moustache devant. Ça devait être très respecté un barbier, et très riche, puisqu'il a la mainmise sur l’allure des gens.

Pourtant, au grand étonnement de Théo, l'homme qui se présenta à eux n'avait pas un poil sur le caillou, ni sur le museau. Vêtu d'un tablier, celui-ci les accueillit joyeusement. Était-ce vraiment lui le barbier ? Où était le visage sérieux et broussailleux qu'il s'était imaginé ? L'homme-ci n’était qu'un imposteur, impossible autrement. Il fallait prévenir son père à présent, lui faire faire demi-tour avant que l'homme n'ait l'outrecuidance de toucher à sa belle barbe fournie. Mais comment s'y prendre ? S'il ne réagissait pas vite, il faudrait trouver un postiche alors... Mais est-ce que cela existait ? Pendant qu'il devisait ainsi en lui, le barbier installait son père sur un bon fauteuil, usé, mais confortable et propre. Il l'entoura d'un tissu épais, protégeant bien les habits, puis se mit à l’œuvre.

D'un geste élégant, il fit onduler une serviette près de l'oreille du gentilhomme qui avait déjà les yeux clos. Le bruit de tissu fit comprendre à Théo que ça commençait et à partir de là, il ne put plus détacher son regard de l'homme. Il posa la serviette qui fumait légèrement autour du visage et sur la barbe qui s’imprégnèrent aussitôt d'une fine couche d'humidité parfumée. Le barbier nettoya la peau avec la serviette. Après quoi, il prit dans un pot une espèce de produit dont il s'enduit les mains ; pas de nom inscrit, juste des fleurs gravées sur le contenant. Comment savoir ce qu'il se trouvait dedans ? Aucune importance pour le barbier, habitué, qui commença à masser la barbe et la peau des joues. Son père gardait les yeux fermés, confiant. Un bruit d'eau remué se fit entendre, c'était l'homme qui se rinçait les mains avant de venir poser une nouvelle serviette chaude sur le visage en attente. Il l'enveloppa totalement, ne dépassait que le bout de son nez. Théo aurait bien ri, mais l'atmosphère n'y était pas. Au lieu de ça, il regarda le barbier sélectionner soigneusement un coffret, et l'ouvrir. Il était le seul à voir ce qu'il y avait dedans et Théo en était bien curieux. Pourtant, il n'en sortit qu'un rasoir, et un blaireau aux poils soyeux. Ensuite, il ouvrit un placard de la hauteur du mur, comme on ouvre une porte de maison. À l'intérieur, des centaines de flacons de toutes sortes s’alignaient. L'homme en choisit un, en vida quelque goutte dans une gamelle et y ajouta une pâte jaunâtre. Il surprit sur lui le regard admiratif du jeune homme ; il se contenta d'un léger clin d’œil, puis rangea la fiole et reprit son mélange qu'il étala avec le blaireau. Il prenait son temps, étalant bien partout autour de la barbe, sur le haut des joues, à la base du cou, et du côté des oreilles. Le cœur de Théo fit un bond lorsqu'il le vit prendre en main le coupe-chou. Si l'homme suivait la trace de la mousse avec l'outil, il égorgeait net son père. Il posa un petit tissu blanc et commença le rasage. Un premier passage, Théo faillit fermer les yeux, certain que le sang aller couler, mais il résista. S'il se passait quoi que ce soit, il défendrait son père. Heureusement, rien de fâcheux n'arriva. En quelques coups de rasoir, la barbe prit un aspect plus net. Il n'y avait plus de poils dissidents sur les joues, sur le cou, ou derrière les oreilles. Un nouveau linge humide vint enlever le surplus de pâte. Puis les coups de ciseaux suivirent. Hop-hop-hop, et c'était fini.

- Tiens mon garçon, l'interpella le barbier, en lui tendant une petite brosse, tout en retirant le petit tissu, plein de poils désormais.

Théo s'en saisit sans trop comprendre.

- C'est pour que tu brosses mon cou et ma barbe, pour faire tomber les poils, lui expliqua son père en souriant.

Il s'appliqua donc à la tâche, essayant de bien faire. Puis l'homme reprit sa place, sortant alors de sa poche un beau peigne d'or et ordonna les poils convenablement. Enfin, le grand homme fut relâché. Vint le tour du fils.

Lorsqu'il grimpa sur le fauteuil, la place chaude de son père l'enlaça d'emblée. C'était à lui de ressentir les choses. Il ferma les yeux et écouta l'homme secouer la serviette chaude à côté de lui, il l'écouta s'enduire les mains, il sourit en sentant ses joues malaxées, découvrit les senteurs des huiles utilisées. Puis vint le temps du rasoir. Là, l'inquiétude pointa... Il s’attendait à ressentir une lame froide, mais absolument pas. Il n'y eut qu'une tranche légèrement arrondie, passant sur toute la partie basse de son visage. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il vit l'homme faire couler d'une grosse feuille épaisse un liquide verdâtre, qu'il étala sur la peau de Théo.

- Et voilà jeune homme. Vous êtes prêt !

Théo passa les mains sur ses joues et fut satisfait de constater que le travail était bien fait. Son père tendit une bourse au barbier qui la vida dans la poche de son tablier. Tout le monde était heureux, souriant et satisfait. Ce n'est qu'une fois dehors que Théo se souvint qu'il n'avait pas de barbe. Un léger duvet, éventuellement. Il se tâta le dessus des lèvres, la douceur velue était toujours là. Fallait-il se satisfaire du non-travail du barbier ? Très certainement. Il était un homme, à n'en point douter. Et puis maintenant qu'il se promenait en ville, les marchands parisiens l'attiraient bien plus. Il avait de folles envies de dépense. Toutefois, son père interdit la nourriture. Hors de question de se tacher. Finalement, il fut convenu d'entrer dans une librairie. Théo reçut l'ordre de choisir un livre pour ramener à la campagne. Il prit le temps de réfléchir. Peu intéressé de prime abord, il se souvint avoir promis de ramener un cadeau à une certaine demoiselle. Toute l'armoire du barbier lui aurait plu, sans doute. Mais l'occasion était aux livres. Il fallait bien choisir.

Le manuel du fossoyeur ? Hum, non ! En maraude avec les monstres, d'un certain Lockhart, l'auteur avait l'air si prétentieux... Non. Le livre des prophéties... Il s'éloigna aussitôt. Trop effrayant.

-  Ha ! S'exclama-t-il, en saisissant un livre intitulé Du bout des doigts, joliesse en herbologie, de Laureen. A. Voilà qui serait parfait.

En revanche, il fallait encore convaincre son père de payer. Par chance la rangée d'en face contenait de gros livres historiques, avec des couvertures de cuir. Un coup d’œil au libraire le rassura. Celui-ci était en grande conversation avec son père, à propos de pamphlets.

En deux temps et trois mouvements, la couverture de cuir était sur le livre choisi. Le livre, trop fin, laissait trop de moue. Alors Théo attrapa un livre au hasard pour combler l'espace. Restait désormais à passer le libraire. L’homme pouvait encore ouvrir le livre, ne serait-ce que pour voir le prix, et du même coup, se rendre compte que ce n'était pas le bon. Théo s'avança tout de même, hésitant. Son père et l'homme n'en finissaient pas de discuter, chacun défendant une opinion différente.

-  De la qualité, voilà ce que j'imprime. Je ne fais pas dans l'outrage de ces dames. Du cuir Monseigneur, voyez la qualité des pages, voyez, argumentait le libraire en saisissant le livre choisi.

Théo le regardait avec horreur secouer son livre en tous sens, sous le nez de son père.

- Beau oui, mais que contient-il, hein ? De quoi sont remplies ses pages, je peux savoir ? Encore des fariboles et ces honteuseries de Diderot ou qui sais-je encore ?

Son père attrapa le livre et observa farouchement la couverture. Théo avait le cœur au bord des lèvres.

- Hum... Géographie de nos régions, ce n'est pas philosophique au moins...

- Non mon Père, je vous assure...

- Qui plus est, votre mère m'a parlé de vos faiblesses en la matière, c'est un bon choix.

Il balança les piécettes à l'homme en colère et lui tourna le dos sans plus un mot. Théo, gêné, salua docilement et s'enfuit sur les pas de son père. Son contentement dépassa bien vite la gêne précédente. Il avait un cadeau pour la fillette. C'était bien. Mais il fallait quelque chose en plus. Un livre, à nouveau... Elle se dirait peut-être qu'il la prenait pour une petite sotte. Mais nullement.

Devant une brasserie, son père s’arrêta en hélant bruyamment un compère. L'homme, chope en main, retint un éclat de surprise. Les deux acolytes, ravis, s'assirent. Théo, en trop, fut invité à aller baguenauder ailleurs, avec quelque argent à dépenser. C'est ainsi qu'il se retrouva une heure plus tard avec un journal plié en coupe, rempli de fioles de saule blanc, de sauge en poudre, il avait même trouvé du sel pas cher en sachet, même pas humide le sel. Il avait une orange aussi. Et encore un sachet de cannelle.


Trois jours plus tard, tandis qu'il repartait avec sa mère, alors que son père restait à Paris pour terminer ses affaires en cours, Théo se sentait l'homme le plus heureux de la Terre et son sourire épanoui ne le quittait pas. Marie-Belle était ravie que la rencontre avec le Roi ait eu un tel effet sur lui, mais il n'en était rien. L'audience du Roi avait duré une dizaine de minutes, quinze tout au plus. S'il avait été impressionné ? Oui, et pas qu'un peu. Le jardin lui paraissait sans fin et le château était pour Théo l'occasion d'accueillir tout un village. On lui avait bien dit que c'était très grand... Mais il n'avait pas saisi à quel point. Le Roi, lui, lui avait semblé bien mal en point. Un vieil homme dans des vêtements plus que riche, d'un luxe incroyable... En dehors de ça, rien de bien passionnant. Sa Majesté avait parlé, son père avait dit par deux fois « Oui, Sire », puis d'autres gens étaient intervenus. Enfin, sa majesté s'était retirée pour des affaires privées. Aucun intérêt.

En revanche, les camelots étaient partout et il avait fait un dernier achat. Il s'était sans doute fait avoir avec la poudre de momie, mais peu importait. Il avait appris ce qu'était une momie ! Il avait hâte d'en parler à Élise. Quant à la fille de la tour...

Elle allait lui sauter au cou !

L'idée le fit rire... Puis réfléchir. Il se demandait bien ce qu'elle avait pu faire pensant son absence.

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