Retour à la normale

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Début octobre

L'enquête piétinait. La capitaine m'avait téléphoné à trois reprises au cours des deux mois écoulés depuis ma déposition. La première pour m'informer que la forêt de Reichshoffen mesurait 1261 hectares réparties sur trois massifs et qu'aucun site souterrain militaire n'y était référencé - c'était sa théorie sur le lieu de ma détention. La seconde pour me dire que les recherches sur Maryem était une impasse. Son père de Maryem était décédé. L'ainé des frères, aux États-Unis, ne répondait pas à leurs appels, le second était mort dans un accident de la route et le plus jeune ne se rappelait qu'à peine sa frangine et « s'en fichait visiblement pour parler poliment ». La dernière pour me demander si aucun souvenir en lien avec ma fuite ne m'était revenu. Chaque fois, elle me demandait si ça allait, si je dormais bien - bof, et si j'étais toujours à distance des événements chez mes parents dans le Sud. Lors de ce troisième appel, je lui annonçais ma décision de reprendre le cours de ma vie: reprendre ma thèse si l'école doctorale et l’institut acceptait. Elle ne me dit pas que je serai en sécurité - ç’eut été mentir, ni d'être prudente - elle savait que les rescapés ont tendance à la paranoïa, elle me fit promettre d'établir un rituel avec mes parents pour que tout incident -récidive - soit rapidement détecté. Je raccrochais en soupirant. Si il n'était pas attrapé, était-ce cela qu'aller devenir ma vie? Avec un fil à la patte pour ma propre sécurité et des nuits hantées par le labyrinthe, les visages de Camille et Maryem. La liberté n'avait pas exactement le goût que nous lui avions prêté avec Camille. Je m'en voulus aussitôt de cette pensée, puis m'en voulut de m'en vouloir. Il fallait que je reprenne pied dans la vie banale du commun des mortels.

J'avais dès le lendemain mon premier rendez-vous chez un psy à dix minutes du bar où tout avait commencé. Je voulais discuter avec elle de mon "retour à la vie d'avant", me préparer aux questions des collègues ou à leur silence plein de mots retenus. Serais-je capable de me plonger avec autant de passion sur mes recherches? Je ne le saurai que lorsque j'aurai essayé. Et si j'échouai. Après tout, ne serait-ce pas une certaine forme de liberté? Tout recommencer. Ou serait-ce une fuite? J'avalais deux cachets d’anxiolytique prescrit par mon médecin de famille. «Un pas après l'autre, ma fille» avait-il professé sur ce ton que seul un homme vous soignant depuis le berceau peut se permettre avec ses patients.

Trois semaines plus tard

Étonnant comme on s'attache à des détails, après. Je ne m'étais jamais tellement posé la question de ma tenue pour voir le professeur Mathé. Et si cela avait été au labo, je n'y aurais peut-être pas attaché importance. Menteuse! Trois semaines que je suis de retour au labo. Chaque jour, les épaules moins crispées. Le jour de la reprise, j'ai in fine mis quarante minutes (toujours la joie de mesurer le temps) à choisir ma tenue pour ce retour. Sérieux mais pas trop. Normal alors que rien ne l'était. Seulement mon mentor était absent. Elle ne faisait pas partie du lot de 'retrouvailles' du jour. Elle prenait toujours une semaine de congés à cette période de l'année suivie d'une semaine complète d'enseignement. S'y ajoutait cette année le séminaire d'Annecy où elle était conviée comme oratrice. Bref, je ne m'attendais plus à la voir avant quinze jours au moins. Le temps pour moi de replonger dans l'univers des sciences humaines et de ma thèse en particulier.

Quelle surprise en lisant son mail dès son retour de congé alors que débute sa semaine d'enseignement. Un mail court - toujours, et assortit d'une invitation à la visiter à la Vieille Faculté de Dijon pour discuter de deux trois idées qu'elle avait eues en mon absence. Et je le devine- je la connais, s'assurer que j'ai encore la flamme, même si ce n'est pas dit. J'ai donc un peu d'importance pour elle. Mon école doctorale étant à Grenoble, je n'y ai jamais mis les pieds. Un M2 m'a dit que les bureaux des enseignants-chercheurs sont pittoresques. «Côté isolation, c'est glacial, par contre côté architecture et cliché du professeur entouré de livres à reliures enluminées, cela vaut le détour. Et la bibliothèque...». Du coup, je suis venue plus tôt pour visiter. Seulement n'étant pas de l'université, je n'ai droit qu'à un parcours guidé de dix minutes à peine. Mes yeux s'égarent sur les peintures, la verrière, les rayonnages. Quel dommage de ne pas pouvoir parcourir la pièce. Le guide m'indique que seuls les lecteurs - donc universitaires locaux- ont accès libre à la salle. Je reste coincée à côté du vigile, dépitée. Je repasse devant le bureau d'accueil.

«Madame, les visites ne sont plus possible» commence le standardiste avant de se reprendre «ah, vous étiez avec Cyril pour la visite non? ». Il m'a reconnu. Je lui indique avoir rendez-vous avec le professeur Mathé. Il m'annonce par téléphone puis me guide vers son bureau. Quelques escaliers plus tard, la moquette neutralise nos pas et il toque à la porte. Celle-ci s’entrouvre:

— Merci monsieur Coacriss. Entre Lydie.

Elle se lève et contourne un bureau ancien pour refermer la porte derrière moi et me serre brièvement la main en me détaillant rapidement. C'est la seconde fois que je lui serre la main. La première date de notre premier rendez-vous post-acceptation de la thèse. Pas très tactile.

— Bonjour. Asseyez-vous. La reprise s'est bien passée. Pas d'inopportun, j'espère. Vous m'avez l'air opérationnelle.

J'avais oublié son débit dense et son discours sans fioriture. Pas de question rhétorique du type «ça va? » dont la réponse ne l'intéresserait probablement pas. Un bourreau de travail. C'est rassurant. Au labo, les gens suppurent la pitié ou l'inquiétude, je ne sais trop. Ils sont tous gentils, comme avec un mourant. Il n'y a qu'elle pour ne rien changer. Ah! Si! Waouh, elle me met dans les mains une tasse d’eau chaude.

— Lydie, je vous parle.

Oups, j'ai dû perdre le fil une seconde.

— Excusez-moi. J'admirai votre bibliothèque.

— Que nenni. Vous me dévisagiez l'air absent. Je disais Bio Relaxant ou Detox?

— Detox s'il vous plait. Merci.

Elle prend sa mesure à thé et la place dans ma tasse. Puis me contourne et fourrage dans le bas du meuble.

— J'ai une autre boule à thé quelque part. Oh puis tant pis. Comme je l’indiquais dans mon mail, j'ai eu quelques idées. Laissez-moi mettre la main sur mes notes.

Ainsi il lui arrive d'égarer ses affaires. Une humaine en fin de compte. Je sirote tranquillement pendant qu'elle se rassoit dans son fauteuil les mains vides. Elle m’observe en silence. Du coup, je me dis que j'ai encore dû perdre le fil.

— Euh, vous dis...

Mon élocution est misérable. J'ai chaud aussi. Le thé sans doute. J'enlève maladroitement ma veste.

— Je suis ravie de vous voir Lydie. Vous avez décidé de reprendre votre thèse. Je n'en attendais pas moins de vous. Maryem pensait que Camille gagnerait mais j'ai toujours su que ce serait vous.

Mon cœur rate un battement au nom de Camille. J'aimerai bouger, impossible. Je suis trop molle.

— Vous voyez Maryem était furieuse. Vous n'avez pas vraiment choisie de vivre, c'est Camille qui a abandonné. Maryem dit que d'une certaine manière, c'est elle qui a gagné. Je ne suis pas d'accord. Quand on est mort, on a perdu.

Elle rit. Un rire de fillette. Je ne l'avais jamais entendu ou vu rire.

— Ah Lydie, ce sont les vivants les gagnants. Ceux qui avancent encore. Maryem avait néanmoins raison, c'était trop facile pour vous. Nous avons donc décidé que vous ne seriez une battante que si vous continuiez à avancer. Et vous voilà. Pleine de myorelaxant et avec une profonde envie de dormir. Ne vous inquiétez pas. Je veille sur vous. Vous êtes précieuse.

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