Chapitre 2: Raegar (1/2)

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— Je voudrais remonter le torrent que vous appelez le Drek, embrayai-je après les formalités d’usage. On m’a dit que vous pourriez m’aider.

De l’autre côté de la table en acier, Adicée Leidar haussa un sourcil alors que la vie du bar de fortune suivait son cours. Les commerçants locaux m’avaient vanté les qualités de guide de cette femme, mais maintenant que je la voyais enchainer les verres de gnôle dans une tenue plus adaptée au racolage qu’à la montagne, j'avais de bonnes raisons de croire à une mauvaise blague.

— Je ne sais pas si vous êtes au courant, fit-elle avec un raclement de gorge qu’on pouvait apparenter à un rire, mais Confluence est en guerre avec la vallée du Drek. Les échanges avec l’enclave sont strictement interdits et l’entrée est bloquée par des gardes à la gâchette un peu trop facile à mon goût.

— Je suis au courant, c’est pour ça que je cherche quelqu’un pour nous faire contourner les barrages.

La prétendue guide émit un nouveau ricanement, avant de secouer la tête en faisant voler les deux mèches blondes qui lui tombaient de part et d’autre du visage. Alector l’aurait trouvé mignonne, mais pour ma part ses charmes m’intéressaient moins que ses talents.

— N’est-il pas possible de passer par un col ou une vallée voisine ? insistai-je.

— C’est possible.

Elle plongea le nez dans son verre, lorgna vers ma canne métallique appuyée contre la table, puis releva les yeux vers moi.

— Mais ce n’est pas le plus raisonnable dans votre état.

— Je peux marcher, sifflai-je entre mes dents.

— Vous ne pourrez pas vous permettre de boiter sur un pierrier, monsieur.

— Je peux. Marcher, crachai-je avant de lancer un regard appuyé vers son décolleté. Et pour ce qui est de la montagne, je me soucierai plutôt de ne pas prendre froid à la gorge si j’étais à votre place, madame.

Je m’attendais à ce qu’elle réagisse, j’aurais même aimé qu’elle réagisse, mais elle se contenta d’un rire sec et recommença à boire. Un peu plus loin deux hommes la hélèrent pour lui faire signe de s’asseoir à leurs côtés, ce qui m’arracha un grondement rageur.

— Si je cherchais une prostituée j’irais en voir une avec une file d'attente moins remplie, grommelai-je. J’ai besoin d'un guide pour passer les barrages, alors est-ce dans vos cordes ou est-ce que vous comme moi nous perdons notre temps ?

Elle ne répondit pas, le regard perdu dans le vide. J’étais prêt à me lever lorsqu’elle prit enfin la parole.

— C’est possible.

Elle finit son verre, fit signe aux deux hommes d’attendre, puis se tourna à nouveau vers moi, les deux mains serrées sur sa choppe vide. Elle prit une profonde inspiration avant de continuer.

— On peut remonter la vallée de l’ouest sur une centaine de kilomètres, puis passer par un col pour redescendre vers le Drek, fit-elle d’un ton plus sérieux que jusqu’alors. Je l’ai déjà fait, je connais les deux vallées, mais il m’a fallu dix-sept ans pour quitter ce trou à rats alors il va me falloir plus que quelques sarcasmes pour me convaincre d’y retourner.

Pour seule réponse, je me contentai de porter la main à la ceinture et de décrocher l’un des objets circulaires qui s’y alignaient, dissimulés sous mon cache-poussière. La guide écarquilla les yeux lorsque je le posai sur la table. Elle dut presque s’allonger sur le métal pour s’en emparer.

— C’est une cell…

— Je sais ce que c’est, trancha-t-elle en détaillant le disque ancien sous toutes les coutures avant de me jauger du regard. Mais ça payera à peine la moitié du trajet. Et je ne parle que de l’aller.

C’était de l’arnaque pure et simple. J’aurais certainement dû m’insurger, mais la fin du voyage me rendait assez fébrile pour me laisser avoir.

— Nous en avons trois autre, déclarai-je à contre-cœur. Elles sont toutes à vous si nous arrivons à bon port.

Elle me détailla de haut en bas, s’attardant sur la ceinture en travers de ma poitrine et le boitier métallique plat fixé sur mon épaule droite, avant de faire disparaître la cellule dans sa poche. Son regard se perdit vers le fond du bar.

— Combien de personnes ? souffla-t-elle d’une voix à peine audible.

— Deux.

Elle acquiesça.

— Il y en a pour deux semaines de marche, continua-t-elle lentement. Nous passerons par un glacier et il arrivera que nous ne trouvions ni eau ni nourriture pendant plusieurs jours. Chacun porte ses affaires, alors démerdez-vous pour avoir tout ce qu’il faut. Rendez-vous devant la porte sud demain matin à six heures. Et pas à mot à qui que ce soit.

J’acquiesçai avec un sourire de satisfaction et m’emparai de ma canne pour me relever. J'allais partir lorsque la voix de la guide me força à m'arrêter.

— Ah, et j’espère que vous ne craignez pas trop les ruines.

Je dus ravaler un ricanement avant de me retourner, appuyé de la main gauche sur une canne bardée de bobines et de mécanismes de l’ancien monde.

— Je crois que ça devrait aller, raillai-je.

*

L’arc électrique lécha le métal. Les étincelles volèrent autour de moi à mesure que l’électrode soudait entre eux une chaîne et un éclat rouillé ramassés dans la rue. Cela faisait une bonne heure que je m’affairais ainsi, assis sur une pile de parpaings à l’ombre d’une bicoque.

Autour de moi, la vie suivait son cours entre les taudis de tôle. L’air vibrait du bruit des machines, marchands et clients négociaient âprement, deux hommes réparaient un toit un peu plus loin, tandis que des gamins jouaient avec une balle en criant beaucoup trop fort.

En quittant Surma deux ans plus tôt, j’avais espéré que la situation ici serait un peu meilleure. À tort. De ce que j’avais entendu, Confluence disposait d’assez de terres encore fertiles pour nourrir les deux à trois cent mille personnes vivant l’intérieur de ses remparts. Pour les autres s’entassant au pied des murs, il fallait se contenter des restes.

On nous avait vendu un paradis, Alector et moi n’avions découvert qu’un champ de tôles de plus où on crevait de faim comme n’importe où ailleurs. Mais qu’importe. Nous ne restions pas de toute façon. C’était juste décevant.

Quelque chose me fit sursauter en s’écrasant contre le mur juste à côté de ma tête. Mon électrode ripa et passa à quelques centimètres de mes doigts. Je coupai l’alimentation et relevai mes lunettes teintées pour découvrir une balle de tissu trainant à mes pieds et quatre gosses accourant en riants. Ils se figèrent un à un, cloués sur place par des yeux si enfoncés dans leurs orbites qu’ils se résumaient à deux trous sombres. Leurs regards s’écarquillèrent de terreur face à mes doigts et mon visage cadavériques, mais surtout aux câbles et appareils soudés sur ma canne et ma ceinture.

Je devais bien admettre que j’avais moi-même du mal à reconnaitre le spectre amaigri que ces deux dernières années avaient fait de moi, mais leurs expressions effrayées ne firent que m’énerver un peu plus. J’aurais probablement grillé cette foutue balle d’un arc électrique si je ne m’étais pas rappelé que, dix ans plus tôt, moi aussi j’avais peur de l’ancien monde et des spectres des ruines, et que moi aussi je ne demandais qu’à jouer.

D’un coup de pied, j’envoyai leur balle rouler dans la boue et rabattis mes lunettes pour me remettre au travail.

Il me fallut encore un bon quart d’heure pour achever de souder ce qui devait nous servir de crampons de fortune. Ces vulgaires amas de chaines et d’échardes de métal pèseraient une tonne dans nos sacs, mais devraient nous éviter de glisser comme sur la dernière coulée de glace. Je consolidai l’ensemble autant que je le pouvais, jusqu’à ce qu’Alector revienne de la chasse.

Je l’entendis bien avant de le voir. Où qu’il aille, mon compagnon était précédé par le silence. Un silence soufflé, apeuré, suivi de murmures timides et des cliquetis métalliques de son sac. Alors seulement, on le voyait battre le sol de ses bottes ferrées. Une carrure de mercenaire, une veste en cuir dans laquelle j’aurais pu rentrer deux fois, des dreadlocks attachées à l’arrière du crâne en un chignon à demi-défait, un couteau de chasse à la ceinture et un fusil toujours prêt à être tiré le long du sac. Shintar sauvegarde ceux qui n’avaient pas compris le message.

La foule s’écartait sur son passage, et Alector en rajoutait des caisses à grand renforts de regards sombres. J’avais beau savoir qu’il s’éclatait comme un gamin, je ne pus retenir un sourire triste en le voyant approcher. Les autres voyaient une brute, moi je voyais un fantôme. Ses bras autrefois plus larges que mes jambes avaient fondu, tandis les os de son visage saillaient tellement qu’on pouvait en deviner la blancheur sous sa peau d’ébène. À vrai dire, je crois que la seule chose que le désert n’avait rongé jusqu’à la moelle, c’était son moral. Ce qui n’étais déjà pas mal.

Je tirai sur mon câble pour actionner l’enrouleur et accrochai ma lampe à souder à sa place sur la large ceinture qui m’enserrait la poitrine, de l’épaule droite à la hanche. Les crampons disparurent dans mon sac, et je me lançai à la suite d’Alector en boitant sur ma canne.

Mon genou droit me lançait affreusement alors que je suivais mon compagnon à l’écart du bidonville, mais le pire était l’angle entre mon épaule gauche et ma nuque. Cela faisait presque trois ans que mes muscles s’y rigidifiaient, me forçant peu à peu à rester coincé, la tête penchée de côté. Toute la zone avait recommencé à me brûler un peu plus tôt dans la journée, comme avant chaque poussée de la maladie.

Finalement, Alector s’arrêta au bord de la rivière, dans ce qu’il restait d’un bâtiment détruit dépassant du champ de terre battue. Les quatre murs de béton étaient à demi effondrés, rongés par la guerre et le temps, mais les superstitions qui entouraient les ruines devraient nous garantir une nuit tranquille.

Je m’installai contre un pan de toit tombé au sol et me laissai aller en arrière, la main crispée sur la nuque.

— Mal ? fit Alector en s’asseyant en face de moi.

— Pour l’instant ça va, maugréai-je, mais je suis parti pour une bonne nuit blanche.

— Parfait, je te laisse les deux tours de garde du coup.

Il ne parvint pas à me faire rire, mais me fit au moins souffler du nez. C’était ce que j’aimais chez lui. Pas une seule fois il ne m’avait plaint. Il m’avait suivi dans ce voyage insensé et m’écoutait parler de la décrépitude progressive de mon corps depuis près de dix ans, mais il trouvait toujours une connerie à répondre.

Certes ça ne servait à rien, mais ça avait au moins le mérite de m’empêcher de me morfondre.

— Alors, fis-je pour me détourner de la douleur qui irradiait dans mon épaule gauche, qu’est-ce que tu nous as trouvé ?

Il se frappa les genoux avec une exclamation de joie avant de plonger dans son sac pour en déballer les produits de sa chasse.

— On a des céréales non identifiées, des graines que j’imagine être du chanvre, quelques légumes presque pas moisis et j’ai même réussi à dégoter de la viande séchée.

— Ouh, grand luxe, fis-je avant de réaliser que j’avais réellement l’eau à la bouche. C’est quoi comme bestiole ?

— Chais pas, mais c’est peut-être pas plus mal. J’ai vu courir des machins qui feraient passer le rat pour de la viande de qualité. En bref, dit-il en reprenant son inventaire, l’important c’est surtout…

Il plongea la main dans son sac, la garda au fond une seconde pour se faire désirer, puis dégaina une flasque en verre d’un air triomphal. Le liquide marron qui s’y agitait ne laissait aucun doute sur sa nature.

— Tada !

— J’y crois pas, ricanai-je. On n’est pas foutus de trouver un lit où passer la nuit, mais tu nous dégottes de l’alcool ?

— T’avoueras que c’est plus simple à voler qu’un lit.

Je ris de bon cœur et lui tendis ma gourde vide pour qu’il me serve une copieuse rassade du liquide aux relents acides. Je le regardai faire avec un sourire en coin. Nous étions seuls entre quatre murs effondrés, affamés, éclairés par la pâle lumière du monde qui se dévoilait lentement par-delà le toit écroulé, et pourtant je n’aurais voulu être nulle part ailleurs.

Alector leva sa gourde avec un grand sourire.

— À la fin d’une étape.

— Au début de la prochaine, répondis-je.

Les récipients s’entrechoquèrent bruyamment alors que nous achevions à l’unisson.

— Et à l’arche !

*

La nuit fut des plus déplaisante. Comme prévu, ma nuque me garda éveillé des heures durant, avant de me laisser rattraper un peu de sommeil juste avant l’aube. Malgré tout, j’avais l’impression de marcher au ralenti lorsque nous retrouvâmes notre guide au petit matin.

Celle-ci avait délaissé sa tenue de la veille pour un pantalon épais et un manteau rapiécé en cuir, fermé jusqu’en haut pour faire face à la fraicheur matinale. Elle bondit de son rocher à notre arrivée, s’empara de son sac et de ce qui ressemblait à une arbalète, puis se mit en route avec une raillerie vis-à-vis d’un prétendu retard.

Il nous fallut presque une journée pour traverser la rivière et l’étendue de terre stérile qui nous séparait de la plus occidentale des trois vallées. Les montagnes, au début semblables à de grosses collines parfois ponctuées de taches d’herbe rachitique, gagnaient en altitude à mesure que nous nous éloignions de Confluence jusqu’à me faire sérieusement douter de la faisabilité de notre entreprise. Nous en avions pour plus de cent cinquante kilomètres de marche, et tout dans la raideur des parois et les langues glacières qui en coulaient nous promettaient deux semaines difficiles.

Nous entamâmes l’ascension avant la nuit, et pûmes bientôt contempler l’intérieur de la cité close dont nous nous éloignions, construite sur un plateau surplombant la confluence des trois rivières. D’innombrables bâtiments s’agglutinaient sur tout le pourtour interne du mur de pierre, tandis qu’au cœur de l‘enceinte, les tons ternes de la terre cédaient place à une explosion de verdure.

Cultures, serres et élevages s’étendaient là sur des kilomètres et des kilomètres carrés, dépassant de loin tout ce que j’avais pu imaginer.

— Putain de merde, souffla Alector avec un sérieux que je ne lui avais jamais vu. Y’aurait de quoi nourrir Surma pendant dix ans…

Je ne trouvais aucun moyen de le contredire, et me concentrai sur l’est de la ville avec un froncement de sourcil. Là, une colonne d’hommes réduits à des petites points sombres sortaient des remparts pour se diriger vers la vallée opposée à la nôtre. J’interpelai la guide qui marchait un peu devant nous.

— Eh, c’est quoi ça ?

— L’armée de Confluence, cracha-t-elle avec un regard en arrière. Ils vont attaquer la vallée de l’Est. Quand elle sera tombée, ça sera au tour du Drek, alors quoi que vous comptiez y faire vous avez intérêt à le faire vite.

Je détaillai encore la colonne de plusieurs centaines d’hommes pour remarquer la présence de machines à moteur, avant de revenir à la charge.

— Tu dis ça comme si Confluence avait déjà gagné.

— Ils vont gagner, soupira-t-elle. Qu’est-ce que tu veux que trois pécors fassent face à la technologie des anciens.

— Ils ont des armes anciennes ? fis-je avec un intérêt teinté d’inquiétude.

— Quelques-unes. Directement tombées du ciel à ce qu’on dit.

— Tombées du…

— C’est ce qu’on dit.

Son ton tranchant me fit comprendre qu’elle n’en savait pas plus.

— Pourquoi s’en prendre aux vallées ? s’enquit Alector.

— À cause des terres. La plupart des zones en hauteur sont encore fertiles.

— Comment ?

— Et comment tu veux que je sache ? bougonna-t-elle en haussant des épaules. Faut croire que le poison aime pas les montagnes, c’est tout.

Le pire, c’est que la vérité n’était peut-être pas si éloignée. Ces deux dernières années, les quelques îlots de végétation que nous avions rencontrés étaient quasi systématiquement situés sur des points hauts ou hors des zones d’écoulement. J’en étais venu à suspecter que le poison des sols, quel qu’il soit, se propageait par les eaux de ruissellement.

Ça restait une hypothèse, mais si les anciens savaient quoi que ce soit à ce sujet, nous serions vite fixés.

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