Chapitre 2 : Raegar (2/2)

11 minutes de lecture

— Surma ? répéta la guide avec un haussement de sourcil. Jamais entendu parler.

— C’est plutôt normal, répondit Alector. C’est une ville portuaire à l’isthme des Terres Pâles, très loin au sud-ouest.

— L’isthme ?

— La bande de terre qui relie les deux continents.

Adicée haussa la tête avec l’air de celle qui apprenait un terme qui ne lui servirait probablement jamais, avant de regarder où elle mettait les pieds. Nous avancions depuis deux jours sur un sentier à flanc de vallée. Par endroits, le chemin était assez large pour que nous puissions marcher à trois de front, et d’autres fois si étroit qu’il fallait se plaquer à la roche pour ne pas tomber.

— Et donc, reprit-elle en se baissant pour passer sous une barre rocheuse, vous allez me faire croire que vous avez fait trois mille kilomètres à travers le désert sans que ça vous vienne à l’esprit de passer par la mer ou de prendre un convoi ?

— On était très motivés.

— Et surtout sans un rond, raillai-je. Il nous aurait fallu à peu près autant de temps pour amasser de quoi payer le trajet que pour le faire à pied, alors le choix était vite fait.

— Et puis un peu de tourisme n’a jamais fait de mal, ajouta mon compagnon. Ça nous a permis de visiter quelques ruines en chemin.

Adicée lâcha un rire sec.

— Je vous déconseille d’approcher les ruines dans la région. Elles sont toutes hantées.

Alector se retourna avec un sourire en coin, le regard pétillant d’impatience.

Oui, ça sentait bon. Depuis notre entrée dans la vallée, les ruines n’avaient fait que se multiplier. C’étaient désormais des vestiges de villes entières qui s’offraient à mes yeux. Les squelettes de béton, d’acier et de verre usé par les temps et la pluie se dressaient au fond de la vallée, à plusieurs de centaines de mètres sous mes pieds, ou se fondaient dans les parois des montagnes pour nous dominer de la hauteur de leur gloire passée.

Il y avait là des milliers de vestiges, mais aucun ne m’intéressait autant qu’un groupe de tours de béton qui se dressaient au loin à flanc de vallée. Leur forme était assez proche de celle du centre de recherche qui nous avait mis sur cette piste pour me faire frémir d’impatience. Mais aussi motivé que je sois, ma jambe ne me permit pas d’aller beaucoup plus loin ce soir-là.

Nous installâmes nos toiles de tente peu avant la nuit contre un bloc rocheux, Adicée refusant catégoriquement d’approcher d’une large ruine qui nous auraient pourtant offert un meilleur abri. Je me laissai aller au sol dès que ce fut fait, la main crispée sur mon genou qui me lançait affreusement. J’avais beau dire ce que je voulais, la marche n’aidait pas.

— Comment tu t’es fait ça ? demanda Adicée en mâchonnant un lambeau de viande offert par Alector.

— J’ai pris une balle perdue, grondai-je.

— Et ça t’as aussi flingué la nuque ?

La guide me dévisageait en haussant un sourcil, les coudes appuyés sur les genoux et le visage encadré de mèches blondes. Par réflexe, je voulus éluder la question mais me résignai finalement. Si nous devions encore voyager ensemble pendant deux semaines, autant qu’elle sache à quoi s’en tenir.

— Mes muscles se transforment en os.

Elle arrêta de mâcher, mais ne laissa rien paraître pour autant.

— D’ici peu ma nuque sera complètement bloquée, poursuivis-je d’un ton morne, puis ce sera au tour de mes épaules, mon dos, mes bras, mes jambes et tout ce que j’aurais pu me blesser entre temps.

Adicée resta les mains serrées autour de son morceau de viande, avant de prendre la parole d’une voix hésitante.

— Ma mère a soigné quelqu’un comme toi avant ma naissance. Un homme de pierre. Il est mort quand ses côtes ont arrêté de bouger.

— C’est justement ce que j’essaye d’éviter.

— Si tu cherches un remède dans la vallée, tu perds ton temps. Y’a rien d’autre là-bas que des glaciers, des mines et des bouseux.

— Personne ne peut m’aider, ricanai-je tristement, pas à notre époque en tout cas. Les seuls à pouvoir le faire sont les anciens.

Elle s’apprêta à rétorquer, mais fut interrompue par Alector.

— On dirait que tu connais bien le Drek ?

— J’y suis née, ouais, cracha-t-elle. Et j’y serais morte si je ne m’étais pas tirée de là.

— C’est pire que les taudis de Confluence ?

— T’as pas idée.

Elle finit d’avaler son repas et se releva avant qu’il ne puisse insister.

— Je vais faire du repérage pour demain. Je serai de retour avant la nuit.

Sur ce, elle nous tourna le dos pour s’engager sur le sentier. Je la regardai s’éloigner avec un mélange de sentiments indescriptibles, captivé par le mouvement d’une longue natte ondulant dans son dos. Je laissai mes yeux se perdre sur elle, avant de remarquer qu’Alector faisait de même.

Nos regards se croisèrent.

— N’y pense même pas, me mit en garde mon compagnon.

— Bien sûr que j’y pense.

— Mec, tu pourrais même pas la suivre si elle marchait normalement.

La pointe de ma canne s’écrasa malencontreusement sur son pied, y enfonçant les deux tiges métalliques qui en ornaient la pointe.

— Eh bien comme ça on est deux, fis-je en arborant mon plus beau sourire.

Il m’arrosa d’une floppée d’insultes qui ne parvinrent qu’à me faire ricaner, puis nous partageâmes notre repas en continuant à railler nos absences de chance respectives. Pour ma part le voyage restait ma première préoccupation mais, en excluant quelques mauvaises rencontres dans le désert, Adicée était la première femme avec qui nous parlions en deux ans. Nous avions beau dire que c’était pour rire, nous ne rigolions en fait qu’à moitié.

Elle revint à la tombée de la nuit, peu après qu’Alector soit parti se coucher en prévision de son tour de garde. J’étais assis sur un rocher, occupé à décrypter quelques vieilles notes à la lueur de l’arche du monde pour me détourner de la douleur de mes membres, lorsqu’elle me tendit une poignée d’herbes jaunies.

— Mâchonne ça, fit-elle à voix basse pour ne pas réveiller notre compagnon. Ça calmera la douleur.

Je m’en emparai d’un air circonspect, ce qui lui arracha un franc sourire, peut-être le premier depuis notre départ.

— Fais-moi confiance.

Ma jambe me lança à nouveau, coupant court à mes hésitations. Je mâchonnai donc ma touffe d’herbe sans trop réfléchir à mon air bovin, jusqu’à ce que la douleur s’estompe peu à peu après plusieurs minutes. Elle était toujours là, mais assourdie. Comme un cri derrière un mur.

— Merci, marmonnai-je.

— De rien.

Nous restâmes encore côte à côte pour observer continents et océans qui s’élevaient par-delà les montagnes, avant que j’aille dormir en lui laissant le premier tour de garde. J’étais à peine étendu aux côtés d’Alector que la voix de la guide gronda à nouveau.

— Au fait, j’ai des oreilles et je suis mariée.

*

Le glacier dont Adicée nous parlait depuis des jours était en vue lorsque nous passâmes à proximité des tours en ruine. Elle protesta vigoureusement contre l’idée de s’en approcher, jusqu’à ce qu’Alector lui rappelle que c’était de ce genre d’endroit que sortaient les cellules énergétiques avec lesquelles elle était payée. Elle se rangea alors à nos côtés, non sans continuer à ronchonner.

Il nous fallut faire un détour de deux heures pour atteindre les tours, deux heures au cours desquelles mon excitation ne fit qu’aller croissante. Au total, c’était une demi-douzaine de squelettes d’acier, de béton et de verre qui nous attendaient là. Le temps n’avait pas été tendre avec les étages supérieurs, mais la base des tours aux courbes fluides était remarquablement conservée. Mieux encore, les superstitions locales étaient si tenaces qu’elles avaient empêché la recolonisation de cette vallée, ce qui devrait avoir préservé les ruines des pillages.

Je détestais les pillards. Certes, je dévalisais moi aussi les ruines, mais ce que je ramassai ne servait qu’à financer la suite de mon voyage.

Ce n’était pas du pillage, c’était de l’archéologie. Nuance.

D’une main, j’éveillai l’écran fixé sur mon poignet et écrasai un bouton récalcitrant de l’appareil sur mon épaule. La machinerie se mit en marche avec une série de clignotements et de grésillements tout ce qu’il y a de plus anormal, puis bondit en l’air. Les trois bras du drone se déployèrent dans un vrombissement de moteur et il voleta entre les bâtiments pour les scanner un à un.

Alector l’avait surnommé Colibri. Je n’avais jamais compris pourquoi, mais il était fasciné par ces créatures de cauchemar qu’on appelait oiseaux. Ils avaient disparu en même temps que les anciens et l’immense majorité de la faune, mais Alector conservait précieusement toutes les représentations qu’il en trouvait. Il pouvait s’étendre des heures durant sur des détails comme des ailes battant plus vite que le son, des becs si acérés qu’ils servaient d’épées dans les temps ancestraux, ou encore la sagesse et la noblesse de volatils monochromes retirées dans les déserts polaires. Je mettais en doute la plupart de ces déductions, mais il m’ignorait à grand renfort d’exclamations dédaigneuses.

Dans tous les cas, la machine qui voletait actuellement à cinquante mètres au-dessus de nos têtes méritait mieux comme surnom que « le drone », alors je l’avais laissé le nommer, comme toujours.

De toute façon, j’étais moins intéressé par son nom que par les rapports qu’il transmettait à l’écran encastré dans le cuir de mon bracelet. Vidéo, scans, relevés télémétriques, cartographie des réseaux électriques, je sus ce que me réservaient les tours avant même d’y mettre le moindre orteil et découvris que le plus petit des bâtiments était encore alimenté.

Par rapport à ses voisins, il était insignifiant. Pour les standards actuels, ses treize étages le rendaient proprement gigantesque. Je m’y dirigeai sans hésiter après avoir reconnu un certain symbole sur les images du drone.

Mon cœur accéléra encore un peu plus encore.

En approchant, je découvris une machine massive d’une bonne dizaine de mètres de long encastrée dans la façade. J’envoyai Colibri faire du repérage, et reconnus rapidement une forme familière. Quatre réacteurs ventraux, deux ailes pouvant se déplier pour servir de support d’atterrissage, et une silhouette générale faisant penser à une sorte de crustacé aux courbes agressives. Un transport de troupes, vestige d’une guerre oubliée depuis longtemps.

Je ramenai Colibri en comprenant que je n’en tirerai rien d’autre, et avançai encore jusqu’au pied de la tour. Je ne m’arrêtai que pour laisser Alector s’occuper du panneau de verre qui nous barrait l’entrée. Mon vieil ami s’approcha de la vitre d’un air nonchalant, l’observa sous toutes les coutures, posa un doigt dessus et poussa légèrement. Tout le panneau s’effondra dans un fracas de verre brisé.

Alector s’écarta et m’invita à entrer avec une courbette moqueuse.

Colibri me survola en zombant pour entrer en même temps que moi dans un hall n’ayant pas vu âme qui vive depuis un demi millénaire. Mes yeux tombèrent immédiatement sur une phrase tracée en lettres bleutés sur le mur face à moi.

« Sur les épaules des anciens ».

Le symbole gravé juste en-dessous, un cercle épais frappé en son centre d’un unique point, m’arracha un cri de victoire.

— T’as le cul bordé de nouilles, Raegar, ricana Alector à mes côtés.

— On appelle ça l’expérience, mon cher.

Je le dépassai en lui tapotant l’épaule, puis traversai le hall s’étirant sur toute la hauteur du bâtiment.

— L’expérience, mon cul, grommela mon compagnon dans mon dos. Sans moi t’aurais jamais foutu le pied dans une ruine.

Je m’approchai d’un grand panneau de verre à moitié basculé. Je dus balayer la poussière pour dévoiler le plan qui y était encore gravé et y trouvai confirmation de ce que me rapportait le drone.

Au sous-sol, comme d’habitude.

J’allumai les lampes fixées à ma ceinture, ma canne et mon épaule, et plongeai dans les entrailles de béton. Derrière moi, Alector avançait joyeusement, les mains sur les lanières bardées de diodes luminescentes de son sac, suivi de près par une guide à demi rassuré.

— Je vous jure, si on trouve un fantôme, je me barre.

— Dans ce cas prépare-toi à courir, ricana Alector.

J’arrivai au bas d’un escalier et traversai un couloir pour arriver dans une pièce circulaire haute d’environ trois mètres, où Colibri nous attendait déjà.

Une faible vibration parcouru le sol au moment où j’y posai le pied. Une ligne bleue clignota, suivie bientôt d’une autre et de tout un réseau de lumières gravées dans le béton. Elles étaient des centaines, coulant des murs, rampant au sol et au plafond pour converger vers le socle au centre de la pièce.

Je fis un pas de plus, sourd aux jurons d’Adicée.

L’antique système s’éveillait autour de moi pour la première fois depuis cinq siècles, emplissant la pièce d’un sifflement de machines. Une silhouette lumineuse apparut à mes côtés, grésilla un instant, puis s’éteint définitivement. D’autres firent de même un peu plus loin, mais le système holographique finit par rendre l’âme et emporta ses spectres avec lui. Je continuai malgré tout vers le socle central, bien décidé à arracher à ce bâtiment le moindre de ses secrets.

Un écran circulaire s’alluma sur la table de trois bons mètres de large.

« Taux **aible. Acc* lim* ».

Toute la table s’illumina bientôt de symboles et d’icônes plus ou moins familiers. En temps normal, j’aurais cherché à tout étudier en détail, mais ici, dans un centre de recherche aussi proche du but, je grillai les étapes. Je posai trois doigts tremblants sur la surface de verre fissurée par un éclat de béton tombé du plafond et les ramenai vers moi. Toute l’image se rapprocha, me laissant enfin appuyer sur le seul symbole qui m’intéressait réellement. Un cercle, frappé d’un point en son centre.

L’écran se métamorphosa, se transformant en un disque moucheté de vert, bleu, gris et blanc. Derrière moi, j’entendis Adicée jurer.

— Tu te fous de moi… ?

Elle avait délaissé son air renfrogné pour fixer l’écran, les yeux écarquillés.

— C’est…

— Ouais, confirma Alector, c’est une carte.

Sous mes yeux s’étalait une vue satellite de ce qu’avait été la région avant le cataclysme. La végétation couvrait la majorité de la carte, ne cédant place aux rochers et à la glace que dans les parties les plus reculées des montagnes. De nous jours, la grisaille occuperait certainement quatre-vingt-dix pourcents du terrain.

— Comment... ? souffla Adicée, bouche bée. Pourquoi tout est mort ?

Nous n'en savions rien. Bien sûr, après des années à explorer les ruines, Alector et moi avions un certain nombre d'hypothèses. Nous savions que les anciens étaient entrés en guerre, et nous savions aussi qu'ils avaient tout fait pour contenir quelque chose dans les cercles externes. Mais en réalité, la seule chose dont nous étions certains, c'était que leur monde verdoyant s'était éteint il y a de cela cinq siècles.

— Là c’est Confluence, fit la guide en reprenant ses marques. Ici, la vallée de l’est, et au centre…

— Celle du Drek, achevai-je.

Je n’avais d’yeux que pour elle depuis tout à l’heure. Je me fichais de la position des villes à l’époque, je me fichais de l’étendue des cultures ou des détails stratégiques n’ayant plus aucune importance depuis des siècles. Seul comptait ce symbole rouge, ce cercle et ce point me guidant encore et encore depuis près de dix ans.

Par-delà la barrière des montagnes, la totalité du savoir des anciens m’attendait patiemment, endormi au cœur de l’arche.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire MadPenguin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0