Chapitre 37

4 minutes de lecture

Mercredi 28 août 1996

Pour l'avant-avant-dernière fois - antépénultième diraient les pédants - je replie ma tente et quitte Mandelieu-La-Napoule. Je ne vais pas repasser par Grasse, c'est déjà fait, alors je choisis de prendre la route de Mougins.

Mougins, pour moi, se trouve lié au souvenir de Pablo Picasso, car c'est là qu'il vécut ses douze dernières années, en compagnie de Jacqueline Roque. Le mas Notre-Dame-de-Vie est une énorme villa provençale de trente-cinq pièces dans un parc de deux hectares, restée fermée depuis le suicide de sa veuve, il y a dix ans. Peut-être m'arrêterai-je à la chapelle éponyme toute proche où j'aurai une pensée pour ce génial peintre d'une vie amoureuse mouvementée. Autant de femmes, autant de muses, et presque autant de styles. On ne peut certes pas le réduire à cela, mais c'est bien le cœur de sa peinture !

Cependant, ma destination c'est Saint-Paul, à une heure de route à peine, en temps normal. Combien en cette fin août ? Je l'ignore et peu m'importe, à vrai dire. Si ce n'est qu'en bon provincial, le moindre encombrement routier me tire des plaintes à n'en plus finir !

Arrivé sur place peu avant midi, je pare d'abord à l'intendance : me restaurer. La Colombe d'Or, située à l'entrée nord du village fortifié et jadis prisée de nombreux artistes, me semble une halte toute indiquée. En sortant de là, par le chemin Sainte Claire, je pourrai, en guise de promenade digestive, monter à pied jusqu'à la Fondation Maeght.

La réputation de l'établissement de la famille Roux est telle que pour obtenir une chambre, il faut réserver plusieurs mois à l'avance et débourser entre mille cinq cents et deux mille francs ! Je n'y songe même pas. Et le restaurant, très couru aussi, est de plus réputé pour servir tard, ce qui sur la Côte d'Azur, en été, a valeur d'impératif. J'obtiens péniblement - les personnes seules font perdre au minimum un couvert - une place en terrasse pour treize heures. J'aurais préféré en salle, car ce lieu est un véritable musée où se côtoient des chefs d'œuvre de tous les grands nom de la peinture et sculpture moderne, reçus en paiement par les propriétaires successifs, le fondateur Paul, son fils Francis, son petit-fils François et leurs épouses. En allant aux toilettes, je jetterai un coup d'œil. Je sais qu'y figurent Sonia Delaunay, Yves Klein, Tinguely, Miró, Chagall, Calder, Picasso, Matisse, Arman et pas mal d'autres...

Après m'être attardé dans la chapelle Sainte Claire, voisine, pour tromper l'attente, me voilà enfin installé sur la terrasse, au pied même de la magnifique fresque en céramique de Fernand Léger qui orne le mur du fond de celle-ci. J'ai aperçu à l'entrée un exemplaire en bronze du fameux pouce modelé par César et dans le jardin je sais qu'il y a aussi une mosaïque de Georges Braque.

Paul Roux et son épouse Baptistine avaient inscrit au fronton de l'établissement primitif en 1931 : "ici, à la Colombe, on vient à pied, à cheval, ou en peinture". Bien leur en a pris ! Les artistes, peintres, sculpteurs, mais aussi poètes comme Prévert, cinéastes, puis chanteurs, acteurs comme Montand, Ventura, Signoret, BHL, Dombasle et bien d'autres ont bâti la renommée et la fortune de la famille.

Mais voyons ce que le chef nous propose aujourd'hui : la carte est plutôt courte et un peu chère à mon goût. Le cadre incomparable se paie ! Allez, hors d'œuvre variés - il paraît que c'est bien servi - et suprême de poulet aux morilles, avec un verre de Tavel et une carafe d'eau, s'il vous plaît. Merci.

Les tables sont rapprochées au plus près, pour refuser le moins de monde possible. C'est un travers qui m'exaspère et oblige serveuses et serveurs à une gymnastique parfois risquée pour le client. Mais ne soyons pas grincheux !

La nourriture est simple, mais bonne. Poivrons grillés à l'huile d'olive, oignons confits, petits farcis, tomates provençales , fèves, anchois, aubergines, artichauts à la barigoule... je me régale ! Quant au suprême de poulet aux morilles, c'est un de mes plats préférés, alors j'espère seulement qu'il sera servi chaud et pas tiède, parce qu'il y a affluence et que le personnel de service a fort à faire.

Eh bien, voulez-vous que je vous dise ? Au final, je ne regrette pas les deux cents cinquante francs de mon déjeuner. D'aucuns diront que c'est cher payé, mais le juste prix, n'est-ce pas toujours celui que le client est prêt à régler, et là j'ai déboursé de bon cœur mes deux Cézanne et mon Saint-Exupéry, car j'ai passé à la Colombe d'Or un bon moment, j'aurais regretté de ne pas voir l'établissement et de ne pas goûter sa cuisine, tout cela pour quelques francs ! Je n'aurai pas l'occasion d'y revenir. C'était aujourd'hui ou jamais !

Trois modestes chapelles de style provençal balisent mon parcours d'un kilomètre : Sainte-Claire, au bas de la côte ; à mi-pente environ, Saint Charles Borromée et Saint Claude de Besançon, du parvis de laquelle on jouit d'un magnifique panorama sur le village fortifié de Saint-Paul, les collines et la mer et, enfin, Notre Dame de la Gardette, tout près du couvent de Dominicaines installé dans l'ancien château des De Villeneuve-Thorenc, sur le haut du coteau.

Je n'ai plus qu'à traverser la route et prendre le chemin à gauche : me voilà devant le bâtiment principal de pierre, brique, verre et béton du musée avec son toit en forme de double brève latine si reconnaissable. C'est L'homme qui marche d'Alberto Giacometti qui m'accueille sur le parvis avec un collègue à lui. Rebonjour, messieurs ! Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus... Vous n'avez pas changé... Ce n'est pas comme moi...

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, février 2018.

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