Chapitre 9

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Rencontres

Il y a bien une station-service-garage à l’entrée de Saint-Julien l’Ars, ouverte ce lundi-là, qui plus est, mais elle ne dispose pas d’une durite de ce diamètre, c’eût été trop beau ! Il faut mettre en œuvre le plan B :

— Le garage Citroën le plus proche, c’est où ? questionné-je.

— Chauvigny, mais il est fermé jusqu’à mardi, répond le pompiste, gauloise à l’oreille et casquette de poulbot en tête, en se grattant sous l’aisselle gauche par le devant de sa salopette.

— Vous pourriez m’avoir cette durite, vous ?

— Ouais, si je la commande à Poitiers demain matin, je peux l’avoir dans l’après-midi par coursier ou mardi dans la matinée, par le car.

— Et vous connaîtriez dans le village quelqu’un qui pourrait me louer une chambre ?

— C’est moins ma partie, mais je peux questionner ma femme ; Georgette, t’es là ? y’a un monsieur qui demande si quelqu’un loue des chambres ici ?

Une matrone fessue sort des arrières du bureau de la station-service, torchon en main :

— Oui, p't’être bien, elle faisait pas ça avant, Jacqueline ? demande-t-elle à son mari.

— Jacqueline qui ?

— Mais tu sais bien, Jacqueline Dupontel, la bouchère !

— Ah, oui, effectivement. Vous devriez aller voir. C’est tout près d’ici, rue de Bel Air, une ancienne boucherie, vous pouvez pas vous tromper.

— Je vous laisse ma voiture, alors ?

— Elle sera aussi bien dans le garage à l’abri, je voudrais pas qu’on vous la raye pendant la nuit. Y’a des jaloux partout !

— Merci beaucoup. À plus tard, donc.

— Oui, entendu.

Ma valise trolley devant moi, je m’éloigne de la station-service vers la rue indiquée. Quatre cents mètres plus loin environ, une de ces boucheries de village d’autrefois, à la façade de mosaïque des années trente, attire mon regard. L’ancienne boutique a été transformée en appartement, mais la devanture est intacte ; on s’est contenté de remplacer les ouvertures en bois par de nouvelles, en aluminium. Une sonnette a été fixée à la porte d’entrée de l’ex-commerce. J’appuie. Un son aigrelet se fait entendre, puis une voix féminine me parvient du premier étage où une fenêtre s’est ouverte. Un visage replet, couronné de cheveux bruns permanentés questionne :

— C’est pour quoi ?

— Bonjour. Je viens de la station-service. Ma voiture est en panne. Je dois attendre une pièce. La femme du pompiste m’a dit que peut-être vous accepteriez de me louer une chambre jusqu’à mardi matin.

— Cela m’arrive en effet, pour compléter ma retraite. Les chambres des enfants étaient vides depuis leur départ et je stockais du meuble hérité de mes parents dans le garage. Alors, je me suis dit, pourquoi pas ? Bougez pas, je descends et je vous ouvre.

Jacqueline Dupontel ne « fait » pas son âge, comme on dit. À soixante-cinq ans passés, elle en paraît dix de moins. Alerte et accorte. Son mari est mort bêtement à l’abattoir. À cause d’un sursaut ultime de l’animal, la masse du tueur s’est abattue sur lui au lieu du bœuf qu’il tenait par la longe ! C’était il y a vingt ans. En moins de trois secondes, il est passé de vie à trépas. Accident du travail. Sa veuve touche une petite pension. Au village, les mauvaises langues disent que Jacqueline Dupontel a le veuvage joyeux.

Ma future logeuse me montre ses chambres à louer. Papier jauni des années cinquante aux motifs chargés, armoire à glace trois-portes, commode cinq tiroirs, table de toilette au dessus de marbre veiné de rose, nécessaire de toilette rose dans l’une, bleue dans l’autre, en porcelaine de Limoges : cuvette, broc, porte-savon. Motifs de fleurs champêtres. Le linge, gant et serviette, fleure bon la lavande. À la fenêtre, des rideaux de dentelle. Sur le lit, une courtepointe damassée assortie à la chambre, rouge foncé dans la première, bleu outremer dans la seconde. Aux murs quelques lithographies de Jean-François Millet. Dans la chambre « rose », sur la cheminée, sous un globe de verre, les fleurs fanées d’une couronne de mariée.

— J’ai laissé les nécessaires de toilette pour la décoration, mais il y a une salle de bain à côté, avec baignoire et douche. Vous préférez laquelle des deux chambres, la bleue ou la rose, côté rue ou côté jardin ?

— Jardin, s’il vous plaît.

— Alors, ce sera la bleue.

— C’est combien ?

— Cent francs, petit déjeuner compris.

— Parfait. Je vous règle maintenant ?

— Pensez-vous. Vous paierez en partant. Bon, je vous laisse vous installer.

Assis sur la courtepointe, j’inspecte sa chambre du regard. J’ai posé ma valise au pied de l’armoire et la glace en pied me renvoie mon image. Mon lit est un lit métallique, en fer forgé, avec aux quatre coins des boules en cuivre consciencieusement astiquées. Je souris : Jeanne et moi, on a eu le même, fut un temps, après la guerre, quand le bois d’œuvre manquait. L’armoire me semble en chêne, dans le style des années quarante. La glace est légèrement piquée en bas. Je m’amuse à lancer mon chapeau sur une des boules du lit, avec succès.

J’ouvre ma valise, sors mon pyjama, tâte le matelas à ressorts ; il a l’air bon. J’enlève les oreillers ; depuis des années, je me contente du traversin. Jeanne, elle, en utilisait un. Je retire de la valise ma trousse de toilette et me rends dans la salle de bains, qui se trouve sur le palier avec les w.c. Je dépose mon blaireau, ma crème à raser et mon rasoir de sûreté sur l’étagère au-dessous du miroir avec mon eau de Cologne. Le savon à la lavande est fourni par la maison.

Bon. Me voilà installé. Pour quarante-huit heures, sans doute. Que vais-je faire de tout ce temps ? Je me souviens qu’au dernier moment, avant de partir, j’ai fourré dans un des soufflets de ma valise, trois livres, pris sur le dessus de la pile à lire échafaudée sur un guéridon du salon. Jusque là, je n’ai pas eu le loisir d’en ouvrir un seul. Je regarde les trois titres que j’ai emportés : le dernier d’Ormesson, Presque rien sur presque tout, un Orsenna, Histoire du monde en neuf guitares et Le Vieux qui lisait des romans d’amour du Chilien Luis Sepúlveda. Tiens, je vais commencer par celui-là.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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