Chapitre 10

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Mardi 6 août 1996

Je n’ai pas à m’inquiéter de ma pitance ; Jacqueline Dupontel offre de me nourrir pour vingt francs par repas, boisson comprise. J’accepte, non sans humer avant les odeurs qui s’échappent de sa cuisine.

— Veau marengo ? me hasardé-je à conjecturer.

— En plein dans le mille ! Vous avez du nez, vous, dites donc. Je sens qu’on va bien s’entendre. Topez là !

Je ne lui dis pas que c’était une des recettes fétiches de mon épouse et que la comparaison risque d’être difficile pour elle. Jeanne la réussissait à la perfection. Rien que d’y songer, j’en ai l’eau à la bouche. Mais celui-ci sent drôlement bon, quand même !

— Dites, vous le servez avec quoi ?

— Des coquillettes. Pourquoi ?

— Parfait, c’est parfait. Vous me donnez déjà faim.

— Ah ben, tant mieux, j’aime pas quand on chipote ! Ce sera prêt dans une heure.

— Bon, je retourne lire un peu. À tout à l’heure.

Au dîner, je remarque que Jacqueline Dupontel a retiré son tablier de cuisinière pour laisser voir un chemisier fleuri dont les deux premiers boutons sont ouverts sur la naissance d’une poitrine généreuse. Je n’en jurerais pas, mais il me semble qu’elle a remis aussi du rouge à lèvres et peut-être bien un peu de parfum où je crois déceler des notes dominantes de benjoin.

Le repas est enjoué. Les odeurs m’ont mis en appétit et mon hôtesse a de la répartie. Un consommé de poulet en entrée, puis le veau marengo-coquillettes qui tient toutes ses promesses, suivi d’un Chabichou du Poitou, comme il se doit, le tout arrosé d’une AOC Haut-Poitou voisine, en blanc sec, qui mériterait d’être mieux connue.

Le vin aidant, une douce torpeur m’envahit. C’est le moment que choisit Jacqueline pour me tourner autour, sous prétexte de desservir, d’apporter quelques fruits, de remplir la carafe d’eau. Je ne suis pas dupe de son manège. Elle serait plutôt appétissante, ma logeuse, mais je ne peux décemment pas faire ça à Jeanne, après moins de six mois de veuvage ! J’aurais l’impression de la tromper, ce qu’il je n’ai jamais fait en soixante ans de vie commune !

Ce sera donc une tisane et au lit, mais seul !

...

Le lit était bon et j’ai dormi d’un sommeil apaisé par la sage décision prise la veille au soir. Après le petit déjeuner, je vais retourner au garage m’assurer que ma pièce a bien été commandée, demander qu’on la livre par coursier rapide et m’enquérir de l’heure à laquelle mon auto sera disponible. j’ai hâte de reprendre mon voyage. Je ne tiens pas à me trouver en butte aux avances de Jacqueline Dupontel trop longtemps. Je ne suis pas de bois, non plus !

Ce matin, elle est en peignoir de soie ou satin japonisant qui révèle ses formes et elle a pris soin de se coiffer avant de préparer le petit déjeuner : jus d’orange, café noir, beurre charentais, confiture de mûres maison et toasts de pain de mie. Que demander de plus ?

— Avez-vous bien dormi, Pierre ? Vous prenez combien de sucres avec votre café ? questionne-t-elle de son plus beau sourire.

— Très bien, merci. Aucun, j’ai arrêté, il y a dix ans en même temps que ma femme qui croyait devoir perdre quelques kilos. Je voulais vous prévenir, il se peut que je parte cet après-midi... Je vais savoir ce matin quand mon auto sera réparée. Vous me direz tout à l’heure combien je vous dois.

— Déjà ! Je vais vous regretter, minaude-t-elle. Ce n’est pas si souvent que j’ai de la compagnie. Alors, ce midi, il faut que je mette les petits plats dans les grands.

« Diable ! pensé-je, si en plus elle met ses talents culinaires dans la balance, je suis foutu. »

— N’en faites rien, Jacqueline, un déjeuner léger, voilà ce qu’il me faut pour conduire ensuite. Et pas de vin, s’il vous plaît.

— Allons, un petit verre ou deux avec le fromage, quand même.

— Bon, d’accord, mais un seul alors.

Finalement, à onze heures et demie, la durite commandée au concessionnaire Citroën de Poitiers est livrée à la station-service. À quinze heures elle est en place et la DS prête à repartir.

C’est un sentiment mitigé – moitié soulagement du danger évité, moitié regret d’une occasion perdue – qui me gagne au moment des adieux :

— Tenez, Jacqueline, voici cent cinquante francs, je n’ai pas de monnaie, gardez tout.

— Il n’y a pas de raison, ça me gêne, attendez, je vais trouver un billet de dix francs.

— Non, non, je vous en prie, vous me vexeriez.

— C’est bien pour vous être agréable, alors. Pierre, je vous souhaite un bon voyage sur les traces de votre passé et si vous revenez par Saint-Julien, je serai ravie de vous accueillir à nouveau.

Cette invitation ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, mais je ne pipe mot. Nous nous regardons tous les deux, elle sans cacher quelque émotion, moi déguisant la mienne. C’est encore Jacqueline qui prend l’initiative :

— Je vous fais la bise. C’est combien chez vous, trois ? Ici, quatre.

Puis, tandis qu’elle agite la main sur le pas de porte de son ancien commerce, je m’éloigne, poussant ma valise trolley. Dans une heure, je serai à Argenton-sur-Creuse et quarante minutes plus tard à Gargilesse, sauf si je m’attarde au château de la Prune au Pot.

Arrivé devant la bâtisse, qui a repris du lustre depuis son rachat et des années de chantier (à présent le donjon est entièrement restauré), je ne me sens pas le courage de pénétrer dans l’enceinte. Je crains d’être débordé par des souvenirs de Paul. Je rebrousse chemin et poursuis ma route jusqu’au camping de la Chaumerette où je monte ma tente sous les arbres au bord de la rivière. Demain, je retournerai au village et peut-être visiter la villa Algira. Jeanne aimait beaucoup George Sand.

Ce soir, je dîne d’une boîte de cassoulet au bain-marie sur mon réchaud de bivouac. Cette nuit, mon lit ne sera pas aussi douillet qu’hier.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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