Chapitre 2

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Éblouissement

C’est en essayant d’assembler le puzzle de nos étés passés que j’ai eu l’étincelle qui me redonne envie d’aller encore de l’avant. Mentalement, j’ai des difficultés à reconstituer l’enchaînement de nos vacances au fil des ans. Je dois m’aider de mes vieux agendas, de mes premiers clichés 6x6, 6x9 ou 9x12 ordonnés dans de gros albums cartonnés ainsi que de mes boîtes de diapositives Perutz, Fuji et surtout Kodak pour retrouver une série, pas continue, non – il y a eu des interruptions pour diverses raisons, dont la guerre – mais quasiment complète.

Une fois reportée sur ma vieille carte Michelin, toute déchirée à force d’être dépliée et repliée, cela dessine un « Tour de France » de plus de cinq mille kilomètres, en trente étapes (certaines ont été visitées plusieurs fois) où nous avons séjourné de une à trois semaines. Toujours à la recherche de coins plus ensoleillés que notre humide et ventée Bretagne, j’ai la surprise de constater que nous avons ignoré des pans entiers du pays (toute ma Normandie natale, le Nord et l’Est jusqu’au Jura, ainsi que, curieusement, toute la Côte Atlantique au-dessous de La Rochelle, jusqu’au Pays basque). Des régions que nous avons traversées ou visitées à l’occasion, mais sans nous y attarder.

Le point de départ de toute cette aventure, je ne peux l’oublier, c’est un champ tout juste fauché en surplomb de l’anse de Bréhec où nos familles étaient arrivées le 1er août 1936 pour deux semaines de « congés payés », dans l’euphorie des conquêtes ouvrières récentes. Nos pères, forts de leur expérience de soldats de 14-18, y avaient construit des latrines, ainsi qu’une douche de fortune qui fonctionnait avec un arrosoir derrière des canisses ! Deux tentes canadiennes Trigano de quatre places, une bleue et une orange, avaient été déchargées de la galerie de la Celtastandard Renault et de la Citroën C4 et montées sur un replat ; l’intendance, réduite au minimum, regroupée sous un auvent. Nul arbre pour fournir de l’ombre ; des épines blanches, des genêts, des ajoncs et des ronces autour du champ. Devant le campement, dans une déclivité, abrité des vents dominants d’ouest, un foyer avait été construit avec des pierres retirées du muret qui ceinturait le champ. Deux tâches étaient prioritaires : la corvée d’eau au puits le plus proche et celle de bois sec pour alimenter le feu. C’est comme ça que Jeanne et moi avons lié connaissance, sommés par nos parents d’apporter, bon gré mal gré, notre contribution à la vie du campement.

Encore mal à l’aise dans nos corps d’adolescents, au départ, nous nous sommes regardés en chiens de faïence et nos premiers dialogues ont été aussi succincts qu’empreints d’un mélange d’attrait et de répulsion. Jeanne n’aime pas mes jambes malingres un peu trop poilues et moi je trouve qu’elle a de grands pieds et un nez à piquer les gaufrettes ! Mais Jeanne a du mal à détacher ses yeux pervenche des miens, d’un bleu plus sombre, et mon regard est comme aimanté malgré lui vers ses courbes affolantes !

Après les corvées d’eau et de bois, nous avons partagé des parties de Jokari sur la plage et des jeux d’ados idiots dans les vagues, une fois surmontée l’appréhension du début. Pour tous ceux éloignés « du bord de mer », la Manche est un univers aussi merveilleux qu’inquiétant ; inquiétantes sa rumeur continue et ses colères soudaines, merveilleux, les embruns sur la peau, le goût de sel sur les lèvres, le vent dans les cheveux, le sable entre les orteils, autant de sensations jusqu’alors inconnues de Jeanne, dont les parents vivent au Mans, mais familières pour moi qui habite la baie de Saint-Brieuc. Et fort de mon expérience, en vieil habitué, je guide Jeanne dans sa découverte du rivage et lui apprends, en lui prenant la main, à trouver les passages vers l’eau à travers les rochers couverts de berniques pointues et de moules minuscules qui meurtrissent l’épiderme.

À lézarder sur le sable, nous attrapons de sérieux coups de soleil ; notre peau blanche n’est pas endurcie et qui se méfie alors des ardeurs de l’astre du jour ? On le révère, on ne le craint pas encore.

Au bout d’une semaine, la cohabitation forcée du début est devenue une fréquentation volontaire de presque tous les instants et un après-midi que nous nous séchons sur la plage, étendus sur notre serviette, chapeau et bob sur les yeux, après des ébats de chiens fous dans les vagues, la main de Jeanne vient frôler la mienne sur le sable. Je crois que c’est involontaire et recule la mienne, mais les doigts de Jeanne reviennent toucher les miens.

Il y a alors un moment de temps suspendu, où plus rien n’a d’importance que deux cœurs cognant sous des peaux avides de se toucher. Comme à l’unisson, nous nous tournons l’un vers l’autre et c’est notre premier baiser, maladroit et emprunté, rapide et gauche, suivi de beaucoup d’autres, plus fougueux et passionnés, jusqu’à ce que nous prenions conscience de l’endroit où nous sommes et des regards qui peuvent nous observer.

Qui pourrait oublier cela ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2017.

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