METHODE LAGRANGE

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LEY

J'attends quelques instants légèrement agacée dans l'élégante salle d'attente, quand une porte s'ouvre laissant passer Jay Lagrange. Il me fixe instamment avant qu'un rictus moqueur ne s'affiche sur ses lèvres. Je le détaille quelques minutes. Ses cheveux châtains sont dans un désordre réjouissant d'après baise et son costume impeccable lui donne encore plus de présence.

En toute honnêteté, je ne peux m'empêcher de le trouver désirable et particulièrement sexuel pour un médecin de sa branche. Je ne serais pas étonnée que certaines de ses patientes veulent se le faire. En levant les yeux à nouveau sur lui, je remarque que son sourire s'est davantage élargi, ce qui m'agace assez.

- Bonjour, mademoiselle Carré, content de vous revoir.

Son ton est sarcastique. Dire que je ne l'estime pas un euphémisme. Ce que j'apprécie encore moins c'est son attitude désinvolte et le fait qu'il se foute de moi. Je n'aime pas passer pour une imbécile et notre exquis petit docteur va s'en rendre très vite compte.

 - Je ne peux pas dire, docteur, que votre plaisir soit partagé. Ce qui est certain en revanche, c'est que je ne me retrouve pas ici de gaieté de cœur.

- Que voulez-vous dire par là ? 

- Disons qu'être ici, c'est comme s'arracher une dent.

Je lui lance un regard plein de défi, en espérant l'exaspérer, mais je n'ai pas prévu la réponse que ce connard va gentiment m'apporter.

- Jusqu'à présent, mademoiselle Carré, je n'ai jamais retenu quiconque contre son gré. Alors si par le plus des malheureux vous êtes ici contre votre propre volonté, la porte de sortie vous est grande ouverte. Comme je vous l'ai expliqué hier soir, je ne contrains personne à venir me consulter et encore moins à me parler. Prenez vite une décision, car je suis une personne particulièrement occupé. Je ne pensais pas devoir composer avec les caprices d'une gamine de vingt-huit ans !

Il me retourne mon regard de défi et s'apprête à refermer la porte de son bureau en me plantant là. Mes lèvres se plissent de colère, je retiens la porte et finit par pénétrer les lieux.

- Que se passe-t-il, mademoiselle Carré ? Vous avez changé d'avis et souhaité m'entretenir de quelque chose ?

Putain, à cet instant, j'ai réellement envie de me le faire, mais bien sûr, pas question de lui donner raison sur l'histoire du caprice de la fille de vingt-huit ans que je suis.

- Oui, je souhaite discuter avec vous ; ne suis-je pas supposée être votre patiente ?

Ces mots m'arrachent la bouche, mais au point au j'en suis avec docteur " foldingue", je n'ai pas d'autre choix que de faire profil bas.

- Vous, ma patiente ? Auriez-vous par le plus grand des hasards changé d'opinion, mademoiselle Carré ?

Son regard sur moi est scrutateur.

- Oui, j'ai changé d'angle de vue, docteur. Vous êtes content ?

Son sourire moqueur refait surface et je sens comme une envie de lui filer des baffes.

- J'aurais été bien plus gai si vous considériez tout ceci avec le sourire, ma chère demoiselle.

Il m'adresse son fameux rictus moqueur et je grimace de me sentir autant emmerdée par ce type. Il m'indique le sofa d'un geste désinvolte, comme s'il se foutait que j'accepte ou pas de m'y installer. Je suis persuadée que mon état d'esprit est inscrit en lettre d'or sur mon visage. Si je pouvais, je me ferais un plaisir de lui montrer comment je prends les choses avec le sourire

Je ne peux faire autrement que le fusiller du regard.

- Franchement oui, comme votre phrase est d'une intelligence sans égale. Il vous a fallu dix ans d'études pour me sortir une pensée abstraite, je réponds avec un désir manifeste de le faire sortir de ses gongs.

Mais putain, c'est à ne rien comprendre, le visage de ce type est impassible.

- Je dois vous concéder cette faculté exceptionnelle de manier l'ironie avec génie, mademoiselle Carré, sauf que je préfère vous dire sans la moindre ambiguïté que j'apprécie particulièrement les joutes verbales de tous types. En conséquence, vous alimentez, malgré vous, mon sport favori. J'aurais été déçu si vous n'étiez pas capable d'un minimum de propos caustique. Pour être parfaitement honnête, je dois de nouveau vous dire que votre sarcasme fait vérité sur votre véritable personnalité et c'est quelque chose que je refuse d'entraver.

Il me regarde comme s'il était capable de voir au travers de mon âme. Et s'il y a bien une chose que je déteste plus que tout c'est d'être aussi transparente.

- Que décidez-vous, mademoiselle Carré ? me dit-il avec une lueur de défi dans les yeux.

Pour toute réponse, je prends place dans son fameux sofa et le défi également du regard.

- De quoi voudriez-vous que je vous entretienne, docteur ?

- Parlez-moi de ce que vous voulez, mademoiselle Carré, je ne vous impose rien.

Contrairement aux autres foutus docteurs qui me regardaient un stylo à la main, Lagrange se dirige vers les fenêtres immenses de son bureau sans prendre la peine de considérer ma présence. J'avais décidé que je ne parlerai pas, mais une idée me vient. Je veux choquer notre petit docteur. Je veux qu'il comprenne que je ne suis pas une de ses patientes bourges qui n'ont aucun problème hormis celui d'être riche à millions grâce à leurs snobs de maris, ceux-là même qui viennent s'offrir le grand frisson du sexe hard à l'Aurora.

- Vous êtes bien tenu au secret médical ?

Je lui pose cette question car je n'ai pas envie que V sache à quel point je suis brisé. Mon histoire n'a rien de drôle, mais ce n'est pas la raison pour laquelle je ne veux pas que notre cher médecin moucharde. Même si V est au courant que Ley et Ambre ne sont qu'une seule et même personne, elle ne connait rien d'Ambre.

- En effet, mademoiselle Carré. Même si dame Vénus est celle qui règle la facture, tout ce que vous me direz restera entre vous et moi. Cependant, si votre situation exige une aide médicamenteuse, je serai dans l'obligation d'en informer dame Vénus, afin d'être certain que quelqu'un veille sur vous. C'est la seule chose qui sortira de cette pièce, tout le reste est strictement confidentiel.

À ce moment précis, il se retourne et je peux lire la sincérité dans ses yeux, alors je me lance.

- Je vais vous raconter une histoire obscure, docteur, qui j'en suis sûre va réellement vous plaire. La femme naïve qui apparaît dans cette histoire n'a jamais connu le bonheur, ou si elle l'a connu, ce fut de manière très fugace. Mais après tout, vous semblez très bien vous y connaître en matière d'individus brisés.

Je le regarde et pendant une très brève minute, je vois son regard vacillé, mais cette apparition est si furtive que j'ai l'impression d'avoir rêvé. Il reste silencieux et fait face à nouveau aux grandes fenêtres, comme s'il n'avait pas entendu ma tirade. Je ferme les paupières quelques secondes et me lance.

- Ambre Courcelles était une de ces filles qui pensaient être née sous une bonne étoile. Elle était sincèrement heureuse. Même si elle avait perdu son père prématurément, elle n'était pas seule au monde. Sa mère Myriam et sa sœur Ely illuminaient son existence, mais son bonheur fût réellement complet quand sa mère rencontra son beau-père Rémi et l'épousa.

Il fut le père qu'Ambre n'avait jamais eu et contrairement aux idées reçues, Rémi et elle furent tout de suite très complice. Grâce à ce mariage, Ambre gagna également une nouvelle sœur, Vayia, avec laquelle elle fût si proche que personne ne pouvait deviner qu'elles n'étaient pas du même sang. Elle ne s'attendait pas à estimer ces personnes aussi profondément que si elles avaient toujours appartenu à sa famille.

Mais bien sûr, ce bonheur familial ne dura pas. Un soir de décembre, alors que ses parents allèrent récupérer sa sœur Ely qui avait insisté pour que Rémi vienne la chercher après ses cours de violon, un accident dramatique eu lieu. Sa mère et son beau-père perdirent tous deux la vie ce soir-là et son monde ne fut plus jamais le même ...

En l'espace d'une nuit, cette fille équilibrée, avait tout perdu. Son cœur, sa famille, sa maison, et même sa dignité. Car au lieu de penser égoïstement, elle comprit d'emblée l'impact que cette nouvelle aurait sur le futur d'Ely. Sa petite sœur adorée, pour qui elle ferait n'importe quoi. Elle aurait tellement voulu grandir plus vite afin d'être capable de la protéger. Mais que pouvait-elle faire du haut de ses seize ans ?

Rien ! Le seul moyen d'épargner à Ely et elle un foyer d'accueil, c'était d'espérer que la famille de sa demi-sœur les prennent avec eux. Or, elle savait au fond d'elle que ces chances de faire fléchir Tekhla sa tante par alliance étaient minces. Depuis le remariage de ses parents, Rémi son père avait été obligé de couper les ponts pour une raison qui lui échappait encore.

Elle s'en fichait, car elle était prête à supplier ou mendier pour Ely. Tekhla n'était pas obligé de les prendre toutes les deux, mais elle devait à tout prix accepter sa sœur au sein de sa famille. Les espérances d'Ambre furent réduites à néants. Non seulement sa tante n'avait pas accepté Ely, mais le plus cruel, c'est que dans sa méchanceté elle avait envoyé Vayia le lui dire.

Normalement, tout le monde conclurait à une situation désespéré, mais pas elle. Elle réussit à convaincre sa demi-sœur Vayia de faire croire aux services sociaux qu'elle allait s'occuper d'elle. Et bien sûr Ambre eue l'intime conviction d'avoir été trahi pour la deuxième fois.

À peine l'affaire réglée pour la dernière visite de l'assistante social, que Tekhla venait récupérer Vayia. La culpabilité la rongeait. Des cauchemars où elle voyait ses parents se crasher la terrorisaient, alors qu'elle n'avait même pas assistée à l'accident. La peur et la colère la submergeaient au point de la rendre folle.

Jay Lagrange me laisse parler avant de se retourner vers moi et m'interrompre d'une affirmation tranchante.

- Vous vous sentez coupable.

Surprise, je rétorque furieuse.

- Pourquoi devrais-je me sentir coupable ?

Il secoue la tête comme si j'étais aveugle et que je ne voyais pas l'évidence. Et il reprend calme et neutre sans qu'aucune émotion ne vient modifier son expression glacial.

- Les insomnies, les cauchemars, l'irritabilité, l'isolement, la colère, la peur, mademoiselle Carré. Parfois, la violence ou les conduites pathologiques, et même la dépression sont les signes évidents d'un choc post-traumatique. Et j'affirme à nouveau que vous vous croyez responsable de leur accident.

Il me transperce de ses yeux verts.

- Vous croyez que vous auriez pu éviter à vos parents de déraper sur cette route ? Vous pensez sincèrement que vous auriez été capable d'empêcher votre sœur Ely de devenir orpheline.

J'abaisse mon regard tremblante de rage. Il crie.

- Regardez-moi et arrêtez d'enfouir votre tête dans le sable.

J'ai beaucoup de mal à continuer de défier cet homme. De toute façon, il ne me laisse pas agir à ma guise et emploi cette fois un ton calme comme un lac de Sibérie.

- Je vous ai dit de me regarder mademoiselle Carré.

Avec beaucoup de difficultés je relève la tête. Et à la minute où je heurte son visage indifférent, il m'assène ces mots.

- Si vous étiez dans cette voiture, vous seriez comme vos parents. Mort ! C'est ce que vous vouliez ?

Des larmes de déceptions inondent mes joues. Pour quelqu'un qui ne pleure que devant V, c'est une sacrée surprise. 

- J'aurai dû partir avec eux. Abjection ou non, je suis coupable, parce que ce soir-là, j'aurais dû les empêcher de partir. Je les aimais plus que tout, je les aime encore davantage et de fait, j'aurais dû trouver une issue pour les sauver.

Obstinée, je le suis malgré toute logique. Il éclate d'un rire sarcastique.

- Ley, regardez les choses en face. Vous pensez qu'aimer quelqu'un suffit pour le garder en vie ? Réveillez-vous ! L'amour ne garantit rien. On peut aimer quelqu'un à la folie et être obligé de le regarder partir. De plus, qui serait resté avec votre sœur si vous étiez morte ?

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