CCXXXII. On the road again

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CCXXXII. On the road again*


Branle-bas de combat, tout le monde dans les cartons ! Nous connûmes quelques semaines d’activité collectivement frénétique, tant chez nous que chez les Battisti. Il fallut finaliser l’achat du domaine, signer des kilomètres de papiers, démissionner en bonne et due forme, gérer l’impatience complètement pathologique de Chiara qui trépignait comme une gamine à l’idée de nous voir tous débarquer près de chez elle, chercher une nounou sur place, faire les démarches pour inscrire Lucia à l’école, trouver un notaire avec un délai d’attente acceptable, appeler les banques… Bref, ce fut une version moderne et bureaucratique des douze travaux d’Hercule ! Nous nous croisions à peine, les uns et les autres, mais nous ramions bel et bien dans la même direction : cap sur la Corse.


Je partis en éclaireuse, comme mes ancêtres pionniers avaient dû un jour se lancer à la conquête du grand Ouest sauvage, juste avec Lisandru et deux énormes valises. Je m’installai temporairement chez Chiara et entrepris de jongler entre le suivi de ma grossesse, que je ferais désormais à l’hôpital d’Ajaccio, et les mille et une formalités et autres emplettes à effectuer pour tout préparer.

Louka, lui, était coincé à Paris : depuis qu’il avait annoncé son départ, il avait encore plus de travail ! Et il était de plus en plus fatigué. De son côté, Ingrid devait à la fois effectuer son préavis auprès de la brasserie et laisser à Lucia le temps de finir son année scolaire à l'institut Leonardo da Vinci. Ce fut donc Pietro qui me rejoignit en premier, avec Nils sous le bras : il avait tellement de congés à solder qu’il avait pu boucler ses adieux en quelques jours à peine.

C’est donc à quatre jambes que nous terminâmes ce drôle de marathon préparatoire. Comme toujours avec Pietro, tout était dit, tout était fluide, tout était droit. Et contrairement à moi, la gestion hôtelière n’avait aucun secret pour lui ! Son arrivée fut donc un vrai soulagement. Nous nous partagions la garde des petits et les différents rendez-vous et il était toujours là, toujours présent, toujours ponctuel : Pietro était l’associé parfait.

Au bout de quelques semaines, tout était prêt ou presque. L’appartement parisien des Battisti était vide, Ingrid et Lucia allaient camper à l’étage du dessus jusqu’aux vacances. Louka avait préparé tout ce que nous souhaitions emporter, ne laissant rue de Médicis que ce dont nous n’avions pas besoin, notamment une partie de ses tonnes de livres ! Mais nous allions devoir racheter tous les meubles, vaisselle ou autres, contrairement à Pietro qui arrivait avec de quoi équiper son nouveau chez-lui sans aucun souci.

Début mai, Pietro et moi revînmes à Paris pour une dizaine de jours, laissant Nils et Lisandru aux bons soins de leur Nonna. Puis pour le week-end de l’Ascension, nous embarquâmes tous pour la Corse : Pietro, Ingrid et Lucia en avion, Louka, mon bidon et moi en bateau. Cela me tranquillisait de prendre le ferry, et mon râleur préféré n’avait même pas protesté : après tout, nous aurions bien le temps, désormais, de profiter de l’Île de Beauté.


C’est ainsi que nous nous retrouvâmes tous les deux, cheveux en vrac et sourires niais, à regarder les lumières de Marseille s’éloigner depuis le pont supérieur du Girolata : la nuit tombait sur les îles du Frioul, la mer était d’huile, le ciel était d’encre et nous avions devant nous un nouveau chapitre à écrire. Mon cœur battait fort, ma main s’accrochait à celle de Louka qui me tenait bien chaud, collé à moi comme un duvet tout moelleux. Nous respirions tout à la fois le silence de l’eau, le sel des embruns, les vapeurs de gasoil et les splendeurs de l’aurore. Nous cherchions presque déjà la Corse dans le lointain, par-delà le château d’If et la pointe des Catalans, comme on devine à peine les parfums de sa nouvelle vie.

Nous dînâmes en amoureux au restaurant panoramique, noyés parmi les hordes de touristes partis à l’assaut désordonné de notre futur chez-nous. Des enfants couraient, des parents grondaient, des ados râlaient… Mais je ne voyais que Louka. Il était beau sans le moindre effort, avec sa chemise noire un peu ouverte, les quelques lettres d’encre qui dépassaient de sa clavicule, son sourire un peu inquiet mais très canaille, et son regard brillant comme deux étoiles de jade. Il semblait serein, presque intimidé par cet infini, cet indéfini qui s’ouvrait devant nous comme la Méditerranée s’écartait devant l’étrave du ferry. Je le regardais de tous mes yeux, je n’en finissais pas de penser que j’avais de la chance, que je l’aimais, que je me sentais bien et que notre vie, désormais, aurait le rythme joyeux et la noblesse immense de la Corse.

Comme il s’étonnait du grand sourire tartignole que j’affichais, je lui pris la main et lui expliquai.

« - Tu sais, Louka, je ne sais vraiment pas pourquoi dans les livres, l’histoire se termine toujours par le mariage d’une jeune fille innocente et d’un prince plus ou moins charmant, avec un château, une robe un peu ridicule, des tonnes de guimauve et beaucoup d’enfants à venir.

- Euh… What the hell do you mean ?

- I mean qu’en vrai, il suffit de peu de choses. Look. Un ferry vieillissant en route pour Ajaccio. La nuit tombée sur la mer à travers une vitre rayée. Un steak-frites pas terrible sur une table bancale. Un enfant très mignon mais qu’on a confié à sa Nonna pour être tranquilles. Sa petite sœur bien au chaud dans mon ventre. Et le vin italien qui fait briller tes beaux yeux malgré la lumière affreuse de ce néon blanc juste derrière toi.

- I see. Et à défaut de robe de princesse, je peux admirer ta combinaison de grossesse à la couleur improbable, ainsi que cette polaire que tu m’as encore piquée parce que tu oublies toujours qu’ils mettent la clim à fond sur les ferrys.

- Indeed. Tu vois, nous sommes un vrai conte de fées à nous tout seuls !

- But, rassure-moi… Tu n’es pas en train de me demander en mariage ?

- Non ! Oh, Louka, I love you so much… But… Le mariage ne signifie rien pour moi.

- Really ?

- Really. Ce qui a du sens, ce sont nos deux noms sur les actes de naissance de nos enfants. Ce sont tes bras autour de moi toutes les nuits et tes cheveux en bataille sous mes doigts tous les matins. Mais le mariage, vraiment… Je m’en fiche.

- …

- Oh please, ne me dis pas qu’il y a une bague cachée dans mon tiramisu et que tu allais justement me demander de t’épouser ?

- Absolutely not.

- Great.

(Il me sourit en grand et ses yeux s’allumèrent comme un feu d’artifice mentholé)

- Romy…

- Yes, dear ?

- Tu es parfaite.

(Je rougis très niaisement)

- …

- …

- Actually, je n’ai plus faim. On va se coucher ? I want to make sure que tu me trouves vraiment parfaite, de la tête aux pieds.

- Tes désirs sont des ordres. »

Il m’entraîna dans notre cabine presque au pas de course, sourire filou et mains pressantes, et me grignota avec une lenteur étudiée, presque tyrannique, mais délicieuse… Il me parcourut des lèvres tout doucement, avec une gourmandise évidente sous laquelle je ne pus qu’onduler en gémissant. Je lui dis au moins dix fois « Viens…» avant qu’il ne daigne s’exécuter comme un artiste entrant en scène à l’issue de la première partie. Il ne me lâchait pas des yeux, guettant mes réactions avec un sourire aussi carnassier que scandaleux, suivant le rythme de ma respiration et de mon plaisir. Je finis par exploser entre ses bras, contre ses reins, sous ses lèvres, il accrocha son regard au mien avant de fermer les yeux pour jouir à son tour.


Nous restâmes ainsi un moment, tout éteints, tout mous, tout moites, noués l’un à l’autre comme deux aussières en vrac, nos mains posées sur mon ventre comme un miracle. Et juste avant de m'endormir, je lui murmurai dans un tout petit souffle : « Je suis heureuse, Louka. Avec toi, grâce à toi. Goodnight... »



*On the road again, de Bernard Lavilliers ; in If..., 1988.

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