CCXXVIII. N’y pense plus, tout est bien

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CCXXVIII. N’y pense plus, tout est bien*


La rentrée nous ramena dans la grisaille parisienne, où nous attendait l'événement du siècle : le premier jour de Lucia à la grande école. Elle n’était pas peu fière ! Même si elle était aussi très impressionnée, et un peu perdue… Pour marquer le coup, Pietro lui avait offert un beau cartable rouge aux couleurs de Tintin et Ingrid avait passé des heures au supermarché pour venir à bout d’une liste de fournitures longue comme le bras. Et quand le matin du jour J, notre héroïne passa nous embrasser, avec ses yeux de billes et sa petite robe marine qui donnait envie de la croquer, elle n’en menait pas large, pendue à la main de sa maman… Et elle serra fort, fort, fort, son Zio préféré contre son petit cœur avant de respirer un grand coup et de s’élancer, raide comme un mât d’artimon, vers la porte et de nouvelles aventures, sous les yeux excessivement attendris dudit Zio.

Louka allait plutôt mieux. C’était comme si en participant à ce film, en renvoyant vers l’extérieur toutes ces histoires si lourdes, il avait permis à des centaines de mains anonymes de l’aider un peu à porter le poids de ces valises qu’il endurait tout seul depuis toujours. Il avait le regard droit, pur, il se montrait taquin et rigolo. Il ressemblait toujours autant à son père (bon sang ne saurait mentir, paraît-il) mais avec de moins en moins de noir.


Cette fois, je n’eus pas besoin de lui rappeler que l’anniversaire de son fils approchait. Lisandru était beau comme un astre, et chaque jour à le regarder grandir résonnait en nous comme un petit miracle. J’étais en extase devant sa bouille 100% Kerguelen qui donnait à nos lendemains un joli goût de soleil. Il était plus doux que Louka, plus brun, ses yeux étaient clairs comme la Méditerranée en été. Il était filou comme tout, plein de rires et de maladresse, il collait aux basques des petits Battisti comme trois ombres volubiles. Il faisait les yeux doux à Ingrid pour avoir des petits gâteaux (et ça marchait comme sur des roulettes) et apprenait de nouvelles grimaces sous les enseignements infiniment constructifs de Zio Pietro. Il souriait à mon Daddy ou à Mouima Malika par écrans interposés et semblait trouver ça tout à fait normal. Et il trônait comme un mini-roi du monde dans les bras de sa Nonna quand elle était de passage à Paris.

Depuis quelques mois, il baragouinait des petits bouts de mots. Ce n’était ni de l’arabe ni de l’anglais mais je ne me lassais pas de l’entendre. Il maîtrisait plus ou moins le vocabulaire de base : Mummy, Baba, “Louss” (pour Lucia), ”Niss” (pour Nils), Zio et “Igid”, Nonna et Mouima, Grandpa et “Djé” (Jane), sans oublier khubs (le pain), drink, pasta, “Tila” (pour aunty Mila)... Le pédiatre nous avait dit de ne pas trop mélanger les langues quand nous nous adressions à lui, pour faciliter son apprentissage : je m’en sortais plutôt bien, mais Louka beaucoup moins ! Surtout quand nous étions nombreux autour de la table et que son cerveau, automatiquement, zappait sans y penser de l’anglais à l’italien en passant par le français.

Mila, reprenant le flambeau des habitudes de son demi-frère, n’hésita pas à faire New York-Paris juste pour 48h, le temps d’aider Lisandru à souffler ses deux bougies. Elle était parfaitement gaga de son neveu et pouvait passer des heures à jouer avec lui sans se lasser. Louka en était presque jaloux, ce qui me donnait l’occasion de le gronder gentiment… Ou de l’embrasser, parce qu’il était vraiment très mignon quand il faisait mine de se renfrogner.

Evidemment, nos voisins du dessous nous rejoignirent pour l’occasion : Nils faisait le grand avec beaucoup d’assurance, Lucia jouait à la princesse entre les deux garçons, Ingrid apporta le dessert (un gâteau poire-chocolat tout à fait prometteur) et Pietro avait le nez au vent, appâté par l’odeur de lasagnes à la bolognaise qui parfumait tout l’escalier. J’avais trouvé deux petites bougies pas trop kitch à l’épicerie du coin et un lonzu bien sec chez le traiteur corse du marché de Saint-Germain. Louka avait complété le menu avec des pâtisseries marocaines, une salade de tomates à la mozzarella et du champagne de Reims.

En termes de cadeaux, nous ne risquions pas de manquer non plus. Malika avait envoyé un poncho tout doux, très chaud, très chou, couleur crème avec des jolis toucans brodés de toutes les couleurs, et un livre de contes arabes adaptés pour les tout-petits. Chiara avait opté pour un petit pull bleu marine avec des boutons en forme de poissons rouges et un camion de pompiers en bois. Mon père avait dégotté un chapeau de cowboy miniature so american et écrit une petite histoire, illustrée de photos de Jane, sur les aventures d’un grizzly et d’un cheval cherchant une petite fleur jaune dont ils étaient amoureux dans tous les recoins du Wyoming. Pietro et Ingrid avaient trouvé un jeu d’éveil plein d’animaux marins tout ronds et tout mignons. Mila avait dévalisé un célèbre magasin de mode pour enfants de la Cinquième Avenue au point de remplir les deux-tiers de sa valise-cabine. Quant à Louka et moi, nous avions acheté un ours en peluche devant lequel Lisandru bavait littéralement à chaque fois qu’on passait devant le magasin, juste au coin de la rue, et un ballon jaune fluo qui allait faire le bonheur de nos mercredis après-midis pendant des années.


La soirée fut douce et chaleureuse : jus d’orange pour les enfants et moi, champagne pour les autres ! Lisandru était radieux, il courait dans tous les sens avec les petits Battisti, Mila et Pietro jouaient avec eux, assis par terre au milieu du salon. Ingrid, Louka et moi discutions tranquillement, verres à la main, sourires aux lèvres, taquineries à l’esprit. Paris était calme et enveloppante malgré l’automne qui cinglait les vitres. Et le dîner passa en un éclair : un éclair très inoffensif, très bienveillant, très joyeux.

En revanche, le coucher du héros fut plus laborieux ! Il était excité comme tout, il hurla quand on le sépara de Lucia, puis à nouveau quand on le sépara de Nils, puis une troisième fois quand Mila lui souhaita une bonne nuit… Il s’accrocha aux bras de Pietro, puis à ceux d’Ingrid, et quand il se calma enfin, vaincu par le sommeil (ou était-ce un début d’asphyxie…), son père et moi étions au bord de l’infanticide. Heureusement, je pus ensuite profiter de mon moment préféré : celui où je me collais à Louka comme une sangsue pour passer la nuit tout contre lui. Je soupirai comme une pieuvre bienheureuse et l’entendis murmurer dans le soir.

« - Ton fils était un peu chiant, ce soir…

- Mon fils, Louka, qui est aussi le tien…

- Oh, ça…

- What ? Que veux-tu dire ? En plus il te ressemble comme deux gouttes d’eau !

- Romy, arrête de partir au quart de tour. Je te taquine, c’est tout.

- C’est malin !

- Tu es un peu à cran, depuis quelques jours, non ?

- …

- Et puis, tu n’as même pas bu de champagne pour les deux ans de ton fils ?

- You mean, notre fils.

- I mean, notre fils, oui.

- …

- So ?

- …

- Tu es enceinte, c’est ça ?

- …

- Romy ?

- Bon ! Peut-être, oui… Enfin, je crois. J’ai fait un test ce matin. Et demain, je vais voir le médecin pour confirmer.

- …

(Il me serra fort dans ses bras, sans dire un mot)

- A quoi tu penses, Louka ?

- A toi. Et à notre fille.

- Parce que tu sais déjà que ce sera une petite fille ?

- Oui. J’en suis sûr ! Et cette fois, tout se passera bien. »



*N'y pense plus, tout est bien, de Hugues Aufray, 1964 ; adaptation de Don't think twice, it's alright de Bob Dylan.

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