CCXXV. Si seulement je pouvais lui manquer

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CCXXV. Si seulement je pouvais lui manquer*

Le film de Chiara faisait couler beaucoup d’encre. A notre retour à Paris, nous reprîmes cependant notre vie de la façon la plus normale possible, entre les sourires de Lisandru et les apéritifs chez nos voisins. De temps en temps, Louka avait dans son agenda quelques rendez-vous d’un nouveau genre : interview croisée avec Chiara, magazine de cinéma, séance photos… Il courait donc encore plus qu’avant entre son bureau, le tribunal, la promotion du film, son fils… et moi, of course.

Il y avait une autre nouveauté à laquelle j’avais bien du mal à me faire : on le reconnaissait de plus en plus dans la rue. Jusqu’ici, ça arrivait de temps en temps, mais c’était rare… Sauf à Essaouira, où nul n’ignorait qu’il avait grandi avec son père et où sa parfaite maîtrise de l’arabe était un indice assez fiable pour quiconque avait des doutes sur son identité. Mais désormais, on l’arrêtait dans les rues de Paris ou on nous interrompait au restaurant comme si je n’existais pas, ce qui avait le don de m’agacer… Et d’exacerber ma jalousie, évidemment, lorsque l’interlude était dû à une créature féminine, ce qui était presque toujours le cas.

Un soir de juillet où je venais de lire un énième article web vantant le corps de rêve et les yeux de jade de mon amoureux, je tombai nez-à-nez avec Pietro dans l’escalier, qui s’exclama :

« Ouhla ! On dirait que tu vas tuer quelqu’un… Ça ne va pas ?

- Si, si…

- Louka est déjà rentré ?

- Il est à Lyon jusqu’à demain pour une audience.

- Ah oui, j’avais oublié… Va bene, les absents ont toujours tort. Ingrid est chez ses parents avec Lucia. Je t’invite à dîner ?

- Euh ? Tu oublies ton fils, et le mien… Mais viens manger à la maison, si tu veux.

- Je suis sûre que la nounou pourra rester deux heures de plus… Je lui demande, et je repasse te chercher, d’accord ? Tu choisis le resto ! »

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés sur une jolie terrasse un peu improbable, toute engoncée dans une impasse minuscule, entre bougies et plantes grimpantes, et nous nous apprêtions à savourer deux martinis-rondelles avec quelques olives. Pietro était très classe, avec sa chemise marine assortie à ses yeux et sa bienveillance dans le sourire. Je le lui dis et il s’illumina comme un feu d'artifice le jour de l’Indépendance.

« - La paternité te va vraiment bien, Pietro.

- Tu trouves ? Il faut dire que ça me plaît bien, d’être doublement papa…

- Tu étais fait pour ça !

- C’est ce que dit Ingrid.

- Et pas toi ?

- Disons que n’ayant pas vraiment de père, j’ai du mal à me situer.

- Tu ne m’en as jamais parlé… Tu ne le connais pas ?

- Si. Mais ma mère m’a élevé toute seule. Ma mère, et la pension ! Je n’ai vu mon père qu’une seule fois, quand j’étais ado.

- C’est un Corse ?

- Un Sarde, évidemment ! Un marin.

- Les chiens ne font pas des chats…

- Peut-être… Mais il bosse sur des cargos qui font le tour du monde, c’est assez différent de notre petite école de voile de Cargèse. Il est peut-être à la retraite, d’ailleurs, je n’en sais rien.

- Et tu n’as pas envie de savoir ?

- Non… Une fois, avec Louka, on est allés le voir, quand on avait 16 ou 17 ans. Il habite en Calabre, il est marié mais il n’a pas d’enfant. Je veux dire, pas d’autre enfant. Il trouve que c’est incompatible avec son métier, comme il n’est jamais là… C’était le deal avec ma mère, apparemment. Ils se sont fréquentés quelques mois quand il était à l’école de la marine marchande, elle tournait près de Livourne et lui, il habite à côté du port de Gioia Tauro : c’est une sorte de Disneyland pour les porte-conteneurs.

- …

- On a passé une soirée un peu improbable, lui, Louka et moi. On a parlé de lui, de la mer, des bateaux… Je suis content de l’avoir rencontré mais c’est tout. Il ne m’a jamais manqué puisque je ne le connaissais pas. J’ai toujours su qui il était, toujours su que je pouvais aller le voir si besoin… Et c’est tout.

- Il ne t’a pas reconnu ?

- Si… Mais il était convenu entre eux que je porterais le nom de ma mère. Avec elle, pas d’entourloupes ni de mystères, tout est clair depuis le début. Tu la connais…

- Oui ! Et je l’apprécie de plus en plus.

- Elle aussi, elle t’aime beaucoup… Heureusement, d’ailleurs : elle aurait été capable de décapiter toute autre fille qui aurait eu l’ambition de lui piquer Louka.

- Ouf, j’ai eu chaud ! Et avec toi, elle n’est pas possessive ?

- Si. Mais beaucoup moins.

- C’est étrange.

- Oui et non… J’ai toujours eu des amoureuses assez sérieuses, donc elle a su très vite que je ne vieillirais pas dans ses jupes. Alors que Louka, elle a eu le temps d'espérer le garder pour veiller sur ses vieux jours.

- Ahah… Je suis désolée d’avoir contrarié ses plans de retraite !

- Ne le sois pas. Lisandru est son petit miracle, elle t’en sera reconnaissante jusqu’à sa mort.

(Je rougis assez niaisement en affichant un sourire non moins niais)

- En tout cas, Pietro, je suis vraiment contente qu’Ingrid soit tombée sur toi. Tu la mérites, et ce n’est pas peu dire ! Cette fille est un soleil.

- Je sais. Mais je peux te renvoyer le compliment… Puissance mille ! Car Ingrid était solide et merveilleuse bien avant de me connaître, alors que Louka mio était… Incomplet, disons.

- Tu exagères, non ? Il avait juste pas mal de choses à régler avec ses parents divers et variés.

- Et avec lui-même.

- Oui.

- Romy, il ne te le dira jamais comme ça, mais moi, je crois qu’il n’aurait jamais eu le courage d’affronter tout ça si tes beaux yeux et ceux de votre petite crapule ne l’y avaient pas un peu poussé… S’il est allé au Brésil pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, c’est avant tout pour pouvoir vous regarder en face, Lisandru et toi. »

La soirée était tranquille, chaleureuse, mon entrecôte sauce au poivre était délicieuse et l’air de Paris tout autour de nous était doux comme un ours en peluche. Pietro était droit dans ses baskets, regard clair et mains gymnastiques. Il connaissait Louka sur le bout des doigts et avait une vision des choses infiniment réconfortante, comme un pansement sur un bobo. Aussi décidai-je, un peu aidée par mes deux verres de vin, de lui confier ce que j’avais sur le cœur.

*Si seulement je pouvais lui manquer, de Calogero ; in 3, 2004.

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