CCXX. J’ai oublié de vivre

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CCXX. J’ai oublié de vivre*


Louka passa quatre ou cinq jours dans un état second : le temps de digérer, d’assimiler cette nouvelle réalité dans ses entrailles. Il avait tout le temps froid, comme un blessé après un choc, et semblait à bout de forces. Cela faisait vingt ans qu’il mettait toute son énergie à garder la tête haute sous la bannière salie de son patronyme ; vingt ans qu’il portait sa loyauté envers son père comme un boulet à la cheville ; vingt ans qu’il avançait de travers à cause de toute cette histoire.


La vérité était aussi crue que cruelle. Crue, parce que nous avions désormais la confirmation en noir sur blanc de ce que nous n’avions fait que pressentir jusqu’ici : Luís avait été violé et prostitué par son propre frère, avant même l’enfer de l’orphelinat. Cruelle, parce qu’il avait choisi de mourir avec son secret alors qu’il était peut-être moins coupable que ce que l’on croyait. Lisandru n’était pas le petit-fils d’un assassin sans foi ni loi, auteur d’un crime sordide et prémédité, mais d’un homme meurtri, auteur d’un geste fatal mais involontaire qu’il n’avait pas su réparer envers quelqu’un qui au départ, lui avait fait beaucoup de mal. Loin de moi l’idée de dédouaner la non-assistance à personne en danger, mais convenez que l’addition n’était pas la même ! A fortiori quand la personne décédée était finalement peu digne d’être sauvée.

Louka était infiniment soulagé ; mais aussi noyé de regrets. Car comme il me le dit lui-même à plusieurs reprises : « Il aurait suffi qu’il parle, Romy, et il aurait peut-être pu vivre ? » Cette incompréhension lui tournait dans la tête et dans les tripes comme un poisson dans un bocal. Il passait des heures à discuter avec Malika, il ne dormait que par petits bouts, s’éveillant au milieu de la nuit et s’enroulant autour de moi comme une liane un peu déracinée. Il avait les yeux secs, les mains froides, les gestes ralentis. Comme toujours, les Battisti veillaient sur lui avec silence et bienveillance : Pietro passant tous les matins prendre le petit-déjeuner avec nous le plus naturellement du monde, Chiara nous inondant de textos-fleuves incitant à l’appeler si besoin.

Finalement, ce fut Malika qui prit le taureau par les cornes : « Habibi, tu as besoin d’air… Pourquoi tu n’emmènerais pas Romy quelques jours au bord de la mer ? Moi, je reste ici et je m’occupe de Lisandru, on sera heureux comme des rois tous les deux. Allez zou ! »


Le lendemain, nous nous envolions pour quatre jours de Sicile en amoureux. J’étais ravie comme le santon du même nom et impatiente comme une gamine à la veille de Thanksgiving. Louka nous avait choisi un hôtel magnifique au bord de la Méditerranée, avec piscine à débordement, toit panoramique et vue imprenable sur l’Etna. Nous avions un agenda de rêve : manger, faire l’amour, dormir et refaire l’amour, le tout entrecoupé de jolies balades à Catane ou à Syracuse et de photos trop mignonnes de notre fiston que Malika nous envoyait sans faute, matin et soir, pour nous montrer que tout allait bien.

Au cours de cette escapade, je m’aperçus que j’avais désormais un niveau tout à fait honorable en italien. Suffisant, en tout cas, pour comprendre les galanteries plus ou moins appuyées des autochtones et y répondre, ne serait-ce que pour le plaisir de voir Louka jaloux. Car il jouait (mal ; le talent d’acteur n’étant visiblement pas héréditaire…) les indifférents tout en arborant une tête de gamin boudeur dont je ne me lassais pas, avec ses yeux verts pleins de désapprobation et le sourire contrarié de celui qui attend que ça passe… Il était so cute ! J’avais tout le temps envie de le manger tout cru, avec son visage expressif comme un lever de soleil, sa peau moelleuse comme un fondant au caramel et ses yeux verts comme le mystère des aurores boréales. Et dès que nous étions seuls, je ne me lassais pas de le caresser, de l’embrasser, de l’aimer. Comme pour exfiltrer doucement le passé de son corps et laver son empreinte.

« - Louka, murmurai-je un soir au creux de son épaule, tu sais quel jour on est ?

- Hmmmmm ? Euh, non. Mais je suis sûr que ce n’est pas ton anniversaire !

- Dummy… Aujourd’hui, ça fait deux ans que j’ai débarqué chez toi.

- Avec une pile de bagages aussi grande que Rockefeller Center et cette merveilleuse mauvaise foi avec laquelle tu m’as expliqué que non, tu ne voulais pas rester dîner… I remember.

- Deux ans… J’ai l’impression que c’était hier, et en même temps, que ça a duré mille ans.

- I know.

- Je peux te demander quelque chose ?

- Sure.

- Est-ce que tu m’as déjà trompée ?

- What ? Bien sûr que non ! Pourquoi tu me sors ça, tout d’un coup ?

- Tu en as eu l’occasion ?

- Well… Oui.

- Tu en as déjà eu envie ?

- Non, Romy.

- Really ?

- Really.

- Moi non plus…

- Content de l’entendre… Donc le barman d’hier qui te faisait les yeux doux… ?

- Ahah ! Tu as remarqué ? Jaloux, va…

- Il n’était vraiment pas discret !

- Tu n’as rien à craindre, Louka.

- Good.

- …

(Il laissa ses mains explorer tous les recoins de mon corps avec une insistance de plus en plus pressante et je souris très niaisement sous ses caresses)

- Romy… Si je te dis que j’ai envie de toi, tout le temps… Tu vas me prendre pour un épouvantable pervers ?
- Oui ! Mais mon pervers à moi… »

Il me sourit à l’infini et entreprit de terminer ce qu’il avait commencé. J’avais le corps en flammes, les hanches assoiffées, les lèvres en manque, et il combla tout cela avec sa maîtrise habituelle, en prenant son temps comme une combustion lente et insouciante.


Toute cette légèreté amoureuse et méditerranéenne nous fit un bien fou. J’en avais marre d’entendre parler de Brésil, de meurtre, de viols, de trottoir et de faim. Au fil de ces quelques jours, je me souvins que la vie, la vraie, c’était de boire le soleil devant la mer ou de goûter le sel sur les lèvres de Louka. C’était de craquer devant un t-shirt rigolo taille 18 mois arborant un petit pirate lancé à l’abordage d’un gentil galion, une fleur au bout du sabre. C’était de déguster des spaghettis del mare dans un restaurant de plage et de marcher les pieds dans le sable, la main dans celle de mon amoureux. La vie, la vraie, c’était de sourire à l’avenir… Et je me promis de ne plus l’oublier.

Sur le chemin du retour, nous fîmes une étape à Rome (à force de vivre avec Louka, je commençais à trouver normal de m’arrêter quatre ou cinq heures entre deux avions juste pour dîner…) afin de voir Chiara. Elle allait beaucoup mieux, ses derniers examens étaient bons et elle redevenait fidèle à elle-même : impériale, imprévisible, maternante.


Louka subit taquinerie sur taquinerie, Chiara se montra intrusive, excessive, insupportable, mais il rayonnait sous ses sarcasmes comme un soleil enfin sorti de l’ombre.



*J'ai oublié de vivre, de Johnny Hallyday ; in C'est la vie, 1977.

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