CCXXI. Come as you are

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CCXXI. Come as you are*

A peine son médecin l’autorisa-t-il à quitter Rome que Chiara s'envola de nouveau pour Brasilia. Elle se lança dans une croisade médiatico-diplomatique visant à obtenir des autorités la levée anticipée du secret sur les archives policières et judiciaires liées à Luís Kerguelen. Louka lui avait dit ce qu’elle devait chercher : et une fois passé le choc de la digestion, Chiara s’était changée en lionne ! Elle fit le siège des ministères et autres lieux de pouvoir mais surtout, elle utilisa sa notoriété pour faire du bruit… Tant et si bien qu’elle obtint gain de cause : rien ne résiste à Chiara Battisti… C’est ainsi qu’elle put consulter très officiellement le PV d’audition que Souleymane avait obtenu d’une manière moins orthodoxe. Elle pourrait donc en divulguer le contenu sans le mettre en danger, et finir son œuvre comme elle l'entendait.

Elle arpenta encore quelque temps le Brésil, puis Buenos Aires, avant de rentrer à Cargèse où elle s’enferma sans donner de nouvelles, à part un texto hebdomadaire aux garçons. Ils avaient deux heures pour lui répondre et lui envoyer des photos des enfants, puis elle coupait son téléphone jusqu’au dimanche suivant. Elle travailla jour et nuit pendant plusieurs semaines et puis soudain, elle annonça à Louka qu’elle avait terminé, qu’elle prenait l’avion pour Paris, qu’elle s’arrêterait dîner à l’étage d’en-dessous et qu’ensuite, elle monterait chez nous.

Six heures plus tard, elle frappa tout doucement et Louka bondit jusqu’à la porte. Il était tard, Lisandru était au lit depuis longtemps, la nuit faisait frissonner le Luxembourg sous nos fenêtres et je sentais mon cœur battre en accéléré dans ma poitrine.

Chiara alla droit au but, comme toujours : elle nous embrassa, saisit la main de Louka et ouvrit son ordinateur. Elle commença par nous montrer l’affiche qu’elle avait choisie : c’était la célèbre photographie qui avait fait la couverture de Vogue US. Luís Kerguelen était de face, plein cadre, ses yeux brillaient comme deux incendies noirs et le soleil jouait dans ses cheveux. Il avait le regard droit, le visage doux, la peau brune sous un t-shirt clair. Il était d’une beauté presque animale, magnétique, aérienne, que rien ne semblait pouvoir arrêter. Un titre tout simple (Luís - un film de Chiara Battisti) rehaussait cette image en noir et blanc (« C’est Malika qui a choisi cette photo, Louka mio. Et comme c’est ton beau-père qui l’a prise, je devrais obtenir les droits facilement ! Si tu es d’accord, bien sûr ») . Louka acquiesça sans un mot, et appuya sur “play”.

Une heure et quarante-trois minutes plus tard, nous étions scotchés. J’avais beau connaître l’histoire du début jusqu’à la fin, je n’en fus pas moins saisie, émue : par la narration de la réalisatrice et surtout, par l’émotion brute que dégageait Louka de bout en bout. Il ressemblait à la fois à un tout petit garçon cherchant à marcher dans les chaussures de son papa, et à un grand guerrier prêt à tout pour décrocher la lune ou la vérité.

Car Chiara avait signé, derrière l’ombre de Luís, un très beau film sur elle… Et sur nous. Sur son lien profond et indélébile avec Louka. Sur tous ces pays qui se croisaient dans leur vie depuis toujours. Sur le pouvoir du cinéma qui exorcise et enlumine. Sur la présence éternelle et taquine de Pietro, toujours dans un coin de l’écran. Sur l’immensité de la mer ou de la jungle.

Je m'attendais à une sorte de road-trip, de l’Amazonie à São Paulo en passant par Essaouira. Mais j’avais tout faux. Chiara mélangeait hier et aujourd’hui et nous offrait un plongeon vertigineux dans ses souvenirs. Elle avait ressorti beaucoup d’images inédites et intimistes de Luís Kerguelen, tournées chez elle, chez lui ou ailleurs, au fil de quinze ans de complicité professionnelle et personnelle. Il y avait des interviews de Louka, de Malika, et même de Pietro racontant le Luís de ses jeux d’enfant. Il y avait des extraits de films, des images volées en coulisses, des souvenirs de vacances. Il y avait des archives vues et revues, comme celles de l’arrestation de Luís ou de l’arrivée de Louka à New York. Et il y avait les garçons sous toutes les coutures et à tous les âges : Chiara avait-elle donc passé leur enfance et leur adolescence à les poursuivre avec son appareil ?

Tout cela se répondait comme les rives d’un pays ou les rimes d’un poème. La caméra allait de la Corse-refuge à la Sardaigne-repère, en passant par Cannes, Paris, New York, Rome ou Essaouira, sans oublier le Brésil et Buenos Aires. On suivait les sentiers de la gloire, puis la chute infinie, avant de remonter tout doucement la pente. Tout était dit : les viols, la faim, le trottoir, les coups, la gloire, l’amour, la peur, la prison, la mort. Rien n’était tu et tout prenait sens, brique après brique, pierre après pierre, au fur et à mesure que les images dévoilaient une réalité brute et sans filtre que Luís Kerguelen lui-même n’avait jamais pu raconter. Chiara avait réalisé une ode au temps qui passe, aux enfants qui grandissent, aux étés qui défilent. Son amour pour Louka crevait l’écran et elle ne le lâchait pas du regard : d’abord de loin, puis de plus près, après qu’il eût atterri un peu brutalement dans son foyer comme un jouet cassé. Et à travers lui, on sentait l’amitié encore solide, vivante, vibrante, qu’elle avait partagée avec son père. Comme un feu d’artifice qui éclairait chaque seconde de son film.

Elle offrait à son acteur fétiche un dernier écrin inattendu et hurlant de vérité. C’était un film très fort, très construit, c’était un cri du cœur et une déclaration d’amour. C’était une œuvre magistrale, écrite avec les tripes, filmée tantôt au hasard, tantôt en mode commando. C’était une revanche absolue sur le silence et la honte. C’était un combat et un sursaut pour comprendre le passé et protéger le présent. C’était une mise à nue, aussi, d’une réalisatrice qui avait décidé de ne rien cacher, pas même le cancer. Une femme qui parlait d’une famille, la sienne, à la fois atypique et universelle. Une femme qui hurlait sous le poids de l’absence et de l’incompréhension. Une femme qui n’avait pas renoncé à la loyauté envers et contre le doute. Une femme qui parlait d’amour et d’humanité en parcourant les cendres d’une vie en ruines.

A la fin de la projection, j’étais à la fois émue et impressionnée, tout en me sentant un peu exclue de leur démarche qui venait de si loin ! Louka semblait remué comme du sucre dans un café et Chiara le regardait en silence. Elle s’était jetée dans son projet à corps perdu, à cœur ouvert, elle avait gravé dans l'œil de la caméra toute sa vérité, sans fard, sans peur, sans pudeur. Mais de ce chemin personnel, familial, était né un chef d'œuvre du Septième Art. Car quand Chiara Battisti met en scène sa vie et ses souvenirs, il y a de fortes chances que cela se termine au festival de Cannes, de Venise ou de Berlin.

*Come as you are, de Nirvana ; in Nevermind, 1991.

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