CCXXII. Un homme debout

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CCXXII. Un homme debout*

Et ce fut Cannes, indeed ! Plus précisément la séance d’ouverture, pour une projection en avant-première et hors-compétition du dernier film de Chiara Battisti. Une fois de plus, elle n’avait pas fait les choses à moitié… Elle avait réussi à garder le secret jusqu’au bout, ce qui n’avait fait qu’exacerber les attentes et les spéculations des médias comme du public.

Lisandru fut confié aux bons soins de mon Daddy et de Jane, ravis d’avoir une bonne excuse pour venir passer quinze jours à Paris en amoureux. Pietro et Ingrid louèrent une villa dans l’arrière-pays cannois où ils délocalisèrent leurs deux petits monstres autour d’une piscine, d’un mini-golf et d’un barbecue. Chiara réserva sa suite habituelle à l’hôtel Martinez où elle avait ses habitudes tandis que Louka et moi avions réservé une chambre panoramique au Grand Hôtel, avec sur la terrasse un jacuzzi incroyable face à la mer qui me donna instantanément quelques idées coquines.

Le jour J, Louka était sur des charbons ardents. Dans d’autres circonstances, je l’aurais étranglé tant il était pénible ! Il avait revêtu un smoking, contraint et forcé par Chiara, et tournait en rond dans la chambre en râlant (« Tu as vu ça, je ressemble à un pingouin… J’étouffe, en plus ! Je ne comprends pas pourquoi je suis obligé de porter ce truc… »). Je laissai passer l’orage en me gardant bien de lui dire qu’il était superbe (et pourtant…) et j’entrepris de me préparer, avec l’aide précieuse de la coiffeuse et de la maquilleuse de l’hôtel. Quand je fus enfin prête, je me sentis parfaitement déguisée, mes chaussures me sciaient les pieds sans aucune pitié et mon bustier m’empêchait presque de respirer… La soirée risquait d’être longue ! Mais Louka daigna stopper ses jérémiades le temps de me dire dans un petit sourire : « You look marvellous, miss ! Si on n’avait pas un rendez-vous important, j’étudierais de près la fermeture-éclair de cette robe… »

Une heure plus tard, il montait les fameuses marches du palais des festivals. Il était fabuleusement beau, comme une copie dépassant l’original, il se comportait comme s’il n’avait jamais rien fait d’autre que de fouler des tapis-rouges et pourtant, la nervosité se lisait dans ses yeux verts comme des étoiles. A sa droite, Malika lui tenait le bras, très droite dans une robe rouge-revanche. A sa gauche, Chiara se pavanait, sourire immense et port de reine, dans une éblouissante combinaison noire et argent. A leurs pieds, caméras et journalistes s’affairaient comme il se doit, impatients de découvrir ce film-surprise qui faisait tant jaser dans le milieu.

Plus tard, à l’abri des regards ou presque tant personne ne nous accorda d’importance, Pietro, Ingrid et moi nous faufilâmes jusqu’à l’intérieur de la salle. Nous étions en retard car la nounou des enfants avait eu un problème de bus, puis Lucia avait fait un caprice… Bref, nous arrivâmes au pas de course, juste à temps pour nous asseoir à nos places, tout au fond ! Tandis que Louka, Chiara et Malika étaient installés au premier rang. Mais je vous jure que même de loin, par-dessus tous ces visages célèbres et tous les projecteurs qui éclairaient la salle, je ressentais la tension qui émanait d’eux.

Les lumières s’éteignirent, le silence se fit, l’écran devint blanc, fixe, immobile. Quelques mots apparurent, noirs, manuscrits, appuyés :

A mes squatteurs de canapé, mes pilleurs de frigo, mes insupportables merveilles : Pietro et Louka, qui m’ont offert deux fils pour le prix d’un, qui sont et resteront mes deux cadeaux de la vie, mes Dupond et Dupont, mon soleil et ma lune, ma cour et mon jardin, ma Corse et ma Sardaigne, mes coulisses et ma scène, mon endroit et mon envers, mon ciel et ma terre.

Et aux chirurgiens australiens qui, un jour, leur ont sauvé la vie.

A Lucia, Nils, Lisandru et ceux qui, peut-être, viendront après eux.

Et à Luís.

J’avais déjà les larmes aux yeux… Puis ce fut la projection du film que j’avais déjà vu (trois fois, mais sans le générique), j’étais d’ailleurs plus attentive aux réactions autour de moi qu’aux images en elles-mêmes… Jusqu’à la toute fin où soudain jaillit une photographie que je n’avais jamais vue et qui me déchira le cœur. C’était Luís Kerguelen, allongé sur le ventre, visiblement endormi dans sa chambre. On reconnaissait l'architecture d'Essaouira, on devinait le soleil sur sa peau et les parfums de l’océan à travers les volets. Il était sublime… Puis le cadre s’élargit, en plus de son visage apparurent son cou et ses épaules, son dos, ses hanches. Il était couvert de cicatrices immondes, déchirantes, tantôt creusées, tantôt bosselées comme un champ de bataille. Le contraste entre l’horreur et la perfection était insoutenable et je ne pus retenir un tout petit cri. Pietro me prit la main, ses yeux brillaient dans le noir, Ingrid se moucha bruyamment, et au loin là-bas, je vis Louka se recroqueviller sur lui-même et se prendre la tête dans les mains.

L’image resta figée dans un silence de mort ou de cathédrale pendant une vingtaine de secondes, personne ne bougeait… Puis apparut un nouvel écran blanc, aveuglant, sur lequel s’inscrivirent de nouveau les mots de la réalisatrice.

Je remercie Thomas Carter, l’agence NY Pictures et le magazine Vogue US de m’avoir permis de réutiliser cette si belle image de Luís.

Je remercie le festival de Cannes et son Délégué général de m’avoir donné les rênes de la séance d’ouverture : leur confiance m’honore, j’espère qu’ils ne la regretteront pas.

Je remercie Malika Kerguelen de m’avoir confié cette photo si belle et si terrible… Et d’avoir accepté voire encouragé ce projet si bizarre, si aléatoire, si intime, sans jamais baisser ni la tête ni les armes : Luís avait bien choisi sa femme !

Puisse-t-il enfin reposer en paix.

Les lumières se rallumèrent dans une atmosphère insolite : les gorges étaient nouées et les regards embués. Chiara se leva et traversa le silence pour rejoindre la scène, ses yeux brillaient de feu et d’eau. D’abord elle ne dit rien, se contentant d’observer le parterre de stars dont l’attention était braquée sur elle. Puis il y eut quelques applaudissements diffus, timides, émus, qui se transformèrent ensuite en raz-de-marée tandis qu’elle restait là, debout, seule, droite. Quand après de longues minutes, Chiara prit la parole, je dois admettre que je n’entendis pas un mot de ce qu’elle dit. Toutes mes forces, tous mes sens étaient tendus vers Louka qui n’avait pas relevé la tête. La caméra était braquée sur lui, son visage apparaissait plein cadre, il se cachait derrière sa main gauche tandis que Malika lui tenait la droite du bout du cœur.

Quelques questions plus tard, Chiara s’adressa à lui en italien depuis la scène, il répondit dans la même langue d’une voix si étranglée que je n’aurais rien compris sans l’aide de Pietro (« Il dit qu’il ne peut pas parler. »). Les échanges avec la salle et les journalistes durèrent encore un bon moment, Louka semblait relever un peu la nuque mais ses yeux étaient plus rouges que verts et sa lèvre frissonnait beaucoup trop à mon goût.

Plus tard, une fois la cérémonie terminée, je le retrouvai au détour d’un couloir. Je le pris dans mes bras, il était à la fois solide comme tout et fragile comme un caramel mou. Il me tint serrée contre lui, très fort, ses bras étaient chauds, ses lèvres étaient fraîches, son front était brûlant. Il avait l’air soulagé… Et exténué !

Il murmura quelque chose que je ne compris pas (« What ? Pourquoi tu me parles d’une brique ? ») puis son sourire s’élargit, ses doigts s’accrochèrent aux miens et il m’entraîna par une porte dérobée en me disant : « Please, on s’en va ? Je n’en peux plus. Quand j’étais gamin, on pouvait sortir par ici… Mais ne dis rien à personne, c’est notre secret, à Pietro et à moi : on était passés par là pour esquiver une colère de Chiara. Qui va me tuer, d’ailleurs, mais ce ne sera pas la première fois ! Et puis tu avais des idées de trucs à faire dans le jacuzzi de l’hôtel, je crois ? »

*Un homme debout, de Claudio Capéo ; in Claudio Capéo, 2016.

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