CCXXIII. La dernière séance

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CCXXIII. La dernière séance*


En direct de Cannes - “Luís”, de Chiara Battisti


C’est un grand cru, un grand cri ! Du pur Battisti, de la première à la dernière minute. Ce film aurait pu s’appeler : “La gloire de son père” plutôt que ce titre très simple : “Luís”... Car le héros, le vrai, est bien le fils : Louka Kerguelen Dos Santos, qui lui ressemble comme une goutte d’eau plus claire. La caméra le suit sans distance ni pudeur, comme une mère intrusive. Métaphore de la relation entre la réalisatrice et son sujet ? C’est bien possible. Louka cherche, creuse, questionne d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre. Et très vite, on oublie l’histoire publique. On oublie Luís Kerguelen, la star immense qui est tombée si bas, et on découvre Luís Dos Santos, l’enfant des trottoirs de São Paulo. Histoire universelle des ravages de la misère, de l’abandon, de la drogue et de la prostitution. La vie de Luís, sordide et sombre, devient l'étendard de tous les enfants battus, tous les enfants violés, tous les enfants qui un jour, ont tenu les cheveux d’un parent défoncé vomissant ses tripes après un mauvais shoot.

Chiara Battisti nous embarque dans ce parcours si personnel, si difficile, si intime, même. Puisque l’on comprend qu’après avoir été très amie avec le père, elle a plus ou moins élevé le fils. Un fils qui brille comme un soleil, photogénique comme ce n’est pas permis ! Courageux, aussi. Attachant. Digne fils du charisme de son père, éblouissant au moindre sourire. Touché, parfois. Touchant, toujours. On assiste, moitié voyeur, moitié soigneur, à la rencontre entre Louka et la réalité de son père. La douleur derrière l’horreur, la vérité sous la légende. Une vérité qui nous renvoie en pleine figure toutes les ignominies que Luís Kerguelen a pu vivre de l’autre côté du monde, dans son pays natal, et qu’il a traînées toute sa vie, sous nos yeux sourds et aveugles, comme des boulets cachés dans les ors et les lumières de sa carrière vertigineuse.

Debout sur les décombres, Louka rend à Luís toute sa dignité. Une dignité pleine d’amour(s)… Amour d'une épouse, Malika, qui irradie encore, vingt ans plus tard, de tout ce qu’elle a vécu avec lui. Amour d’une amie, la réalisatrice en personne, qui même dans la tempête médiatique, n’a jamais tourné le dos à l’ombre de son acteur fétiche. Amour d’un fils, enfin ; un amour blessé qui ressemble à un immense pardon et à une soif de vivre, aussi, par-delà toute cette histoire.

L’histoire, justement, n’est jamais niée. Le crime est abordé de face et ce n’est pas trahir ce film que de vous dire que oui, en sortant de la salle, vous saurez enfin qui Luís Kerguelen a tué, et pourquoi. Le sentiment qui domine alors est celui d’un immense gâchis, quand l’acteur le plus talentueux de sa génération a sombré pour une quasi erreur non pas judiciaire, mais médiatique. Car ce qui frappe, ce n’est plus le meurtre : c’est la honte, qui suinte et qui tue.

Battisti nous a habitués à une caméra brute, sans fard, sans filtre. Une fois de plus, elle se montre à la hauteur. A hauteur d’homme, pour donner corps et donner coeur à une vie de famille assez disparate où tous les pays se mélangent. On découvre un soir d’été dans la douceur de la Corse, entre ciel et mer : autour de Louka Kerguelen gravitent deux Sardes, une Belge, une Américaine, trois enfants qui courent vers la caméra en appelant “Nonna” la plus célèbre réalisatrice du monde… Les toits de Paris, qui ressemblent à une carte postale où l’on ne fait que des petites escales, un peu par hasard. Le Brésil, pays aux mille visages, aux mille couleurs, comme un mystère sans fin, impénétrable, à la fois hostile et accueillant. L’Argentine, où vit aujourd’hui la femme de Luís Kerguelen, son amour de toujours, que son fils appelle “Mama” avec beaucoup de fragilité et qui nous raconte comment elle a connu un adolescent brisé, anonyme, pour épouser quelques années plus tard une star absolue et éblouissante comme le cristal. Et le Maroc, bien sûr, baigné de soleil, d’océan et de souvenirs que l’on sait, que l’on sent, très beaux et très douloureux.

Et puis il y a Louka, qui nous guide au fil de ses pas, de ses questions, de ses doutes. Chiara Battisti le filme sous toutes les coutures, à tous les âges, sous tous les angles. Et avouons-le : autant le père était beau, autant le fils est irrésistible. La complicité infinie, expansive, presque enfantine qui le lie à la réalisatrice nous permet de l’approcher de près et de vivre avec lui cette quête un peu perdue dans laquelle il s’est lancé. Yeux d’émeraude, cheveux de bronze, sourire de feu : Louka Kerguelen a de qui tenir ! Il est sur tous les plans, il parle toutes les langues et donne au film une musicalité étrange, exotique, qui nécessite pas moins de quatre sous-titrages, comme autant de passerelles par-dessus la géographie complexe de cette famille multiple, où les liens du sang semblent finalement bien anecdotiques.

Le français, langue paternelle, langue quotidienne puisqu’on le sait avocat au barreau de Paris, est assez absent de ce patchwork. L’italien est à l’honneur : il jaillit, chantonne, interpelle. L’arabe est plus doux, plus délicat, comme un bisou sur un bobo d’enfant. L’anglais se défend bien puisque mesdames, pardon de vous le dire, mais notre fils prodige n’est plus célibataire et l’heureuse élue vient des Etats-Unis. Le portugais est à la fois sonore et enveloppant, mais reste finalement très étranger. Et puis il y a de l’espagnol, du sarde, du corse… Comme si le monde entier venait enfin au chevet de Luís Kerguelen comme on se penche, trop tard, sur le corps d’un enfant que l’on a pas sauvé de la noyade.

Bref, un film à voir, à entendre, à ressentir. Un film fort, absolu, dont on se souviendra longtemps… Et que Luís Kerguelen aurait pu conclure pas ces mots, prononcés tout bas comme il savait le faire, dans un sourire fondant, magnétique, lumineux comme le noir irrésistible qui brillait dans ses yeux : “la gloire de mon fils”. Son fils qui lui redonne peut-être, par-delà la mort, le droit de relever enfin la tête.

Espérons que l’immense Chiara Battisti ait encore un peu de place sur ses étagères pour une ou deux statuettes…


T. de Lattrez



*La dernière séance, d'Eddy Mitchell ; in La dernière séance, 1977.

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