CCXVII. Head over feet

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CCXVII. Head over feet*

Cet hiver-là fut difficile. Chiara faisait montre d’une force incroyable mais le traitement était pénible, contraignant, et la fatiguait beaucoup. Elle tenait bon et s’obstinait à garder le cap malgré tout, mais les allers-retours entre sa location et l’hôpital, les séances quotidiennes de radiothérapie, et son travail qu’elle refusait de lâcher, lui prenaient toute son énergie.

Résultat, Noël passa sans qu’on s’en aperçoive, ou presque ! Pietro avait emmené sa petite famille à Rome où les parents et la sœur d’Ingrid les avaient rejoints pour le réveillon. Louka aurait voulu partir avec eux, alors que je préférais aller dans le Wyoming : finalement, nous improvisâmes un dîner à New York, avec Mila, son père, Jane et mon Daddy : c’était un bon compromis ! Pas trop loin de chez moi (moyennant de s’habituer à considérer tout ce qui était à moins de sept heures de vol comme n’étant pas si loin…), tout en permettant à Louka, en cas d’urgence, de rejoindre Rome rapidement.

Lisandru fut inondé de cadeaux comme une île sous la mousson : il était merveilleusement cute. Mon père se fit une joie luminescente de lui lire l’histoire de “Grizzli-Farceur et Bison-Filou à l’assaut des montagnes”, qu’il avait inventée pour ses beaux yeux et qui fit rire aux éclats mon si joli petiot. Mila avait dévalisé les magasins de jouets et de vêtements pour bébé, Jane avait caché six parts de pecan pie dans son bagage-cabine et Louka, moyennant un bon pull, ne se plaignit presque pas du froid cristallin qui saisissait la ville-pomme. Mais le cœur n’y était qu’à moitié, et la fête, cette fois-ci, eut un petit goût de crabe.

Quelques semaines plus tard arriva l’anniversaire de Louka. Il m’annonça en râlant qu’il ne voulait pas le fêter et qu’il n’avait pas le temps… Et en effet, j’eus bien du mal à le faire décoller de ses dossiers ! Mais je ne me laissai pas décourager et, le jour J, Lisandru sous le bras, je décidai de rejoindre mon cher entêté directement à son bureau. Il était 19h30, la nuit était froide et humide, les rues étaient désertes et Paris ressemblait à un animal en hibernation. Par la fenêtre de son cabinet, je vis Louka à son bureau, seul avec une de ses associées (grrrrrrrr…), le nez dans un énorme dossier rouge dégoulinant de paperasses. J’entrai sur la pointe des pieds, me cachant dans la salle d’attente, et j’envoyai mon fils crapahuter jusqu’à son père.

En le voyant, Louka sourit de tous ses yeux, de ce sourire spécial, 100% tendre, 200% irrésistible, qu’il n’avait que pour Lisandru et, dans une moindre mesure, pour Mila, Lucia et Nils. Il l’attrapa au vol, juste avant que mon loupiot ne s’écrase contre le pied de la table ! Et s’excusa auprès de sa consoeur pour me rejoindre dans l’entrée, deux points d’interrogation plantés dans le regard.

« - What the hell are you guys doing here ? Le petit a mangé ?

- On est venus t'inviter à dîner. Et oui, j’ai nourri ton fils.

- Romy… That’s very nice from you, mais je te l’ai dit, je n’ai pas le temps…

(Je boudai comme une gamine, petite moue ridicule, lèvre en avant, grands yeux tristes)

- …

- Alright then. Mais juste une heure, d’accord ? »

Je l’embrassai dans un grand sourire et nous rejoignîmes la brasserie voisine, avec ses lustres dorés, son ambiance so chic et sa cuisine parfaitement française. Lisandru ne mit pas plus de cinq minutes à s’endormir dans sa poussette, et malgré ses cernes mauves de trois kilomètres, je ne manquai pas l’occasion de me noyer joyeusement dans les yeux de Louka. Il portait un col ouvert qui me donnait envie d’y passer la main, et une chemise blanche sous laquelle je devinais l’encre noire de son tatouage à la clavicule. Il était beau comme une étoile derrière un filtre sombre : il semblait tout gris, tout préoccupé, tout bousculé.

Par la santé de Chiara, évidemment… Mais pas seulement ! Car le montage de ce satané film commençait à prendre forme et même s’il n’en parlait pas (ou peut-être devrais-je dire : parce qu’il n’en parlait pas), je sentais que cela lui faisait peur. Comme s’il s’apprêtait à expulser des choses qui lui restaient sur l’estomac depuis trop longtemps. Il multipliait les allers-retours à Rome mais je me demandais vraiment qui aidait qui : lui qui voulait être présent auprès de Chiara pour qu’elle tienne le coup, ou elle qui l’encourageait à accepter de révéler ce qui pouvait, ce qui devait l’être… Je l’entendis lui dire, un soir, avec sa voix ferme et son visage flou sur l’écran du téléphone : « Louka mio, le silence, c’est ce qui a tué Luís ; alors toi, hurle, si tu en as besoin… Il faut éventer tout ce secret, aussi immense soit-il. » Plus Chiara avançait vers la guérison et plus son film prenait tournure : c’était une drôle d’allégorie ou de symbole.

Leur enquête n’avait pourtant pas de fin. Quel rôle João Gabriel (dans la famille Kerguelen, je demande l’oncle proxénète…) avait-il eu dans ce qu’avait subi son demi-frère ? Que venait faire ce masque sur le bureau de cette folle de l’orphelinat ? Avaient-ils vraiment posé, à eux deux, les jalons si brûlants de tout ce qui avait suivi, de tout ce qui avait détruit, ensuite, la vie de Luís Kerguelen ? Celui-ci n'avait-il jamais eu la moindre chance de s’en sortir ? A part celle que lui avait offerte Lucca en l’envoyant au loin, par-delà frontières et océans… Car comment dénoncer un crime s’il est commis ou admis par votre propre frère ? Comment savoir que ce n’est pas la normalité, si l’on a grandi ainsi depuis toujours ? Et pourquoi Luís avait-il tué cette femme anonyme que rien ne semblait relier au reste de l’histoire ? Ce passé ressemblait à un labyrinthe, une jungle amazonienne pleine de pièges et de détours, mais dénuée de fil d’Ariane.

« - Romy, tu m’écoutes ?

- What ? Pardon, j’étais distraite…Tu disais ?

- Il faut que j’y retourne, je peux te laisser terminer ton dessert toute seule ?

- Euh… Oui.

(Il enfila sa veste, effleura la joue de Lisandru d’une main de plume et m’embrassa vite fait)

- Merci pour le dîner-surprise. Ne m’attends pas, j’en ai jusqu’au milieu de la nuit. »

Il partit rapidement et je finis de manger mes profiteroles aux trois chocolats, laissant mon esprit vagabonder un peu. Plus j’y pensais, plus le film de Chiara semblait être une voie sans issue. Comment pourrait-elle, un jour, écrire le mot FIN au bas du générique alors que ni le temps, ni l’énergie qu’ils y avaient consacrés n’avaient suffi à découvrir la vérité ? Depuis toujours, sa vie était intimement liée au cinéma : l’un n’allait pas sans l’autre ! Et j’espérais de tout mon cœur que cette fois-ci, ce serait différent, et que si elle ne trouvait jamais la clé du crime et du passé douloureux de Luís Kerguelen, elle saurait trouver celle de sa propre santé.

En attendant, je me levai de table, payai l’addition et rentrai à la maison bien sagement pour attendre mon travailleur de force. Je couchai Lisandru et filai sous la douche. Cinq minutes plus tard, j’avais du savon plein la peau et je faillis mourir de peur en voyant une silhouette entrer dans la salle de bain. C’était Louka, qui envoya valser son jean et sa chemise et se colla à moi, caressant mon ventre d’une main et mon sein de l’autre.

« - But… Je croyais que tu avais des tonnes de boulot ?

- C’est le cas.

- Et que tu ne rentrerais pas avant deux heures du matin.

- Oui. Mais…

- Mais ?

- Mon associée m’a viré.

- Really ?

- Yes. Elle m’a dit que mon fils était adorable, que ma copine était vraiment très jolie, et que j’avais sûrement mieux à faire que passer ma soirée d’anniversaire avec elle et le code de la propriété intellectuelle. Alors je me suis dit qu’elle avait raison… Et je suis rentré.

- Je l’aime bien, finalement, cette fille ! »

*Head over feet, d'Alanis Morissette ; in Jagged litttle pills, 1995.

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