CCXIV. Again

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CCXIV. Again*


Le temps passait et repassait sur nous comme un manège muet et immuable. Comme si la vie nous tournait autour sans broncher, nous laissant toujours un peu à part, un peu en-dehors, cachés derrière une vitrine parisienne ou sous un tapis oriental. Les jours s’écoulaient comme les saisons sur les rives de la Snake River : les couleurs et les odeurs changeaient au rythme de la pluie ou du soleil mais ce n’était que superficiel.

Début juillet, nous reçûmes la visite-éclair de Mila, qui passa 48h chez nous, juste le temps de papouiller Lisandru comme une poupée de chiffons, avant de rejoindre Rome où elle devait passer l’été à travailler dans un restaurant et à parfaire sa maîtrise de l’italien. Elle était entourée de tout un groupe de copines de son école, braillardes et pleines de jambes… Ce qui ne manqua pas d’inquiéter Louka, qui fut forcé de constater que sa si jolie petite sœur n’était plus si petite et que probablement, les Italiens ne resteraient pas indifférents devant ses magnifiques yeux bleus et ses cheveux d’or.

Résultat : il la rejoignit à Rome pour le week-end du 14 juillet, tout auréolé de son rôle de grand frère, soi-disant pour l’aider à je-ne-sais-quoi… Mais il s’en mordit les doigts ! Car il fut semble-t-il alpagué par un troupeau de jeunes filles plus ou moins aguicheuses, plus ou moins délurées, dignes représentantes de l’école prestigieuse, internationale, infiniment privilégiée que j'avais eu la chance de fréquenter, moi aussi, bien avant Mila… Il en revint très las, saoulé, pour ne pas dire gêné par l’attitude que certaines d’entre elles avaient eu avec lui. Clins d'œil appuyés, mini-shorts et allusions à peine voilées à son infini sex-appeal avaient eu raison de la belle assurance de Louka ! Et pour une fois, je n’en fus pas jalouse : son air de bête traquée, désarmée, innocente, était une preuve indéniable de son absence d’intention de me tromper avec une gamine quelconque, aussi voyante soit-elle.


Pendant ce temps, l’illustrissima Chiara Battisti était enfermée dans son bureau, pendue à son visiophone : elle travaillait d’arrache-pied au montage de son fameux film et le reste du monde semblait s’être arrêté pour elle. Elle n'avait même pas remarqué que nous n’étions pas venus à Cargèse ! Nous ne reçûmes aucun reproche, aucune pantomime, aucune bouderie : c’était inquiétant… Je lui trouvais l’air fatigué, mais Louka balayait mes remarques d’un revers de main en disant qu’elle était toujours dans un état second quand elle travaillait sur un film qui lui tenait à cœur. Admettons.

Pietro et Ingrid passèrent deux semaines chez elle avec les petits, mais c’est à peine s’ils purent entrapercevoir la maîtresse de maison. Elle daignait prendre dix minutes pour embrasser ses petits-enfants le matin, une heure pour dîner avec eux le soir, et c’était tout. Quand Louka fit l’aller-retour avec Lisandru pour le week-end du 15 août, ce ne fut guère différent. Chiara Battisti, indifférente à la bouille luminescente de mon loupiot, le propre petit-fils de Luís Kerguelen ? Je m’en émus de nouveau mais Louka se contenta de ricaner, entre gorgée de Pietra et rayon de lune. La Corse estivale, éternelle, évanescente, semblait suffire à son équilibre, et je vis bien que mes angoisses lui passaient complètement à côté. Pour lui, Chiara était un astre invincible, inamovible, infatigable, que rien ne viendrait jamais remettre en cause.

Louka profita allègrement de ses trois jours en Corse. Il emmena son fils naviguer pour la toute première fois et en fut tout ému. Il était beau comme un astre dans son rôle de jeune papa, et de super tonton ! Pendant cette journée en mer, je reçus trois photos plus jolies les unes que les autres. Sur la première, Louka était assis dans le cockpit, Lisandru sur un genou, Nils sur l’autre, tandis que Lucia tenait fièrement le gouvernail, les grandes mains de son père posées par-dessus les siennes. Sur la seconde, Louka était debout à la barre, hyper concentré, les yeux dans les voiles, avec Lisandru écroulé dans le porte-bébé et Lucia collée dans les jambes, pendant que Pietro faisait la sieste en arrière-plan, bien à l’ombre du bimini, un pare-battage sous la tête et son fils dans les bras. Quant à la troisième, elle montrait mon lardon plein cadre, grand sourire, les yeux aussi brillants que la mer autour, avec son petit gilet de sauvetage orange fluo portant des dessins de baleines et de bateaux : il était trop mignon, un vrai marin miniature ! La lumière était drue, crue, comme si la Corse l’arrosait de soleil. La Méditerranée était douce, accueillante, et le ciel berçait tout cela dans un bleu très pur.


Pendant ce temps-là, ma vie parisienne ressemblait à une opération de retour vers le passé. Comme si j’avais un peu rembobiné ma vie… Car j’avais décroché, pour l’été, un petit contrat à l’ambassade des Etats-Unis en France. J’avais retrouvé mes anciens collègues avec plaisir, mais tout cela avait un indéniable goût de déjà vu qui ne me satisfaisait pas trop.

J’étais chargée de gérer les problèmes et péripéties des touristes et autres ressortissants américains en villégiature à Paris. Arnaques à la location, passeports égarés, cartes bancaires bloquées, rapatriements sanitaires et autres rebondissements étaient mon quotidien et je pensai à plusieurs reprises, face à un énième compatriote perdu et/ou agacé déchargeant sur mes épaules le poids de ses soucis, que ce n’était pas pour cela que j’avais fait Sciences Po.


Sortirais-je un jour de la période “jobs étudiant” ? J’avais l’impression d’avoir vingt ans again, avec juste quelques rides et kilos en plus. Et même si j’essayais de ne pas me plaindre, je me demandais quand même à quel moment j’allais enfin trouver un emploi à ma mesure. Ce retour en adolescence était à la fois rafraîchissant et immobile, comme le lac Yellowstone en plein hiver, ou comme un petit animal terré dans sa tanière en attendant que le prédateur s’éloigne.



*Again, d'Archive ; in You All Look the Same to Me, 2002.

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