CCXV. Je suis malade

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CCXV. Je suis malade*

Peu après la rentrée, Ingrid et moi fûmes invitées par Chiara pour deux jours entre filles sous le soleil de Rome. Les garçons étaient priés de pouponner tandis que nous avions un programme rempli de musées, de vins italiens, de flâneries diverses et de bons restaurants, le tout dans un hôtel quatre étoiles aux frais non pas de la princesse, mais de la reine du cinéma international. Que demander de plus ?

Nous partîmes donc guillerettes comme tout, abandonnant sans trop de remords Pietro et Louka à leur triste sort de pères au foyer. Nous n’étions pas inquiètes : d’abord parce qu’ils se débrouillaient toujours comme des chefs avec leurs progénitures respectives, ensuite parce que du moment qu’ils étaient tous les deux, rien ne semblait jamais les atteindre. Ils avaient de la bière et du lait vitaminé dans le frigo, un DVD de Disney pour occuper Lucia et Louka avait prévu de faire des lasagnes à la bolognaise : nous ne leur manquerions probablement même pas !

A l’aéroport Léonard-de-Vinci Fiumicino, Ingrid et moi fûmes accueillies avec grandiloquence par notre formidable belle-mère. Elle trônait dans la salle des arrivées comme une impératrice en son pays, souriant aux passants qui la sollicitaient, signant quelques autographes sans même y prêter attention. Car ici, elle était une star incontestée, reconnue dans la rue tous les vingt pas, retranchée derrière des lunettes noires et talonnée par son attachée de presse en permanence. Rien à voir avec la Chiara à laquelle nous étions habituées, royale certes, mais toujours disponible pour nous.

Le premier soir, elle nous invita dans un restaurant magnifique à deux pas du Colisée, dont les murs étaient tapissés de bouteilles de grands crus rouges ou blancs ; la lumière était tamisée à souhait, les fauteuils étaient épouvantablement confortables, la cuisine était délicieuse et, cerise sur le gâteau, le serveur était un fort joli garçon très honoré d’exercer son art pour la plus célèbre des grandes dames italiennes. La soirée fut donc parfaite, jusqu’à ce qu’au dessert, Chiara ne prenne soudain une mine plus sombre.

« - Ingrid, Romy, je vous ai fait venir jusqu’ici parce qu’il faut que je vous parle. Sérieusement… Et sans les garçons.

- …

- …

- Je suis malade, mes enfants. Cancer du sein.

- …

- …

- Ne faites donc pas ces têtes d’enterrement ! Je vais me battre, et je vais guérir, je vous le jure. Mais…

- Pietro est au courant ? s’enquit Ingrid.

- Non, bella ; pas encore. C’est justement pour ça que je voulais vous en parler d’abord… Ils vont avoir besoin de vous, les filles. Tous les deux. Mais surtout le tien, Romy.

- Je suis désolée, Chiara… murmurai-je péniblement.

- Ne le sois pas ! Ce n’est pas ça qui va m’aider. Je te promets que je verrai naître le second petit-enfant de Luís le jour où à force de persuasion, ou d’alcool ! Tu réussiras à convaincre Louka de te faire un autre bébé. Et toi, Ingrid, je te promets de toujours m’organiser pour accueillir tes petiots pendant les vacances, même si vous en faites huit ou dix, Pietro et toi ! On se serrera si besoin, mais Nonna aura toujours de la place et du temps pour eux. Sauf peut-être, pendant les Oscars ou le festival de Cannes, bon… Mais vous pouvez compter sur moi, toutes les deux.

- Et vous pouvez compter sur nous, Chiara ! affirmai-je les larmes aux yeux.

- Je le sais bien, chère Romy. Mais il faudra veiller sur Louka : il me prend pour un genre de figure mythologique, indestructible et immortelle, alors il va flancher.

- Parce qu’il vous aime… précisai-je maladroitement.

- Moi aussi, je l’aime, même s’il est plus têtu que toutes les vieilles traditions sardes réunies ! Et j’aime mon fils, aussi. Infiniment.

- …

- Je n’ai pas l’intention de mourir bêtement alors qu’ils ont encore besoin de moi. Alors que ce foutu film n’est pas terminé et que la vérité n’a pas encore éclaté… Alors que Lucia a encore des tonnes et des tonnes de glaces à chaparder dans mon frigo et que Nils et Lisandru n’ont pas encore pu apprendre à aimer la Corse de toutes leurs tripes. Alors que Louka et Pietro méritent encore quelques coups de pied aux fesses, de temps en temps…

- Quand saurez-vous leur en parler ? demanda doucement Ingrid avec son délicieux accent.

- La semaine prochaine, normalement. Si je peux venir à Paris. Je vous le dirai.

- …

- Vous allez devoir subir une chimiothérapie ? m’inquiétai-je non sans penser aux derniers mois si difficiles de ma pauvre Mummy.

- Non. D’abord ils vont m’opérer pour m’enlever la tumeur… L'hôpital s'appelle San Pietro, c’est un signe, non ? Je passe sur le billard mardi matin… Ensuite j’aurai droit à de la radiothérapie, puis à de l’hormonothérapie. En croisant les doigts pour que cela suffise à éradiquer cette saleté de crabe.

- J’espère que vous ne souffrirez pas trop, dit Ingrid ; et que vous nous appellerez, si vous avez besoin de quoi que ce soit.

- Je n’ai besoin de rien d’autre qu’un bon médecin, les sourires de mes deux grands filous et les rires de mes trois petits soleils. Sans parler des quatre beaux yeux de mes si jolies belles-filles ! Et je suis désolée de commencer notre week-end par cette nouvelle ; mais cela ne nous empêchera pas de profiter ! On trinque ? »

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Les semaines qui suivirent furent difficiles. Les journaux italiens s’inquiétaient de la santé de l'immense Chiara Battisti, opérée à Rome et visiblement fatiguée et amaigrie. Pietro tenait le choc, mais Louka beaucoup moins. Moyennant quoi, il devenait presque câlin ! Je passais des heures à le papouiller doucement le soir, il était moelleux comme un ourson à la guimauve, dérouté comme un navigateur sans compas ni boussole. Les médecins étaient optimistes, Chiara était forte, mais Louka était affreusement inquiet.

C’est à peine s’il trouva l’énergie de cuisiner pour le premier anniversaire de son fils. Je finis tant bien que mal par le motiver et nous eûmes droit à son tout premier essai de culurgiones à la sarde : une recette de Chiara, évidemment, agrémentée de bricks marocains à la viande et aux oignons en entrée, et d’un gâteau glacé en dessert, pour la plus grande joie de Lucia qui en aurait certainement dévoré la moitié si sa maman ne s’était pas fâchée… Il y eut un magnum de champagne millésimé offert par Zio Pietro, des appels en visio tout joyeux venus des trois coins du continent américain (Malika, mon Daddy et Aunty Mila, of course), plein de paquets de toutes les couleurs qui firent flamber le bleu des yeux de Lisandru… Il ne manquait que Chiara, trop fatiguée pour se joindre à nous.

Ce n’est que trois jours plus tard que nous pûmes lui rendre visite : Ingrid resta à Paris avec ses enfants car Lucia avait école mais Louka, Pietro, Lisandru et moi fîmes un saut de puce à Rome où notre Majesté préférée était dûment soignée. Elle avait loué un appartement tout près de l’hôpital, elle arborait des cernes grises trop prononcées à mon goût et même si elle semblait combative et décidée, ses gestes étaient plus lents, plus éteints que d’habitude.

Lisandru, à peine son père l’eut-il déposé sur le sol, démontra un indéniable sens du timing voire de la mise en scène puisqu’il choisit justement ce jour-là pour faire ses premiers pas. Il était tout branlant, tout tremblant, manquant de retomber sur les fesses à chaque seconde, mais il claudiqua tant bien que mal vers sa Nonna pour lui foncer dans les bras. Elle lui offrit en retour un sourire aussi immense que sa carrière cinématographique en murmurant : « Va bene… Le cancer a du bon : grâce à lui, voilà qu’au moins l’un des petits aura fait ses premiers pas en terre italienne. Bravissimo, Lisandru mio ! »

Louka en eut les larmes aux yeux. Et une heure plus tard, quand la porte se fut refermée sur un dernier sourire de Chiara, il s’effondrait dans les bras de Pietro.

*Je suis malade, de Serge Lama ; in Serge Lama, 1973.

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