CCX. Sacrée bouteille

4 minutes de lecture

CCX. Sacrée bouteille*

Le soir-même, Thomas Carter nous avait invités à dîner ; concept qui, depuis des années, consistait à ce que Mila décide de ce qu’elle voulait manger et à ce que son père achète le nécessaire pour que Louka puisse le préparer dans leur cuisine ultra-chic avec vue sur les gratte-ciel. Comme toujours, le chef improvisé râla un peu, juste pour la forme, avant de s’exécuter pour le plus grand plaisir d’une petite princesse adolescente, un peu boudeuse, un peu chipie, mais pleine de bienveillance ! Et qui ne manqua pas de le remercier par un gros baiser sur la joue.

Néanmoins, cette fois-là fut un peu différente des autres, parce que Mila daigna rejoindre la cuisine pour aider à couper les tomates. Effort notable ! Qui eut pour résultat de me laisser au salon à discuter tranquillement avec Thomas et un verre de Martini. Comme toujours, il se montra attentif, plein d’intérêt pour ma petite vie, et très soucieux de tout ce qui pouvait concerner de près ou de loin sa jolie grande fille qu’il regardait doucement tandis qu’elle était en plein duel de casseroles avec Louka. Après un petit silence, il me dit soudain :

« - Ils sont beaux, tous les deux, non ?

- Oh ! Si. Très.

- Je suis si heureux que Mila ait pu garder un lien avec Louka, envers et contre tout. C’était loin d’être gagné…

- …

- Je ne peux même pas te dire que ça aurait fait plaisir à leur mère de les voir comme ça, parce que je pense que ce n’est pas vrai… Mais moi, ça me fait plaisir. »

Nous étions là, assis sur le canapé, à les regarder un peu niaisement en partageant une émotion inattendue, quand Mila et Louka, laissant mijoter le ragù à l'italienne, nous rejoignirent joyeusement en disant : « Ce sera prêt dans 40 minutes ; what are you guy talking about ? » Thomas enchaîna assez naturellement en discutant de choses et d’autres : sa demoiselle de fille, Lisandru, la paternité, ses souvenirs des premiers mois de Mila qui était si mignonne… Et je fus infiniment surprise d’entendre Louka, voix douce et timbre sourd, mais sans aigreur ni colère, parler de la femme qui l’avait mis au monde.

« - Thomas, est-ce que tu étais là, déjà, quand j’étais tout bébé ?

- Non, Louka, pas encore.

- Alors tu ne sais pas ce qui s’est passé ? I meanAs you know, ma grand-mère, Babouchka, a appelé mon père pour qu’il vienne me chercher en catastrophe. Il est venu, il m’a emmené, il a obtenu ma garde… Mais il a dû se passer quelque chose de grave, non ?

- Oui…

- Do you know what ?

- Babouchka me l’a dit… Natalia ne s’occupait pas de toi, tu restais tout seul pendant des heures. Un soir, elle est partie faire la fête en te laissant à son hôtel. Tu as hurlé une bonne partie de la nuit, les occupants de la chambre d’à côté se sont plaints à la réception. Personne n’arrivait à joindre Natalia alors ils sont entrés dans la chambre… Et les pompiers t’ont emmené aux urgences. Tu n’avais rien : juste faim, soif, froid. Mais la police a appelé Babouchka. Elle est allée à l’hôpital, elle est restée avec toi. Ensuite elle a contacté ton père. Juste après, ta mère faisait sa première cure de sevrage alcoolique. La première d’une longue série !

- …

- Petit à petit, l’alcool n’a plus suffi. Elle s’est mise à abuser des médicaments, de la cocaïne… C’était de pire en pire. Elle voulait oublier, mais elle n’y arrivait pas.

- Oublier quoi ?

- Tout… Ses échecs. Son père. Comme si elle avait voulu se rayer elle-même de la carte.

- Pourquoi ?

- Natalia voulait être comédienne. Ou danseuse étoile. Elle rêvait du grand théâtre du Bolchoï et du ballet de Moscou. Mais elle n’a jamais réussi à atteindre un niveau suffisant, ni pour l’un ni pour l’autre. Elle n’était “que” belle, ça ne suffisait pas… Et elle ne se l’est jamais pardonné.

- …

- Et… Tu parlais de son père, il y a une minute. Pourquoi ?

- Il l’a abandonnée, quand elle avait une dizaine d’années. Il est reparti en Russie, du jour au lendemain. Il avait une autre femme, une autre famille là-bas, apparemment.

- Et il n’a plus jamais donné de nouvelles ?

- Non. Il est venu à son enterrement, c’est tout.

- Really ? I don’t remember him.

- How could you ? Tu ne savais pas qui il était ! Moi non plus… Il est venu me saluer tout à la fin, tu avais déjà quitté le cimetière depuis un bon moment.

- I see.

- Tu aurais voulu le rencontrer ?

- Non.

- Actually, je n’ai même pas pensé à t’en parler, Louka. C’est idiot…

- C’est très logique, au contraire.

- Comment cela ?

- Tu n’y as pas pensé parce que je n’ai jamais été vraiment son fils.

- Louka…

- What ? C’est la vérité.

- Maybe. Mais mets-toi à sa place, aussi. Elle t’a récupéré au bout de dix ans, tu parlais une autre langue, tu avais vécu dans un autre pays, tu avais été élevé par une autre femme…

- Je sais. J’ai été odieux et je ne voulais pas d’elle, quoi qu’elle fasse. Elle était accro à tout et n’importe quoi, elle a été nulle avec moi, mais si elle s’y était prise autrement, ça n’aurait rien changé. C’était trop tard, Thomas. Je ne lui ai laissé aucune chance ! Mais je parlais d’avant. Du début. Natalia ne m’a jamais aimé. Dès ma naissance. Est-ce que tu sais pourquoi ? »

Louka avait posé cette question avec une sérénité étrange, affirmée, factuelle. Comme s’il était désormais admis, digéré, que celle qui lui avait donné la vie n’avait pour autant jamais vraiment été sa mère.

*Sacrée bouteille, de Graeme Allwright ; single, 1967.

Annotations

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0